Politique

La foule contre le peuple

Philosophe

« La foule qui manifeste n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus » : Emmanuel Macron a une fois de plus pris la posture du prof de philo pour donner une leçon aux Français. C’est une stratégie bien connue du pouvoir dominant que de ramener le peuple acteur à une foule irrationnelle. Mais la légitimité ne se décrète pas, elle n’est pas promue par concept : elle se gagne pratiquement. Elle est relative à l’acceptation par les dominés des décisions des gouvernants.

Une fois de plus le président de la République s’est souvenu de ses études. Devant les députés de sa majorité, le verbatim fait savoir qu’il a pris la posture du philosophe pour soutenir que « la foule qui manifeste n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus » : « Quand on croit à cet ordre démocratique et républicain, l’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple. »

publicité

Dans sa bouche, le propos n’est pas nouveau : il le reprend du discours des vœux à la nation, du 31 décembre 2018, assignant les Gilets jaunes à l’état de foule haineuse, xénophobe, antisémite[1]. Droit dans son concept !

Apparemment : en d’autres occasions le mot « peuple » prend chez lui un autre sens. Lorsqu’il s’adresse aux ambassadeurs, le 27 août 2018, pour remarquer « un retour des peuples », qui rendrait compte de l’accès au pouvoir de dirigeants néo-nationalistes à travers le monde, pour conclure que ce retour, mettant en cause un capitalisme financier, « est une bonne chose sans doute, en tout cas je le crois »[2]. Partagerons-nous cette lecture optimiste de la progression des néo-nationalistes ? J’en doute. Mais le président sait donc bien que « peuple » est un terme ambigu.

La philosophie politique classique, celle du pacte social, à la suite de Thomas Hobbes, a tenté de construire un concept du peuple qui soit univoque, en élaborant une théorie de la souveraineté[3] fondée sur le concept de représentation, concept qui n’est pas, initialement, un concept de la démocratie.

Les différentes théories du contrat, tout au long de la première modernité, cherchent à donner le modèle théorique de l’obligation qui fonde le pouvoir souverain réalisant l’unité de la république. Pour elles, il est censé procéder de l’accord de chacun avec chacun pour reconnaître comme souveraine la personne représentant et agissant au nom du Tout. Personne, désigne un statut juridique, symbole qui confère une unité de volonté et d’action sur une scène, la scène publique :


[1] « Que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple – mais lequel, d’où ? Comment ? Et n’étant en fait que les porte-voix d’une foule haineuse, s’en prennent aux élus, aux forces de l’ordre, aux journalistes, aux juifs, aux étrangers, aux homosexuels, c’est tout simplement la négation de la France ! Le peuple est souverain. Il s’exprime lors des élections. Il y choisit des représentants qui font la loi précisément parce que nous sommes un État de droit. » Emmanuel Macron, 31 décembre 2018.

[2] Voir Gérard Bras « Retour des peuples contre constitution du peuple », AOC, 24 septembre 2018.

[3] Voir Pierre Dardot, Christian Laval, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en occident, La Découverte, 2020.

[4] Voir Lucien Jaume, Hobbes et l’État représentatif moderne, P.U.F., 1986.

[5] Voir Jean-Claude Milner, La destitution du peuple, Verdier, 2022.

[6] Formulation utilisée par Ernesto Laclau dans La raison populiste pour penser le conflit politique, la construction d’un peuple qui se réunit contre le pouvoir dominant en construisant une « chaîne d’équivalence » entre les différentes « demandes démocratiques » issues des différents secteurs de la société.

[7] Voir Antoine Chollet, L’anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie, Textuel, 2023.

[8] Albert Ogien, Politique de l’activisme. Essai sur les mouvements citoyens, P.U.F., 2021, p. 73-82.

Gérard Bras

Philosophe, Directeur de programme au Collège International de Philosophie et président de l'Université populaire des Hauts-de-Seine

Notes

[1] « Que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple – mais lequel, d’où ? Comment ? Et n’étant en fait que les porte-voix d’une foule haineuse, s’en prennent aux élus, aux forces de l’ordre, aux journalistes, aux juifs, aux étrangers, aux homosexuels, c’est tout simplement la négation de la France ! Le peuple est souverain. Il s’exprime lors des élections. Il y choisit des représentants qui font la loi précisément parce que nous sommes un État de droit. » Emmanuel Macron, 31 décembre 2018.

[2] Voir Gérard Bras « Retour des peuples contre constitution du peuple », AOC, 24 septembre 2018.

[3] Voir Pierre Dardot, Christian Laval, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en occident, La Découverte, 2020.

[4] Voir Lucien Jaume, Hobbes et l’État représentatif moderne, P.U.F., 1986.

[5] Voir Jean-Claude Milner, La destitution du peuple, Verdier, 2022.

[6] Formulation utilisée par Ernesto Laclau dans La raison populiste pour penser le conflit politique, la construction d’un peuple qui se réunit contre le pouvoir dominant en construisant une « chaîne d’équivalence » entre les différentes « demandes démocratiques » issues des différents secteurs de la société.

[7] Voir Antoine Chollet, L’anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie, Textuel, 2023.

[8] Albert Ogien, Politique de l’activisme. Essai sur les mouvements citoyens, P.U.F., 2021, p. 73-82.