« Après le travail, ce sera le cimetière »
Cette déclaration du Secrétaire général de la Confédération générale du travail a le mérite de rappeler le problème de fonds, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles travaillent les personnes presque tous les jours pendant des dizaines d’années, mais Philippe Martinez aurait pu être plus explicite en rappelant que ce sont bien ces conditions qui, lorsqu’elles sont mauvaises, participent à envoyer les personnes au cimetière de manière prématurée.
Malheureusement, avancer ou reculer de quelques années l’âge de départ à la retraite ne changera pas beaucoup la date de l’inhumation.
La santé des retraités
Dans un pays comme la France, l’espérance de vie moyenne à la naissance a augmenté jusqu’à aujourd’hui pour atteindre environ 82 ans, et il en est de même de l’espérance de vie moyenne en bonne santé qui est maintenant proche de 64 ans. Les raisons majeures de cette évolution sont l’encadrement des naissances qui a massivement réduit les problèmes entourant la grossesse et l’accouchement, les mesures d’hygiène et les antibiotiques qui ont permis une diminution drastique des infections et de leurs conséquences, et les progrès médicaux en termes aussi bien médicamenteux que chirurgicaux.
Cette évolution est néanmoins contrecarrée partiellement par les maladies cardiovasculaires et les cancers qui sont apparus au fur et à mesure que notre mode de vie s’éloignait de celui dans lequel notre patrimoine génétique a évolué. Ces pathologies qui ne font pas partie du vieillissement naturel de l’organisme humain expliquent en grande partie la différence entre les espérances en bonne ou mauvaise santé. Leur absence ou leur survenue plus ou moins tôt au cours de la vie d’un individu dépend à la fois de ses gènes et de l’environnement dans lequel il vit depuis sa conception. C’est en premier lieu le cadre familial et culturel pendant l’enfance qui produit ses effets, puis le parcours éducatif plus ou long jusqu’à l’âge adulte, enfin la ou les professions qui sont exercées pendant des dizaines d’années.
Si pour une profession donnée, les conditions de travail peuvent varier de manière significative, il n’en reste pas moins que certaines professions sont intrinsèquement à la fois pénibles et pathogènes. Que ce soient des critères physiques ou ergonomiques (température, bruit, vibration, port de charges lourdes, posture), des expositions chimiques, des contraintes organisationnelles ou des pressions psychologiques, nettoyer des égouts, ramasser des poubelles, casser des routes, réparer des toits, travailler la terre, s’occuper de personnes en grande détresse, éteindre des incendies, couper des arbres, travailler à la chaîne ou la nuit, ne seront jamais des métiers sans conséquence sur les personnes qui les exercent.
De mauvaises conditions de travail, comme une position sociale défavorisée, favorisent les comportements à risque (consommation excessive d’alcool, tabagisme, inactivité physique, malbouffe), créant ainsi des dysfonctionnements organiques (obésité, hypertension, hypercholestérolémie, diabète) qui sont le prélude à la survenue d’accidents cardiovasculaires (infarctus du myocarde, accident vasculaire cérébral) et de cancers.
De mauvaises conditions de travail peuvent agir plus directement sur l’organisme en induisant des troubles du sommeil, des dépressions et du stress psychologique ou en l’exposant à des substances chimiques nocives, ce qui aboutit à augmenter le risque cardiovasculaire et de cancer. Les contraintes physiques ou ergonomiques provoquent des détériorations des fonctions musculo-squelettiques de l’organisme qui participent aussi à limiter l’espérance de vie en bonne santé. Il faut ajouter qu’il existe une très forte corrélation entre de mauvaises conditions de travail et une position sociale défavorisée par le contexte parental passé, l’éducation reçue, la profession exercée ou le revenu, les personnes ayant tendance à cumuler les deux.
Les conséquences sont violentes. À 65 ans, 30 % des personnes les plus défavorisées sont décédées alors qu’elles ne sont que 5 % chez les personnes les plus favorisées. Dit autrement, l’espérance de vie moyenne à la naissance des ouvriers est de plusieurs années inférieure à celle des cadres, la différence pouvant aller jusqu’à une quinzaine d’années pour certaines professions comme les égoutiers.
Cette inégalité entre ouvriers et cadres se retrouve bien évidemment en ce qui concerne la santé des personnes à 65 ans. La fréquence de certains comportements et de facteurs de risque comme l’alcoolisme, le tabagisme, la sédentarité, l’obésité, l’hypertension, le diabète, les troubles du sommeil ou la dépression est en effet beaucoup plus grande, parfois même multipliée par deux, chez les ouvriers comparés aux cadres.
Avancer ou reculer l’âge de départ à la retraite
Dans ce contexte, il n’est pas évident qu’avancer ou reculer l’âge de départ à la retraite de quelques années modifie de manière importante les effets cumulés de la position sociale et des conditions de travail tout au long de la vie. Et c’est effectivement ce que l’on trouve en analysant l’état de santé de retraités d’EDF-GDF ayant pris leur retraite entre 1979 et 2014. Leur santé et le taux de mortalité dépend essentiellement des conditions dans lesquelles ils ont travaillé et aucunement de l’âge auquel ils ont pris leur retraite. Malgré tout, avancer ou reculer l’âge de départ à la retraite permet d’échapper plus ou moins tôt à une profession pénible et pathogène qui aura malheureusement déjà raccourci l’espérance de vie à cause des dégâts sur l’organisme qui se sont accumulés de manière irréversible tout au long de la carrière professionnelle.
Un mot sur les raisons pour lesquels la majorité des travailleurs et de leurs syndicats ont toujours cherché à avancer l’âge de départ à la retraite tandis que le patronat et donc l’État ont systématiquement voulu le reculer. Dans un mode de production motivé par le profit généré par la rémunération partielle du travail réalisé par les salariés, les bénéficiaires de ce profit (patrons, actionnaires) ont intérêt à ce que les salariés travaillent le plus longtemps possible, que ce soit sur une base journalière, hebdomadaire, annuelle ou au cours de la vie. Ce n’est que progressivement, au cours des 150 dernières années, qu’à force d’âpres luttes sociales incluant manifestations, grèves et révoltes, les salariés ont obtenu de travailler moins longtemps (journée plus courte, travail de nuit supprimé, repos hebdomadaire, vacances, retraites).
Arrachés au patronat via son supplétif étatique, ces droits ont aussi été rendus possibles par le développement technologique et l’organisation scientifique du travail qui ont permis d’augmenter formidablement la productivité, permettant ainsi de maintenir des taux de profit élevés malgré la diminution du temps de travail. Ce processus poussé à l’extrême, ce qui est le cas depuis quelques décennies, aboutit à une productivité si élevée que de moins en moins de salariés sont nécessaires pour conserver des taux de profits importants, jetant un grand nombre de personnes au chômage.
Mais comme la source du profit reste néanmoins le travail des salariés, il est de plus en plus difficile pour le patronat de réaliser des profits élevés. Il lui faut donc pressurer de plus en plus ceux qui travaillent encore en augmentant les cadences et en cherchant à allonger le temps de travail (réintroduction du travail de nuit, suppression des 35 heures hebdomadaires, suppression des jours fériés, recul de l’âge de départ à la retraite).
Une autre raison explique la volonté du patronat et de l’État de reculer l’âge de départ à la retraite. Elle puise son origine dans l’ambivalence qui accompagne la mise en place de la sécurité sociale en 1946. La tension sociale très palpable de l’immédiat après-guerre permet alors à un ministre communiste d’installer un système apparemment louable mais avec une finalité étonnamment formulée : « Il est institué une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature, susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain. » Il s’agit donc de protéger les personnes afin qu’elles puissent travailler et percevoir un salaire.
Et c’est effectivement une part du salaire qui sera prélevée pour financer la sécurité sociale, ce sont les cotisations patronales et salariales qui représentent la différence entre le salaire brut et le salaire net. Lier ainsi la sécurité sociale qui finance aussi bien le système de soins, l’assurance chômage que les retraites, au rapport fondamentalement conflictuel entre des employeurs qui veulent faire travailler les employés le plus possible en les payant le moins possible et des employés qui veulent travailler le moins possible en étant payés le plus possible, c’est placer d’emblée la sécurité sociale au second plan après les intérêts économiques.
Et en effet, dès 1946, le patronat et donc l’État n’auront de cesse de détricoter un système qui majore les salaires et réduit les profits. Si cette volonté est contrecarrée jusqu’aux années 80 par une tension sociale encore forte à l’image des événements de mai 68, il n’en est plus de même à partir des années suivantes où l’État commence à baisser les cotisations patronales, une tendance qui se poursuit encore aujourd’hui.
Cette baisse a été partiellement compensée par la création d’un nouvel impôt, la contribution sociale généralisée, qui permet de ponctionner non plus les salaires bruts mais les salaires nets, ce qui revient à transférer le financement de la sécurité sociale des employeurs vers les employés. Néanmoins, les cotisations patronales n’ayant pas complètement disparu et la contribution sociale généralisée ne pouvant augmenter indéfiniment sous peine d’agitation sociale, la pression du patronat sur l’État pour réduire le budget de la sécurité sociale reste toujours aussi forte et explique pourquoi les moyens de l’hôpital public, l’indemnisation des chômeurs ou le financement des retraites sont en diminution constante.
Évaluer les conditions de travail
Évaluer plutôt qu’améliorer les conditions de travail, car ce dernier objectif est irréaliste dans une société capitaliste où il faut faire travailler les salariés le plus possible pour assurer un profit maximum. C’est ce que l’on peut facilement conclure en examinant l’action du patronat et de l’État depuis 150 ans[1]. À titre d’exemples pour la période récente, les décisions de diminuer le nombre d’inspecteurs et contrôleurs du travail (de plus de 6 % depuis 2014), de supprimer les CHSCT en 2017 qui permettaient d’agir dans une certaine mesure pour la prévention en matière d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail, ou de réduire le nombre de médecins du travail qui est passé d’environ 6 500 dans les années 2000 à moins de 5 000 aujourd’hui illustrent bien cette réalité.
Même l’évaluation correcte des conditions de travail des salariés est loin d’être gagnée. La prise en compte de la pénibilité du travail proposée par l’État en échange de l’allongement de l’âge du départ à la retraite et de la suppression des régimes spéciaux, sous la forme d’un système à points permettant d’alimenter un compte professionnel de prévention ouvrant la possibilité d’un départ en retraite anticipé, a tout de la farce. Ce système, qui existe depuis 2016 pour les salariés du privé, intégrait au départ dix critères de pénibilité dont quatre ont été supprimés en 2017 (le port de charges lourdes, les postures pénibles, l’exposition aux vibrations et la présence d’agents chimiques dangereux), excluant ainsi plus de 300 000 salariés de la possibilité d’un départ anticipé.
De plus, l’évaluation de la pénibilité revient non pas à l’inspecteur ou au médecin du travail mais à l’employeur qui doit déclarer chaque année les critères qui s’appliquent à ses salariés. Le résultat est qu’avant sa suppression en 2017, un des critères de pénibilité, l’exposition à au moins un agent chimique cancérigène, concernait 40 000 salariés selon les employeurs alors qu’une vaste enquête commanditée par l’État lui-même donnait un chiffre de 1,8 million. En 2018, sur la base des six critères de pénibilité restants, seulement 1 500 salariés ont pu anticiper leur départ en retraite d’un ou plusieurs trimestres grâce à leur compte professionnel de prévention sur un total de 600 000 départs, un chiffre ridiculement faible alors que l’enquête commanditée par l’État déjà citée estime qu’un seul des critères de pénibilité retenus, le travail répétitif, concerne plus de 2,5 millions de salariés.
Le rôle de l’État
On l’aura compris, l’État agit spontanément en faveur des patrons et des actionnaires et seulement lorsqu’il y est contraint et forcé par des mouvements sociaux de grande ampleur, à l’image de l’après deuxième guerre mondiale ou de mai 68, en faveur des salariés. Il faut aussi réaliser que la santé des personnes n’a jamais été sa priorité comme le montrent l’évolution du système de soins, les réformes des retraites et de l’assurance chômage qui n’incluent pas un seul paragraphe sur la santé des retraités ou des chômeurs, et de manière encore plus prégnante l’absence quasi complète d’une politique de prévention des maladies cardiovasculaires et des cancers dont la plupart d’entre nous souffriront et mourront.
La position de l’État est bien résumée par les propos du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, « le travail, c’est pas une maladie ». Eh bien si, c’est une maladie et fortement pathogène pour beaucoup de personnes !
NDLR : Pierre Meneton a récemment publié 2084 aux éditions HumenSciences