Société

Les mauvaises herbes du Noma

Sociologue , Sociologue

Élu à de nombreuses reprises « meilleur restaurant du monde », le Noma fermera ses portes en 2024. Ses plats à base d’espèces locales – animaux, végétaux, insectes… – avaient fait la renommée de son chef René Redzepi. Dans son sillage, cette gastronomie alternative a essaimé. Sébastien Dalgalarrondo et Tristan Fournier ont pu participer à une initiation à la cuisine de plantes sauvages, guidés par un Danois mi-garde forestier, mi-cuisinier. Ils relatent leur expérience.

«Vous reprendrez bien un peu de fourmis vivantes avec votre yaourt ? » Nous sommes dans un restaurant, mais celui-ci n’est pas situé en Asie du Sud-Est ni en Amazonie où la consommation d’insectes est courante. Nous sommes au Danemark, à Copenhague, et c’est une phrase que ceux qui ont eu la chance (et surtout les moyens) de manger au très prestigieux restaurant Noma ont peut-être eu l’occasion d’entendre. René Redzepi, le chef atypique de ce restaurant, incarne parfaitement le renouveau du sauvage dans la gastronomie mondiale. Dans l’un de ses menus, il nous invite ainsi à découvrir le potentiel gustatif d’une espèce locale de fourmis récoltées à la main et disposées vivantes sur un yaourt fait maison. Les insectes, piégés dans cette préparation onctueuse, n’attendent que d’être croqués pour diffuser leur acide formique et fournir un délicieux arôme citronné à leurs prédateurs d’un jour.

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Les critiques gastronomiques, en difficulté devant autant d’innovations et de ruptures, peinent à qualifier sa démarche. Le chroniqueur culinaire américain David Rosengarten, en proposant de qualifier cette gastronomie de « primitivist modern », parvient à capter par l’usage de cet oxymoron la dimension disruptive de ce chef souvent présenté comme l’un des plus influents au monde. En 2021, le Noma a décroché sa troisième étoile au Guide Michelin et a été élu pour la cinquième fois « meilleur restaurant du monde » par le World’s 50 best.

L’annonce récente et très médiatisée de la fermeture du Noma fin 2024 n’est donc pas passée inaperçue. Redzepi présente cette décision comme le produit d’une longue réflexion amorcée lors de la parenthèse du Covid-19 et débouchant sur le constat d’une impasse économique et éthique : cette gastronomie de haut vol repose – il en convient lui même dans les colonnes du New York Times[1] – sur l’exploitation systématique d’une main-d’œuvre sous voire non rémunérée (les fameux stagiaires et autres commis) qui n’ont d’autre choix que de subir (dans la grande majorité des restaurants étoilés) un management brutal et sexiste, d’apprendre en silence à la manière de petits soldats priés de se montrer à la hauteur de leur passion.

Comment revendiquer une cuisine respectueuse du vivant sans commencer par se soucier en premier lieu des conditions de travail de sa brigade ? Comment glorifier le local et les circuits courts quand sa salle de restaurant est remplie de convives venus en avion des quatre coins du monde ? Comment démocratiser l’idée selon laquelle l’alimentation constitue le premier geste écologique quand on sert un menu à plus de 500 euros ? L’oxymoron a ses exigences et l’ode au sauvage sur laquelle Redzepi a construit sa réputation lui a permis d’entrevoir la difficulté d’incarner concrètement son projet. Ce cuisinier d’exception, dont nous ne souhaitons pas ici remettre en question la sincérité, a sans doute éprouvé dans sa chair l’inconfort de cette posture paradoxale. Espérons que la médiatisation de ce lot de contradictions puisse déboucher sur de nouvelles utopies nourricières.

Aussi, notre modeste contribution vise à sauver ce qui doit l’être : de mauvaises herbes ont eu l’opportunité de pousser à la marge de ce capitalisme gastronomique, dans les ruines de l’empire du Noma, comme aurait pu le dire Anna Tsing. Et, bonne nouvelle, ces mauvaises herbes sont comestibles ! C’est justement dans le cadre de notre dernière enquête sur l’alimentation sauvage  que nous avons découvert l’arrière-cuisine du Noma : un dispositif très original d’initiation à la cuisine de plantes sauvages destiné à des scolaires au Danemark, mis en place par la fondation MAD (« nourriture » en danois) que Redzepi a créée en parallèle de son restaurant. Ce dispositif nous semblait d’autant plus intéressant qu’il est, comme nous allons le voir, susceptible de bâtir chez de jeunes mangeurs un souci de la nature (Fleury et Prévot) qui s’ancre sur une expérience anthropologique primordiale et ordinaire : se nourrir !

C’est par l’analyse de ce programme éducatif et par l’expérimentation pratique de la didactique déployée par la fondation MAD que nous avons pu saisir cette démocratisation du sauvage qui opère au-delà de la seule sphère gastronomique. La fondation a formé plusieurs dizaines de « rangers » au Danemark afin que ces derniers puissent dispenser des formations tout au long de l’année auprès de groupes scolaires. L’un de ces gardes forestiers a eu la gentillesse de nous accueillir afin de nous faire découvrir le contenu de cette formation, dans les « conditions du réel ». Notre enquête nous a alors conduits près de la mer, dans une banlieue pauvre de Copenhague où les KFC côtoient les barres d’habitation.

Ce jour-là, nous apercevons par la baie vitrée d’une petite bâtisse Olaf, le garde forestier qui a accepté de nous initier. Il est en train de mettre du bois dans un poêle et nous invite à entrer. Il arbore sur sa poitrine un pin’s « Vild Mad » (littéralement « nourriture sauvage ») et nous comprenons très vite que notre présence l’intrigue, il ne comprend pas vraiment ce que nous venons faire ici et nous confirme que ce n’est pas vraiment la bonne saison. Nous sommes en décembre, il a neigé la veille, mais la crise du Covid-19 nous a imposé son agenda. Olaf nous invite dans la salle où va se dérouler l’initiation et, alors que nous balayons du regard la pièce, nous saisissons immédiatement l’incongruité du lieu. Nous échangeons un regard complice, celui de sociologues persuadés d’être sur la bonne piste, convaincus que le laboratoire de la cuisine sauvage danois est sans doute là, devant nous.

Alors que nous nous attendions à découvrir une cuisine professionnelle, avec tout ce que cela implique en termes d’aménagement, de mobilier et de normes sanitaires, nous découvrons une pièce de vie à l’atmosphère conviviale et dont les murs sont ornés d’une collection d’oiseaux et de petit rongeurs empaillés, comme si nous étions au musée d’histoire naturelle. La pièce est parsemée d’îlots permettant aux participants de travailler en groupes : sur l’un d’entre eux est disposé le matériel qui nous permettra de cuisiner notre cueillette. Nous notons également la présence d’aquariums. Sur la droite, Olaf nous présente un dispositif pédagogique visant à familiariser les élèves aux techniques d’élevage de moules, au fond se trouve un lavabo en inox ainsi qu’un lave-vaisselle.

Nous sommes bien incapables de qualifier ce lieu et ne pouvons que noter sa dimension profondément hybride. Olaf ne porte pas de toque, c’est un garde forestier très fier de son statut de « Vild Mad ranger ». Nous prenons quelques minutes pour nous présenter mutuellement et nous identifions très rapidement les qualités pédagogiques de notre interlocuteur : la cinquantaine, il brille par sa modestie et arbore un grand sourire en toute circonstance, notamment lorsque nous avons des problèmes de traduction (l’entretien se fait en anglais et nous avons chacun nos limites en la matière). Olaf nous présente sa formation à la cuisine sauvage auprès de la fondation MAD comme un véritable choc transformatif. Alors qu’il pensait parfaitement connaître son territoire et ses ressources naturelles, il n’avait jamais envisagé le potentiel gustatif et nourricier de celui-ci : « dans ma famille, on faisait quelques confitures avec des baies sauvages, mais c’était une tradition en perte de vitesse, plutôt réservée aux personnes d’un certain âge. Cette formation a changé beaucoup de choses dans ma vie personnelle. J’ai découvert un grand nombre de plantes comestibles et leur incroyable diversité de goûts, de textures, de couleurs ; mais j’ai aussi appris à faire attention à la présentation des plats. Avant, je mangeais dans des bols et souvent la même chose, du porc, des pommes de terre, du chou, etc. Avec cette formation, j’ai appris que la présentation des plats était très importante, qu’il fallait faire attention à l’esthétique en plus du goût. » Il a fait sienne la règle première de tout cuisinier honnête : on déguste d’abord avec les yeux.

Le formateur est un être hybride, mi-garde forestier, mi-cuisinier. Le lieu de l’expérimentation est familier, nous sommes très loin d’une cuisine professionnelle impressionnante.

Nous sommes venus ici pour apprendre à cueillir des plantes sauvages et à les cuisiner, il nous tarde donc de passer à l’action. Notre sortie sur la plage sera plutôt brève : le temps est gris, le vent souffle, il a gelé la nuit précédente, des plaques de neige sont encore présentes à certains endroits et il n’y a visiblement pas grand-chose à collecter. Nous commençons par ramasser des algues, Olaf nous invite à bien les regarder afin de nous en imprégner : « lors des sorties scolaires, nous nous concentrons sur 3 ou 4 plantes seulement, le but n’est pas de tout voir, mais que les enfants repartent en étant capable de cueillir 3 ou 4 plantes avec leurs copains ou leur famille et en étant certains de ce qu’ils font ! » Il nous apprend à goûter « comme les lapins », en disposant le produit entre les dents et les lèvres supérieures afin d’optimiser la dégustation. Nous nous dirigeons ensuite vers des buissons où s’épanouissent encore quelques baies – cynorrhodon (Rosa canina) et cenelles d’aubépine (Crataegus monogyna) – qui viennent emplir nos paniers d’osier. Le dernier produit récolté est une petite baie d’un jaune vif – argousier (Hippophae rhamnoides) – qui abonde et égaye cette atmosphère hivernale et grise.

« C’est la fin de la saison » nous dit-il, « mais ces baies doivent justement être récoltées au début de l’hiver, lors des premières gelées ». Nous apprenons en effet que les baies d’argousier arrivent à maturité avant l’hiver mais qu’elles sont pratiquement impossibles à récolter à ce stade, car trop fragiles : elles explosent littéralement entre les doigts dès qu’on tente de s’en saisir. Le gel devient dès lors l’allié inattendu du cueilleur qui peut ainsi sectionner des branches remplies de ces baies (ce qui permet à l’arbuste de se régénérer) et les récupérer en frappant délicatement les branches dans un récipient : les baies se décrochent ainsi toutes seules. Notre venue en plein hiver reprend soudainement du sens ! Cette histoire botanique originale dans laquelle le gel devient l’assistant du cueilleur fonctionne sur nous comme un véritable moment d’enchantement, nous ne regardons plus ces buissons sombres parsemés de baies jaunes de la même manière et imaginons aisément l’effet qu’une telle découverte peut avoir sur le cerveau perméable de jeunes enfants.

De retour au « laboratoire » et après avoir soigneusement lavé notre récolte, nous nous apprêtons à cuisiner. Nous remarquons deux produits incongrus sur la table qu’il a préparée afin de confectionner notre « repas » : de la mayonnaise industrielle et des Crackers en guise de tartines. Nous sommes loin du sauvage, mais nous comprenons très vite que cet assemblage original permet aux enfants de faire le saut, de prendre le risque de manger un produit sauvage inconnu, de l’enculturer en quelque sorte. Ces produits de l’alimentation quotidienne leur permettent effectivement de domestiquer leur cueillette, de l’intégrer dans des routines alimentaires sécurisantes. Olaf insiste une fois encore sur la nécessité que ce soit beau et bien disposé dans l’assiette avant que nous passions à la dégustation. Les baies jaunes, rouges et violettes mettent en valeur les Crackers verts d’algue. Nous avons faim et nous délectons de ces tartines pour le moins originales. Le jus que nous confectionnons ensuite avec le reste des baies est délicieux et tranche, par son parfum, sa couleur et son acidité, avec le met précédent.

Nous venons de faire l’expérience concrète de ce laboratoire original de l’alimentation sauvage, discrètement créé en parallèle du « meilleur restaurant du monde ». Le formateur est un être hybride, mi-garde forestier, mi-cuisinier. Le lieu de l’expérimentation est familier, nous sommes très loin d’une cuisine professionnelle impressionnante, le poêle à bois au fond nous donne l’impression d’être à la maison. L’initiation est très pratique et pragmatique, l’essentiel est de faire par soi-même, de générer des émotions, des sensations nouvelles tout en maintenant un lien fort avec le familier.

Avant de quitter Olaf, celui-ci nous propose d’échanger avec quelques enfants qui étaient présents à la dernière formation. Nous les rencontrons dans leur école, ils ont 12 ans et la maîtresse nous accorde gentiment une demi-heure d’entretien en plein air avec eux, malgré le froid (nous sommes en pleine crise du Covid-19). Quand on leur demande quel a été l’intérêt porté par leurs parents à cette expérience, plusieurs évoquent le fait que cela a réactivé des souvenirs et des traditions familiales. Un certain nombre d’entre eux sont immigrés et originaires du pourtour méditerranéen, et Olaf nous confirmera sur le chemin du retour que le sujet de la cueillette lui a permis d’initier un dialogue avec certaines mères d’origine étrangère qui pratiquaient dans leur enfance la cueillette sauvage. Le laboratoire prend une nouvelle dimension, la cueillette devient le moyen d’échanges interculturels et d’enrichissement réciproques.

Les enfants ont pour la plupart téléchargé l’application « Vild Mad » sur leurs portables et certains s’en servent en famille, à l’occasion de balades dominicales : ladite application permet d’identifier les plantes en les prenant en photos puis propose des usages, des recettes et des associations culinaires. Une manière intelligente et pour le moins originale de ludifier la découverte, de faire du numérique un allié de la sensibilisation à l’écologie. De surcroît, les enfants rencontrés insistent sur l’aspect gratuit de cette nourriture et sur la possibilité de survivre : « si on se perd en forêt, c’est pratique ! ». Ils nous donnent ainsi le sentiment d’avoir acquis une compétence nouvelle, particulièrement stimulante dès lors qu’elle dessine un nouveau possible (Guéguen et Jeanpierre). Puiser dans le sauvage pour cuisiner ou agrémenter son déjeuner, même si ce n’est qu’une expérience, c’est refaire de l’alimentation le nœud privilégié d’attention à la nature et à son corps, c’est redécouvrir des raisons d’agir, de réagir et de résister au cœur même de l’infra-politique (Scott).

NDLR : Tristan Fournier et Sébastien Dalgalarrondo ont récemment publié Rewilding Food and the Self. Critical Conversations from Europe (2022) aux éditions Routledge.


[1] « Noma, Rated the World’s Best Restaurant, Is Closing Its Doors », The New York Times, 9 janvier 2023.

Sébastien Dalgalarrondo

Sociologue , chargé de recherche au CNRS (Iris - EHESS, Paris)

Tristan Fournier

Sociologue , chargé de recherche au CNRS (Iris - EHESS, Paris)

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Notes

[1] « Noma, Rated the World’s Best Restaurant, Is Closing Its Doors », The New York Times, 9 janvier 2023.