La foule contre le peuple
Une fois de plus le président de la République s’est souvenu de ses études. Devant les députés de sa majorité, le verbatim fait savoir qu’il a pris la posture du philosophe pour soutenir que « la foule qui manifeste n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus » : « Quand on croit à cet ordre démocratique et républicain, l’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple. »
Dans sa bouche, le propos n’est pas nouveau : il le reprend du discours des vœux à la nation, du 31 décembre 2018, assignant les Gilets jaunes à l’état de foule haineuse, xénophobe, antisémite[1]. Droit dans son concept !
Apparemment : en d’autres occasions le mot « peuple » prend chez lui un autre sens. Lorsqu’il s’adresse aux ambassadeurs, le 27 août 2018, pour remarquer « un retour des peuples », qui rendrait compte de l’accès au pouvoir de dirigeants néo-nationalistes à travers le monde, pour conclure que ce retour, mettant en cause un capitalisme financier, « est une bonne chose sans doute, en tout cas je le crois »[2]. Partagerons-nous cette lecture optimiste de la progression des néo-nationalistes ? J’en doute. Mais le président sait donc bien que « peuple » est un terme ambigu.
La philosophie politique classique, celle du pacte social, à la suite de Thomas Hobbes, a tenté de construire un concept du peuple qui soit univoque, en élaborant une théorie de la souveraineté[3] fondée sur le concept de représentation, concept qui n’est pas, initialement, un concept de la démocratie.
Les différentes théories du contrat, tout au long de la première modernité, cherchent à donner le modèle théorique de l’obligation qui fonde le pouvoir souverain réalisant l’unité de la république. Pour elles, il est censé procéder de l’accord de chacun avec chacun pour reconnaître comme souveraine la personne représentant et agissant au nom du Tout. Personne, désigne un statut juridique, symbole qui confère une unité de volonté et d’action sur une scène, la scène publique : pour parler du point de vue de la politique conduite par l’État, il faut qu’une personne soit habilitée à dire « le peuple veut », ou « la France pense que… », tout le monde sachant bien que cela ne signifie en rien l’avis de chacun des citoyens. C’est l’apparaître sur cette scène qui conditionne son être : pour qu’un peuple soit un peuple, il faut qu’il soit un peuple, et il n’est tel que par la médiation de l’unité de son représentant. Sans représentant, un peuple n’existe pas. Les luttes de libération nationale l’ont rappelé, jusqu’à aujourd’hui. Mais sans peuple un représentant ne représente rien, donc n’est rien. Il faut donc l’institution d’une scène politique par laquelle une foule est métamorphosée en peuple[4].
La représentation est donc le medium par lequel une multiplicité d’humains est affectée par l’image de son unité et transformée ou transfigurée en peuple. Hobbes en conclut que le meilleur régime représentatif possible, c’est la monarchie où l’unité symbolique s’incarne en une figure unique : « Le peuple, c’est le roi » (Hobbes). Formule elliptique. Il faut préciser : c’est le roi en tant que le roi est l’acteur qui prononce la volonté du peuple (la Loi) et l’exécute (police et justice), parce qu’il y a été autorisé par le pacte social. Autorisé à agir au nom de ceux qui l’ont autorisé. Ou plutôt, au nom de ceux qui, par cet acte sont transfigurés en Un Peuple sous le symbole qui leur renvoie l’image de leur unité, parce qu’il capte à son profit la puissance qui était éparse dans la multitude. À travers les actions de cet acteur, le Peuple est dit auteur des lois desquelles il est sujet. Auteur à travers ses représentants. Alors même qu’aucun d’eux ne peut, dans cette république soutenir « le peuple c’est moi » ou « je suis le peuple »[5].
Un peuple politique n’est pas une communauté consensuelle et pacifiée : c’est un collectif traversé de conflits.
Sur la scène étatique, celle de la représentation politique, faussement prise pour la scène politique exclusive, un peuple est donc un corps de citoyens exerçant des droits politiques institués, droits obtenus dans des conflits contre les différentes formes de conservatisme déniant à n’importe qui la capacité de délibérer sur les affaires communes. C’est aussi un corps collectif obéissant à la loi dont il est l’auteur par la médiation de ses représentants. En ce sens le « Peuple souverain », auteur mais pas acteur, est réellement exclu du pouvoir délibératif.
Il n’en reste pas moins que la double expérience de l’exercice de droits politiques, de leur extension au cours de l’histoire moderne, et de la reddition des comptes à laquelle les élus sont contraints de se soumettre, constitue un peuple disposant d’une puissance collective qu’il serait absurde de nier. Tout discours qui verrait dans ce mode de gouvernement représentatif une mystification visant à faire prendre les vessies du despotisme pour les lanternes de la démocratie (parlementaire) contribue à l’impuissance politique du peuple, à renvoyer les simples citoyens à l’incompétence au nom de laquelle ils sont confinés dans leur statut de dominés. Les droits sont des possibles réellement limités ou remis en cause par tous les détenteurs de pouvoir, quel qu’il soit, politique, social, économique, sexuel, racial. Faire peuple, c’est veiller à leur exercice effectif, donc se battre à cette fin. Combat qui ne peut pas trouver son terme, si ce n’est comme horizon de la pratique politique citoyenne. C’est faire fond sur la capacité de n’importe qui à exercer des droits politiques au même titre que n’importe quel autre. Un peuple politique n’est pas une communauté consensuelle et pacifiée : c’est un collectif traversé de conflits au cours desquels un monde est opposé à un autre, un peuple se forme contre un autre.
Ce schéma républicain s’est considérablement infléchi tout au long du XIXe et du XXe siècles pour devenir républicain démocratique. À travers des conflits qui ont traversé la représentation parlementaire, mais se sont souvent (1830, 1848, 1871, 1917, 1936, 1945, etc.) déployés sur une autre scène, que j’appellerai, par commodité, la rue, celle de la prise de la Bastille, des Tuileries, des barricades, des révolutions, des manifestations, des occupations, etc.
En rester à l’opposition de la foule et du peuple, en l’utilisant comme définition vraie du peuple, ce n’est pas, pour le président, faire preuve d’ignorance de l’histoire : c’est mettre en œuvre une tactique dans le conflit idéologico-politique pour tenter d’imposer une définition du Peuple, d’un peuple réduit à l’obéissance aux lois. Or, le réel ne coïncide pas avec ce désir d’allure philosophique.
Il y a, pour les modernes, ceux d’après 1789, un fait du peuple qui s’impose sans se déduire du concept Réel pressenti par certains philosophes (Machiavel, Spinoza, et, peut-être, Rousseau) qui pensent devoir s’appuyer sur « la vérité effective de la chose » (Machiavel) pour penser la politique. Dans la pratique politique, l’occulter, c’est faire violence à la société. Violence qui se manifestera par des réactions qu’aucune science ne permet de prévoir.
Il y a un fait du peuple qui est un fait du conflit social et politique, indépassable, qui se déploie hors de la scène politique étatique, voire contre elle : des masses intervenant dans le champ politique en récusant le monopole politique de la représentation parlementaire. Que la politique procède aussi de ce genre d’actions collectives, qu’elle ne puisse être pensée sans le prendre en compte est le propre de la seconde modernité : « peuple » ne nomme pas seulement le principe de la souveraineté, mais aussi cette force matérielle capable de modifier les décisions d’un gouvernement, fût-il légal, de renverser les institutions en place, de jouer un rôle déterminant dans la constitution politique de la nation. Les révoltes populaires pouvaient être destituantes. Les modernes révolutions, les grandes manifestations de rue, où l’on voit des multitudes agir en peuples, prétendent être constituantes. En ce sens ces peuples acteurs ne se laissent pas ramener aux foules plébéiennes en révolte sous l’Ancien Régime.
C’est une stratégie du pouvoir dominant de ramener ce peuple acteur à une foule irrationnelle.
Avec la Révolution française, la rue devient une scène non seulement de la résistance plébéienne, mais de l’action politique populaire : « scène du peuple » (Rancière), « scène publique plébéienne » (Abansour) même si l’on n’y rencontre qu’une minorité du corps politique, même si ce peuple acteur n’est pas toujours victorieux, même s’il est défait après sa victoire. De l’insurrection à la barricade, de la révolution aux occupations d’usines ou de ronds-points, des sections aux assemblées générales, des sans-culottes aux Gilets jaunes en passant par les Communeux et les Résistants, une expérience populaire de l’agir collectif non encadré par la légalité, expérience de la solidarité et de l’émancipation, de l’unité et de la délibération, s’est forgée, expérience dont la mémoire affleure à chaque nouveau conflit où surgit un peuple acteur.
Il n’est pas insignifiant que ces expériences soient conduites sous le nom de « peuple » et non celui de « plèbe » qui reste le nom d’une fraction du corps social, ou d’une classe sociale déterminable : ce qui s’y joue c’est, à chacun de ces événements, non la reconnaissance d’une part minorée ou oubliée du tout social qui revendiquerait sa place, mais celle de la reconstruction de la société sous un autre lien politique, sous une autre règle de justice. Non pas une plebs visant à être populus[6], mais affirmation par une part sociale se soulevant, qu’il n’y a pas de peuple si son point de vue n’est pas pris en compte, si le rapport social et politique n’est pas transformé de façon telle qu’une place lui soit faite dans la délibération publique ou que ses droits soient garantis. Position contre le monde dessiné par les gouvernants, d’un autre monde réglé par le principe d’égalité. Dit autrement, la démocratie ne se réduit pas à l’exercice du pouvoir représentatif. L’histoire des modernes ne cesse de nous le répéter.
C’est une stratégie du pouvoir dominant de ramener ce peuple acteur à une foule irrationnelle. Mais c’est oublier que la république s’est faite démocratique, non par réalisation de son concept, mais en intégrant cette part agonistique, irréductible. Ce que l’on pourrait accepter formellement sur le mode : tout le monde a le droit de manifester son désaccord, mais faire droit à ces revendications contre la volonté du Peuple souverain, c’est-à-dire celle de la majorité de la représentation parlementaire, croire qu’il existe une souveraineté populaire, relèverait du populisme, des populismes pour répéter une antienne qui brouille tout aujourd’hui[7]. Tout le monde a le droit d’exprimer son opinion, et le souverain celui de n’en pas tenir compte : démocratie du « cause toujours ».
Ce que ce débat nous rappelle c’est l’ambiguïté essentielle de la notion politique de « peuple » : « peuple souverain à travers les représentants élus » et « souveraineté populaire des acteurs » dans la rue. La légitimité démocratique n’est pas définie formellement par le droit constitutionnel. Elle résulte d’une tension, voire d’une contradiction entre ces deux scènes, celle de la représentation parlementaire et celle des manifestations qui la contestent. La légitimité ne se décrète pas, elle n’est pas promue par concept : elle se gagne pratiquement. Elle est relative à l’acceptation par les dominés des décisions des gouvernants[8]. Camper derrière la lettre de la loi, jouer au professeur de philosophie, peut abimer la philosophie, ce qui n’est pas très grave en soi, indigner les peuples agissants au risque de les pousser dans une impasse politique, ce qui l’est infiniment plus.