Les mauvaises herbes du Noma
«Vous reprendrez bien un peu de fourmis vivantes avec votre yaourt ? » Nous sommes dans un restaurant, mais celui-ci n’est pas situé en Asie du Sud-Est ni en Amazonie où la consommation d’insectes est courante. Nous sommes au Danemark, à Copenhague, et c’est une phrase que ceux qui ont eu la chance (et surtout les moyens) de manger au très prestigieux restaurant Noma ont peut-être eu l’occasion d’entendre. René Redzepi, le chef atypique de ce restaurant, incarne parfaitement le renouveau du sauvage dans la gastronomie mondiale. Dans l’un de ses menus, il nous invite ainsi à découvrir le potentiel gustatif d’une espèce locale de fourmis récoltées à la main et disposées vivantes sur un yaourt fait maison. Les insectes, piégés dans cette préparation onctueuse, n’attendent que d’être croqués pour diffuser leur acide formique et fournir un délicieux arôme citronné à leurs prédateurs d’un jour.

Les critiques gastronomiques, en difficulté devant autant d’innovations et de ruptures, peinent à qualifier sa démarche. Le chroniqueur culinaire américain David Rosengarten, en proposant de qualifier cette gastronomie de « primitivist modern », parvient à capter par l’usage de cet oxymoron la dimension disruptive de ce chef souvent présenté comme l’un des plus influents au monde. En 2021, le Noma a décroché sa troisième étoile au Guide Michelin et a été élu pour la cinquième fois « meilleur restaurant du monde » par le World’s 50 best.
L’annonce récente et très médiatisée de la fermeture du Noma fin 2024 n’est donc pas passée inaperçue. Redzepi présente cette décision comme le produit d’une longue réflexion amorcée lors de la parenthèse du Covid-19 et débouchant sur le constat d’une impasse économique et éthique : cette gastronomie de haut vol repose – il en convient lui même dans les colonnes du New York Times[1] – sur l’exploitation systématique d’une main-d’œuvre sous voire non rémunérée (les fameux stagiaires et autres commis) qui n’ont d’autre choix que de subir (da