Sciences

La biologie nous biaise-t-elle ?

Philosophe

Dans La religion woke, un sulfureux pamphlet appelant à prendre les armes contre un monde devenu fou, le professeur de philosophie à la retraite Jean-François Braunstein part en croisade. Il s’en prend notamment à Thierry Hoquet, coupable d’avoir relayé des critiques féministes de la biologie. Ce dernier réplique.

Les philosophes mènent rarement des croisades. Pourtant, c’est bien dans une telle entreprise que paraît s’être engagé Jean-François Braunstein, professeur de philosophie à la retraite. Si tout croisé entend pourfendre les croyances de l’autre et reconquérir des terres abandonnées à une foi adverse, à quelle religion s’agit-il ici de livrer bataille ? Une supposée « religion woke », première « religion », déclare-t-il, à être née dans les universités. Ce qui fait des idées ou théories « woke » une « religion », M. Braunstein, spécialiste des pensées d’Auguste Comte et de Georges Canguilhem, ne nous l’explique guère. Pour lui, le caractère « religieux » du phénomène tient simplement au fait que les « wokes » croient en des choses absurdes – en une version affaiblie du « Credo quia absurdum » de Tertullien, qui veut qu’on croie parce que c’est absurde.

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Plus qu’un ouvrage de philosophie, La religion woke est un sulfureux pamphlet, appelant à prendre les armes contre un monde devenu fou. Les thèses qu’il y défend sont en outre le produit dérivé d’un opus magnum paru en 2018 sous le titre, plus explicite mais non moins féroce : La philosophie devenue folle : le genre, l’animal, la mort. M. Braunstein y émettait une radicale fin de non-recevoir aux théories de Judith Butler mais accusait aussi de « zoophilie » Peter Singer ou Donna Haraway.

Quoique sans nuance, et peut-être même en raison de cela, le discours de M. Braunstein a trouvé un important écho dans la presse : au Figaro d’abord, où une table ronde fut organisée par Eugénie Bastié en octobre 2022 ; dans les colonnes de L’Express, plus récemment, dans un dossier intitulé « Les nouveaux obscurantistes » (29 décembre 2022) où Laetitia Strauch-Bonart lui faisait une large place. Dans les deux ouvrages de M. Braunstein[1], et dans un article de L’Express consacré à la manière dont la « wokisation du savoir contamine les sciences », un même passage de mon ouvrage Des Sexes innombrables (Le Seuil, 2016, p. 62) se trouvait épinglé. J’y décrivais la perspective féministe sur la biologie en ces termes : « La biologie nous biaise. Patriarcale, elle s’est vautrée dans l’androcentrisme et l’hétérosexisme, deux maladies dont il faut la guérir […]. »

Peu importe si j’exprimais là ma propre vision des choses ou pas : le discours indirect libre peut échapper à un lecteur rapide. Admettons donc que j’exposais ici les principes d’une certaine critique des biais en biologie, autrement dit : que je formulais là une critique de la biologie en tant qu’elle est biaisée. À partir de ce passage, M. Braunstein me reprochait d’opposer « une mauvaise science, la biologie viriliste », à « une bonne science, la biologie “gynocentrique” », laquelle constituerait à l’heure actuelle un chantier, un projet à construire.

Cette thèse épinglée n’était pourtant pas des plus radicales : l’idée que la science telle qu’elle existe pourrait être en un sens « biaisée » n’a guère de quoi surprendre un épistémologue. Ce qui surprend en revanche, c’est que souligner ce point paraît être, aux yeux de M. Braunstein, une insulte à l’entreprise scientifique tout entière. C’est pourquoi celui-ci, sorti de ses gonds, me fit la réponse suivante : dénoncer les biais idéologiques qui ont pu s’immiscer en contrebande dans le discours scientifique, c’est être soi-même idéologue. Autrement dit, supposer que la recherche scientifique ait pu être teintée, influencée, déformée, par des « valeurs » ou des « intérêts », c’est être soi-même porteur de valeurs et d’intérêts qui viennent troubler ou déranger le travail scientifique au lieu de l’aider à progresser.

Dans La philosophie devenue folle (2018, p.70), M. Braunstein commentait : « Nous voici revenus à la bonne vieille distinction stalinienne entre les deux sciences, la ‘science prolétarienne’ contre la ‘science bourgeoise’, remplacées ici par la science ‘gynocentrique, matriarcale ou homosexiste’ contre la science “patriarcale”. » Dans La Religion woke (2022, p. 212), il compare la critique féministe de la biologie à la critique de la génétique menée en U.R.S.S. sous la dictature de Staline.

Rappelons de quoi il s’agit : à partir des années 1930, Staline décréta que la génétique, née en Grande-Bretagne et développée principalement aux États-Unis, était une science « bourgeoise », qu’il convenait donc de remplacer en U.R.S.S. par une science « prolétarienne ». À la suite de ces accusations, la génétique russe fut démantelée, et les meilleurs généticiens de ce pays, comme Nikolaï Vavilov (1887-1943), furent, après un procès inique, envoyés au goulag où Vavilov est mort. Cette reductio ad Stalinum est donc une accusation massive. Il s’agit de montrer qu’en osant exprimer, comme je l’ai fait après beaucoup d’autres, quelques réserves légitimes à l’égard – non pas même de toute la biologie – mais simplement de la biologie des sexes, constitue un insupportable crime de lèse-science.

De même, M. Braunstein envisage sans humour quelques idées « woke » qu’il juge un peu trop folles : comme cette thèse amusante de Donna Haraway selon laquelle « nous sommes du compost » ou la manière tout aussi ironique et savoureuse avec laquelle elle avoue avoir échangé de longs baisers langoureux avec sa chienne Miss Cayenne Pepper. Aurait-on là, sans le voir, des graines insoupçonnées de totalitarisme ?

La comparaison entre la critique féministe des sciences et le lyssenkisme n’est pas nouvelle et n’est en rien l’invention de M. Braunstein. En 1987, la philosophe des sciences Sandra Harding notait déjà que tout débat sur la place des valeurs dans les sciences suscitait immédiatement des réactions épidermiques du type : « Think of Lysenkoism ! Think of Nazi science ! » En 1994, le biologiste Robert Trivers, dans un débat qui l’opposait à sa collègue Marlene Zuk, résuma assez bien ce qu’est la position mainstream sur les rapports entre biologie et féminisme : « Je préfère dériver mes principes féministes de la biologie, plutôt que ma biologie évolutionnaire des principes du féminisme[2]. »

Trivers entendait sonner la fin de la récréation : mettre en garde contre toute idéologie et tout militantisme politique et affirmer la souveraineté absolue de la science contre quiconque entendrait dicter aux scientifiques leur programme de recherche ou la nature de leurs conclusions. Intention légitime sans doute dans son principe mais dont la conséquence est la suivante : nous, féministes et anti-racistes, serions condamnées à errer de Charybde en Scylla ; en dénonçant des biais, on nous renverrait en miroir l’accusation d’être nous-mêmes biaisées.

Je rappellerai seulement ici de quelle manière de nombreuses biologistes féministes (entre lesquelles on peut citer Linda Fedigan, Patricia Gowaty, Marlene Zuk, Sarah B. Hrdy, Joan Roughgarden et d’autres) ont pu, grâce à leur regard militant aiguisé, mener une critique interne des biais qui limitaient leur champ de recherche disciplinaire. La critique des biais menées par ces femmes scientifiques a donc conduit, non pas à ruiner la science, mais à élaborer une « objectivité forte » : la critique des biais n’a pas été un quelconque triomphe de « l’idéologie » (horresco referens), mais elle a permis la formulation d’hypothèses alternatives, conduisant à une science meilleure : à la fois plus juste, plus complète, moins fausse, moins biaisée[3]. Personne n’a été voué aux gémonies, personne n’est mort de ce qu’on avait dénoncé par exemple, d’importants biais machistes dans le vocabulaire en vogue chez les ornithologues ou les primatologues des années 1980.

Les femmes, les féministes et les antiracistes ont un entendement comme les autres et ils ont peut-être ici un rôle crucial à jouer.

J’ai pu constater à quel point ce débat sur les biais de la biologie restait actuel lorsque, jeudi 9 février 2022, Virginie Courtier-Orgogozo, chercheuse à l’Institut Jacques Monod à Paris, a prononcé sa leçon inaugurale au Collège de France, pour la chaire annuelle « Biodiversité et écosystèmes ». Dans cette leçon intitulée « Penser le vivant autrement », la biologiste s’est longuement attardée sur la question des biais dans la science biologique qu’elle étudie depuis plus de vingt ans. N’en déplaise à Claude Bernard, nota-t-elle, il est extrêmement difficile et même impossible aux scientifiques de se défaire de toute idée préconçue. L’entreprise de dénonciation des biais ne doit pas s’arrêter aux trois « blessures narcissiques » bien connues infligées à l’orgueil humain par Copernic, Darwin et Freud lui-même.

Dans sa leçon inaugurale, Virginie Courtier examina longuement comment notre connaissance du monde vivant se trouve profondément biaisée par notre perception, notre compréhension et notre langage. Elle analysa trois grands ensembles de raisons qui font que notre biologie est biaisée. Il existe tout d’abord des biais liés à nos sens : notre fenêtre de perception visuelle est limitée, nous ne voyons ni dans l’infrarouge ni dans l’ultraviolet mais nous pouvons corriger cela. Il nous est possible de prendre une connaissance indirecte de ce que nous ignorons, grâce à des instruments spécifiques ou par divers artifices théoriques.

Ensuite, notre compréhension du monde est également limitée par des biais liés à notre taille et à notre environnement : nous considérons avec un intérêt supérieur les espèces qui sont perceptibles à notre échelle de taille et nous étudions avec davantage de soin les espèces (les organismes-modèles qui sont au cœur de la recherche en biologie) qui occupent généralement une place importante dans notre milieu humain.

Enfin, nota V. Courtier, il existe des biais liés aux sociétés dans lesquelles nous vivons. Elle rappela ici un fait bien connu et sur lequel tout le monde peut s’entendre : il se trouve que lorsque les biologistes étaient principalement des mâles à la peau claire, ils ont élaboré sur les femmes et les personnes non-blanches un ensemble de théories fumeuses : c’est-à-dire, pour appeler une chatte une chatte, qu’ils ont mené, souvent en toute bonne foi et sans conscience réelle de nuire, des recherches dont les principes étaient sexistes et racistes, et dont les résultats furent à la fois coûteux, inutiles, nocifs, fautifs. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il faille jeter toute l’entreprise scientifique par-dessus bord : car la science a pour vertu de savoir corriger ses propres préjugés ; elle est, on le sait depuis Popper, falsifiable et il ne s’agit pas de revenir là-dessus.

Mais il importe néanmoins de tirer la leçon de ces erreurs : et de comprendre que la science n’est pas irréprochable ; que, même animés par les meilleures intentions du monde, les scientifiques se trouvent parfois entraînés sur de fausses pistes, surtout quand l’unanimisme règne et que personne n’est là pour troubler la petite musique de leurs ritournelles. De plus, ajoutait la conférencière, les scientifiques ne sont pas les seuls à savoir raisonner ; ils n’ont pas l’apanage de l’esprit critique. Le projet cartésien, en un sens, nous a rappelé avec vigueur que tout esprit humain est capable d’exercer une activité critique. En l’occurrence, les femmes, les féministes et les antiracistes ont un entendement comme les autres et ils ont peut-être ici un rôle crucial à jouer : celui d’alerter les scientifiques contre de possibles œillères qui peuvent les aveugler.

Courtier n’a pas exposé cela dans une perspective anti-scientifique ; elle n’a pas pris la parole non plus dans une perspective de militantisme féministe. S’appuyant sur les travaux de la philosophe des sciences Helen Longino, elle a jugé également utile de rappeler l’existence de ces biais afin de mieux exposer l’idée qui est au principe même de sa chaire : connaître les enjeux environnementaux et améliorer notre connaissance de la biodiversité. C’est aussi dans ce cadre que nous devons surmonter nos biais épistémiques : non pas seulement nos préjugés sexistes ou racistes, mais également les biais liés à l’approche mécanistique des phénomènes biologiques qui gouvernent notre vision du vivant, ainsi que notre obsession pour les techniques de manipulation et de modification des gènes.

Ainsi, le discours de cette biologiste, professeure au Collège de France, intervient à point nommé pour nous rappeler avec pertinence et conviction que nous ne devons pas nous laisser biaiser par la biologie. Non seulement parce que cela touche à certains enjeux de justice sociale, qui nous concernent au premier chef, nous autres, humains, considérés indépendamment de notre sexe ou de notre race. Mais également parce qu’il y va de notre compréhension d’enjeux épistémiques cruciaux relatifs à notre connaissance de la vie et au maintien de la vie sur Terre. Pour un avenir durable, pour la préservation du vivant, il est urgent que la biologie prenne conscience de ses biais et s’efforce de les corriger.

NDLR : Thierry Hoquet a publié Le nouvel esprit biologique, aux éditions PUF, en 2022.


[1] La philosophie devenue folle, 2018, p.70 ; La religion woke, 2022, p. 211

[2] Robert Trivers, « Deriving females and feminism », BioScience, 44-4 (1994), p. 210.

[3] On peut consulter à ce sujet notamment mon « La sociobiologie est-elle amendable ? Biologistes, féministes, darwiniennes face au paradigme de la sélection sexuelle », Diogène, n° 225 (2009), pp. 139-156

Thierry Hoquet

Philosophe, Professeur à l'Université de Paris-X Nanterre

Notes

[1] La philosophie devenue folle, 2018, p.70 ; La religion woke, 2022, p. 211

[2] Robert Trivers, « Deriving females and feminism », BioScience, 44-4 (1994), p. 210.

[3] On peut consulter à ce sujet notamment mon « La sociobiologie est-elle amendable ? Biologistes, féministes, darwiniennes face au paradigme de la sélection sexuelle », Diogène, n° 225 (2009), pp. 139-156