Société

Il faut révolutionner les savoirs scolaires ! (2/2)

Chercheur en sciences de l'éducation

S’il est urgent de transformer radicalement la politique scolaire française en prenant enfin en compte les savoirs, il serait toutefois d’un aveuglement coupable de croire qu’il est possible de légiférer en matière d’éducation dans un seul pays sans se préoccuper dès l’origine de l’aspect international des questions, de la privatisation de l’accès aux savoirs à l’omniprésence étatique.

Lors des campagnes électorales en France, on peut être étonné de constater que les programmes des principaux partis ne réservent qu’un chapitre parmi d’autres à l’École et à la politique éducative qu’ils prônent. Le chapitre « éducation » s’apparente davantage à la description technique de ce que devrait être un service public, qu’à une réflexion stratégique définissant la fonction de l’École au cœur de la politique générale.

Pourtant, à plus d’un titre, l’École ne devrait pas être traitée comme un chapitre de la politique d’État parmi d’autres. Dans la période actuelle, elle mérite un débat politique de haut niveau, pour plusieurs raisons.

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Tout d’abord, la révolution à laquelle le souci de la Terre et du vivant oblige tous les humains est une révolution éducative à opérer, dans les savoirs comme dans leur partage au sein de toute la société. Or l’État est souvent amené par l’idéologie néo-libérale à se « désengager » de cette mission d’éducation.

Ensuite, les sociétés contemporaines sont suffisamment traversées par des questions nouvelles et redoutables relatives aux savoirs, à leur diffusion, aux critères de vérité, comme à l’organisation et à l’usage de la recherche scientifique, pour que le débat sur l’École, et plus généralement l’éducation, accueille ces questions.

Par sa fonction de formation des jeunes esprits, l’École a nécessairement une part importante sur la redéfinition de l’imaginaire social des sociétés humaines et peut devenir, selon l’UNESCO, un « socle de renouveau et de la transformation de nos sociétés [1]».

Enfin, l’éducation dans la mondialisation, quel que soit le degré de l’acceptation ou de rejet par les sociétés de cette mondialisation, pose aussi la question du mode de souveraineté éducative que doivent définir les États. Cette souveraineté doit-elle être totale, comme aux beaux temps des nationalismes aveugles, ou d’ordre constitutionnel, ou bien renvoyée au seul pouvoir exécutif de passage comme c’est le cas en France, alors que l’éducation est affaire de temps long ?

Comme on l’a vu dans la première partie de ce texte[2], il ne s’agit de rien moins que de changer radicalement la donne et les conditions mêmes de la politique éducative en France. Il n’est plus possible de continuer à dérouler des réformettes qui échouent et se stratifient, en ne changeant rien au paysage d’une École qui contribue au développement des inégalités au point de mettre en danger la cohésion sociale. C’est nécessaire, cela demandera de longs préliminaires, des débats dont la nature est à inventer, et un effort constant de plusieurs années.

Il serait toutefois d’un aveuglement coupable de croire qu’il est possible de légiférer en matière d’éducation dans un seul pays sans se préoccuper dès l’origine de l’aspect international des questions dont l’horizon est extrêmement large : circulation des élèves et des diplômés, reconnaissance des niveaux, positionnement des pays dans les classements internationaux, image de l’École au sein du soft power des différents pays, modalités institutionnelles de scolarisation très diverses, etc. Une question majeure étant celle de savoir quelle peut être la compatibilité entre des systèmes éducatifs aux finalités le cas échéant opposées et procédant de cultures éducatives hétérogènes : toute « unification » serait aussi infondée qu’impossible, toute « juxtaposition » insouciante potentiellement dangereuse et en deçà d’attentes de fait créées par la mondialisation.

Or le décor international en matière d’éducation n’est en rien confortable et même, d’une certaine façon, proprement tragique.

Les questions qu’il pose doivent être abordées sans fard. Non pas pour s’en tenir à peindre au noir cette réalité mondiale, mais, en toute lucidité, pour proposer que soient tissée autrement la trame d’une nouvelle prise de conscience, mondiale et dans l’urgence, des questions d’éducation. Celles-ci ne peuvent pas être abandonnées aux vents mauvais car, tout autant que les questions de la paix, de la vérité, de la décarbonation et de la démocratie, ces questions se posent à l’échelle de l’humanité, et, osons l’affirmer puisqu’il s’agit de former les humains, en bien des cas en avant-garde.

Or il ne faut tout simplement pas se cacher que l’existence même d’Écoles – auxquelles ces missions pourraient être confiées – est en maints endroits battue en brèche. Faut-il sauver ces institutions publiques qu’on appelle « Écoles » ?

Le temps est bien éloigné où un accord mondial plus ou moins explicite, au-dessus même des blocs de la Guerre froide, existait en matière d’éducation : elle était du côté du « bien », l’UNESCO permettait aux gouvernements de confronter et de rapprocher au moins leurs discours, et l’acte constitutif de cette organisation contenait par exemple le célèbre attendu : « Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ». Et disposait aussi : « la dignité de l’homme exigeant la diffusion de la culture et de l’éducation de tous en vue de la justice, de la liberté et de la paix ». C’est donc bien de contenus d’enseignement que s’occupait l’organisation, sans les abandonner au souverainisme des États pour solde de tout compte.

Le monde contemporain est tellement différent ! Entre la préoccupation monomaniaque de beaucoup d’États pour les « résultats » provenant d’enquêtes internationales qui les mettent aux prises dans une sorte de compétition entre systèmes scolaires, mais aussi, de façon presque contradictoire, le présupposé souverainiste plaidant pour des politiques scolaires autonomes[3], il reste bien peu de place pour les préoccupations de l’après-guerre. Les peuples semblent avoir oublié les régimes totalitaires, les guerres, les inégalités en croissance, le règne incontesté de la force et les risques de périls planétaires : n’ont-ils pas aussi dangereusement oublié les attentes qui avaient été formulées en matière d’éducation ?

Le panorama de la situation éducative mondiale est terrible. Pour deux motifs que nous allons passer en revue.

La diffusion des savoirs devient une activité privée

Depuis les années 1980, par étapes, le capitalisme mondial, en même temps qu’il souhaitait limiter drastiquement la part des capitaux qui transitait par les organisations publiques, a considéré que l’éducation pourrait être un des domaines les plus prometteurs si elle était ouverte au marché et aux privatisations. L’enseignement privé payant s’est développé exponentiellement dans une majorité de pays du monde, riches ou pauvres, et même des pays, comme la Suède, qui en étaient précédemment protégés l’ont développé rapidement, avec tous les effets seconds en matière de développement des inégalités qu’on pouvait redouter.

Au-delà, c’est tout l’enseignement payant de soutien scolaire du soir qui s’est développé de façon extrêmement rapide, avec un niveau élevé d’abord atteint dans les pays de tradition confucéenne d’Extrême-Orient sous le nom, popularisé par le chercheur de Hong Kong Mark Bray, de « shadow education[4] » : l’emprise de cette « éducation de l’ombre » a fortement déséquilibré l’enseignement officiel au point de prendre sur lui l’avantage symbolique (en bien des cas les points les plus importants du curriculum ne sont abordés que le soir, et moyennant finances). Avec le développement et la défiscalisation partielle des dépenses faites par les familles au bénéfice des officines de soutien, la France n’est pas en reste.

Étape de plus : pour que le savoir soit adapté à une marchandisation, il faut qu’il échappe à toutes les contraintes traditionnelles, notamment des programmes encyclopédistes et groupés, fixés par l’autorité publique. Il faut qu’ils puissent répondre de façon rapide, « agile » dit-on, à des demandes des clients potentiels, pouvant être aussi modelés par le marketing et la publicité. Ils doivent jouer un rôle de distinction sociale, comme le font déjà certaines écoles dites « alternatives », comme un bien de consommation qui se décline en différents niveaux de « gamme ». C’est au même phénomène qu’on assiste en France par exemple, avec le développement très récent d’un nouvel enseignement supérieur privé, onéreux pour les étudiants et rémunérateur pour les actionnaires, promettant la maîtrise de « compétences » dont l’économie est ponctuellement demandeuse.

On voit la difficulté de la question posée aux sociétés et aux États, tant la tendance est forte et galopante, et tant les systèmes sont déboussolés par ces développements : les collectivités publiques ont-elles des motifs solides de maintenir une éducation publique faite d’obligations, d’examens publics débouchant sur des diplômes à vie ? Ces motifs sont-ils crédibles ? Peuvent-ils convaincre des populations habituées au consumérisme à ne pas croire qu’elles peuvent trouver dans divers modes de recours à la marchandisation des savoirs soit une qualité supérieure à l’offre publique, soit des stratégies d’inscriptions dans des cursus prestigieux, soit des évitements sociaux de diverses natures, soit l’accès à des cursus étrangers valorisés, etc. ?

On peut se demander si, en matière d’éducation, la politique des États a encore voix au chapitre, une possibilité de peser sur les réalités qui se développent rapidement, mais à bas bruit. En certaines régions du monde on peut certainement en douter. Tout en considérant qu’il est vrai aussi que la puissance publique peut laisser à d’autres le rôle d’opérateur sur certaines fonctions scolaires (les locaux, l’accueil, par exemple). Cette tendance au retrait de l’État est d’ailleurs paradoxalement en permanence opposée à celle qui voudrait que l’École rende plus de comptes à la société, ce qui nous conduirait à nous demander si la société veut au bout du compte « moins d’État » ou un « autre » État, un autre exercice de la puissance publique et de l’intérêt général en éducation.

Si l’éducation devient un simple catalogue indifférencié de savoirs et de compétences qu’on peut acquérir à la demande, l’État n’a plus grand-chose à faire. Un certain courant libéral peut très bien défendre une telle évolution teintée de modernisme technologique (numérisation des savoirs, plateformes pilotées par des intelligences artificielles, etc.). De même qu’il conclut souvent que la réussite individuelle, la concurrence entre les nations, et plus généralement « la croissance » méritent plus d’attention que le soin à apporter aux autres et au vivant, ou à nos interdépendances, qui justifient solidarités et équités. Certains ne vont-ils pas jusqu’à imaginer qu’un tel modèle d’éducation, si éloigné du « commun », pourrait ne s’adresser qu’à une élite, plus officiellement qu’aujourd’hui, avec l’idée que les savoirs n’ont pas à être diffusés au-delà de la petite sphère des maîtres du monde.

En revanche, si on pense qu’il convient qu’il y ait au sein d’une société un accord d’ensemble sur ce qui doit constituer la façon de penser commune à ses membres, non pas pour provoquer l’unanimité, mais simplement pour mettre en place une certaine égalité des conditions face aux savoirs et pour permettre la compréhension, alors la question des savoirs que l’École enseigne et de la part que la puissance publique doit prendre à sa définition passe d’un statut relativement convenu à une question fondamentale.

Les questions portant sur la nature des savoirs enseignés, leur rapport à la vérité (voir ci-après), leur caractère commun à tous les enfants d’une société, sans exclusion liée à la richesse, à l’implantation géographique, à la religion ou à l’ethnie, le sens politique de ce corps de savoirs à diffuser dans une société entière, voilà les questions éducatives que les gouvernements ne pourront plus éviter, et qui devront les conduire à des choix les obligeant.

Les contenus enseignés en bien des Écoles du monde sont aberrants

L’éloignement de l’horizon unanimiste de l’après-guerre se marque de façon plus grave encore si on songe à tout ce que les divers surgissements religieux, nationalistes, racistes, bellicistes et idéologiques du monde, dans leur diversité et leur dynamique propre, font aux systèmes scolaires.

À l’échelle du monde, mais aussi à celle de l’Europe, le souverainisme décomplexé des États leur permet sans vergogne d’enseigner dans les écoles qui dépendent d’eux, ou de laisser enseigner dans celles qui relèvent de divers réseaux souvent incontrôlés, des choses qui sont intolérables. Les graines de la guerre semées dans la tête des enfants, celles du retour à des stades révolus de l’empire ou de la patrie, à des théories irrédentistes, celles de la haine de l’ennemi héréditaire ou du nouveau venu, les graines du complotisme imposées dans des présentations historiques contournées, tout cela fait partie du menu officiel des écoles dans quantité de pays, y compris dans l’Union européenne. Les apparitions sont parfois discrètes, comme quand la Pologne a décidé de revisiter son passé sur un mode héroïsant, en même temps qu’était proscrit tout enseignement destiné à lutter contre l’homophobie.

Le génocide des Juifs dans les programmes hongrois vient de ne redevenir qu’une « péripétie ». L’Union européenne poursuit certains États pour non-respect de l’État de droit, mais le viol des consciences enfantines n’est en aucun cas poursuivi. Le danger est permanent : les écoles du Brésil de Bolsonaro par exemple avaient reçu injonction d’extirper tout ce qui concernait le changement climatique ou les droits des minorités.

Il est pénible de penser que, depuis que le dernier soleil s’est levé sur les diverses régions du monde, on a enseigné de fait en bien des endroits des choses qui ne sauraient justifier qu’on défende l’existence même d’Écoles.

L’enseignement des sciences dures lui-même est attaqué. Au mépris des théories scientifiques, il est rejeté en beaucoup de pays, ou, autre variante, l’École présente des « vérités alternatives » au sein de « théories de visions du monde », parmi lesquelles peut se trouver, parmi bien d’autres élucubrations douteuses, le point de vue à jour de la science, ce qui est un traitement assez pervers de la question de la vérité ! Aux États-Unis, par exemple, le niveau fédéral propose que la théorie de l’évolution soit enseignée, mais chaque État fédéré, district ou établissement, peut décider de ne pas le faire[5].

Il y a là des phénomènes graves qui méritent attention : sans même entrer dans le vif de ce qui est contesté, la question est bien celle de savoir si les communautés qui définissent les savoirs scolaires prétendent viser un universel ou se cantonner cyniquement dans le particulier. Bien souvent des positions extrêmes s’affrontent : la certitude de viser l’universel – ce que les programmes français ont longtemps proclamé sans trop de prudence, ou, à l’opposé, la mise en avant identitaire d’un « particulier » historique, linguistique, religieux, etc. Ces positions antithétiques empêchent de raisonner et de parvenir à une réponse plus intelligente que l’exclusion de l’un par l’autre. En réalité, la culture humaine est constituée de ce qui la rattache à la culture de l’espèce accumulée dans l’histoire longue, mais aussi de ce qui pour chacun la fait culture particulière, inscrite dans des lieux et des temps circonscrits.

Mais ce premier problème en croise un autre. De quoi s’agit-il au fond ? De rien moins que de se demander si, à l’échelle de l’histoire, peut et doit être maintenue une institution, publique ou d’intérêt public, ayant le monopole public de la diffusion, notamment auprès des jeunes générations, de savoirs établis sur des bases élaborées démocratiquement et conformes à l’état de la recherche et de la science. Là encore, on voit bien qu’il relève de la souveraineté des États d’enseigner aux enfants ce qu’ils décident, et qu’il est choquant qu’ils puissent librement décider d’enseigner des connaissances et des théories contraires au droit de chaque être humain d’avoir accès à un savoir conforme à l’état des connaissances et aux droits humains.

Par exemple, en parallèle aux enquêtes internationales qui classent les pays sur les compétences des élèves à 15 ans – alors même que les programmes scolaires et les cultures sont si différentes, n’imaginerait-on pas qu’on classe les pays sur le rapport à la raison et à l’universel de leurs programmes scolaires ? Car, aujourd’hui, rien n’empêche qu’une dictature, un pays où on enseigne l’inégalité des genres, un pays où des enfants sont tenus dans un état inacceptable de stress par les études, un pays qui prépare les enfants à une logique de guerre soit « bien classé » dans une « compétition » fondée sur certaines performances des élèves.

« Faut-il sauver l’École comme institution et bien public ? » C’est bien sûr une question éminemment politique. Il est assez clair, selon nous, qu’elle mourra de mort lente, mais assurée, si rien n’est fait. Mais si on pense qu’il faut la sauver, alors il est aussi clair qu’il faut justifier ce choix bien plus nettement que c’est le cas aujourd’hui, et avec de forts arguments politiques. Et il faudra dire ce qu’on met derrière « école », quelle en sera la nouvelle définition. Défendre l’École ne peut se faire qu’au motif de la diffusion d’un certain type de savoirs à l’exclusion d’autres et dans une logique de défense d’un intérêt général à définir./

Une culture commune : un contrat social pour chaque société comme à l’échelle du monde

Au croisement entre la société et la politique, se trouve l’École. On a vu que l’École pouvait s’écarter de l’État, et se privatiser, mais on a aussi rappelé toutes les demandes qui, paradoxalement, à la même période demandent à l’École de « rendre des comptes ». Et nous avons suggéré que ce qui était confusément visé n’était peut-être pas le « moins d’État » à la mode que l’émergence d’une autre puissance publique en charge de l’éducation.

Précisément, il est très intéressant que le rapport de l’UNESCO de 2021 Repenser nos futurs ensemble porte comme seconde partie de son titre : Un nouveau contrat social pour l’éducation. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, une fois qu’on a compris qu’une nouvelle confiance entre l’enseignement public et la société ne peut naître que d’une confiance sur la pertinence, la qualité et le caractère indispensable des savoirs qu’il transmet et qu’il est le seul à pouvoir transmettre parce qu’il est le seul avec qui le contrat social peut être signé.

Les nouvelles configurations des savoirs scolaires telles que le rapport de l’UNESCO les envisage évoquent souvent des remarques esquissées plus haut à partir de la situation française. Le rapport en effet souhaite que nous « analysions en profondeur nos manières de penser », et que nous allions chercher dans les savoirs scolaires tout ce qui se rattache à des contextes nationaux, à des « connaissances dominantes » qu’il faut « désapprendre », tout ce qui peut renforcer des inégalités ou aller dans le sens de discriminations. Nous pensons que cette idée de nouveau contrat social autour de l’éducation, dotée d’une méthode adéquate, pourrait non seulement être développée à l’échelle internationale, ou régionale (si l’Union européenne s’en emparait), mais aussi servir de repère pour des travaux à l’échelle nationale, en les étayant par leur dimension mondiale.

Mais il faut aller plus loin, et proposer quelque chose de concret et d’ouvert si on veut préfigurer l’esquisse de ce qui serait à envisager.

Il faut toujours partir de ce postulat : l’espèce humaine est la seule dont les petits ont besoin d’un long apprentissage, parce que la transmission génétique n’est que partielle et que l’essentiel relève de l’apprentissage d’une culture, l’existence d’une culture étant même le signe distinctif de l’espèce. Les sociétés ont consacré à ces apprentissages ces organisations spécifiques qu’on appelle « écoles ».

L’éducation est pourtant le seul mode de transmission intergénérationnel qui convienne à une espèce dont le rapport au monde est en entier défini par une culture, universelle et particulière à la fois, dont elle n’a pas biologiquement hérité, mais qu’elle a construite. Au fond, l’accès à la culture, cœur de l’éducation, n’est rien moins qu’un « droit » anthropologique.

Or les écoles sont aujourd’hui majoritairement définies aux échelles des cultures particulières, des États notamment, sans trop de considérations pour l’humanité ni pour la position générique du problème. Cela vaut de façon extrême dans certains pays isolés dans des positions culturelles qui les excluent de fait du jeu du monde, comme des dictatures nationalistes ou théocratiques. Mais cela vaut aussi pour tous les pays : en France même, on raisonne encore souvent comme si le prétendu « Roman national » devait être enseigné plutôt que l’ « aventure de l’espèce », alors qu’il s’agit bien de travailler les deux échelles, avec ce qui sera nécessaire chaque fois de réflexion critique !

Nous proposons qu’au plan international soit mise au point une position politique qui donne des clés permettant de surmonter les conflits de légitimité entre les cultures nationales, communautaires ou internationales établies. L’objectif est de cesser de les opposer en leur donnant une place dans un ensemble plus vaste, en se fondant sur les deux choses qui sont à enseigner aux êtres humains :

– qu’ils sont humains, faisant partie d’une espèce dotée d’une unité génétique et vivant par leur culture commune une aventure au long cours, d’une part ;

– qu’il existe une diversité historique extrêmement riche des modes culturels d’existence, d’autre part.

Seule une définition haut placée en humanité des objectifs de l’École au plan mondial pourrait permettre de sauvegarder une institution destinée à préparer le futur de l’humanité et chargée d’une mission au service de l’espèce, au moment où elles en sont, l’une et l’autre, de leur aventure commune. Cette définition serait le socle d’une nouvelle politique des savoirs pour les Écoles du monde entier.

Les savoirs enseignés à l’École sont en crise. Différemment, mais partout. De nombreuses voix se font entendre de par le monde qui osent aborder cette question des savoirs. Bien sûr, une des références majeures doit être faite à Edgar Morin, qui en plusieurs ouvrages a questionné la dialectique entre la connaissance et les missions de l’École mais il n’a pas été écouté. Parmi des prises de position récentes, on peut citer l’économiste et prix Nobel Esther Duflo : « L’idéal serait de changer les programmes [scolaires], car beaucoup de difficultés viennent de ce qu’ils sont inadaptés ». Ayant étudié avec précision les savoirs des enfants de diverses villes et campagnes indiennes, elle dit par exemple que « ce qui est en cause n’est pas que les écoles n’apprennent pas grand-chose aux enfants, mais qu’en plus les connaissances qui existent dans le système écologique des enfants ne sont pas repérées et les compétences enseignées ne sont pas appliquées, en tout cas pas complétement dans le système[6] ».

Ou encore Nathanaël Wallenhorst[7] : « L’École, institution du rapport aux savoirs, est ici nécessaire, non seulement pour que nous puissions intégrer des connaissances avérées et scientifiquement fondées, mais aussi pour qu’elles s’incarnent dans nos existences, acquièrent une dimension, sensible, agissante, – étant entendu que les savoirs dits scolaires ne rejoignent pas uniquement les élèves, mais tout leur écosystème […]. Bref, la société dans son ensemble. »

Tout cela est prêt, attend, reste entre quelques penseurs de grand renom ou dans les prises de position qui figurent sur le site de l’UNESCO, mais en France l’institution éducative ne s’est pas saisie de la gravité ni de l’urgence, et ne sait pas comment penser ces choses radicalement (au sens propre) nouvelles. Nos réflexions visent à proposer des analyses et des points de rupture, et nourrir un chantier immense et indispensable[8], car dans les folies, les risques nés de l’anthropocène, les égarements de l’information, les conflits, les intégrismes et les appétits des puissances et des puissants du monde, la question des savoirs ne doit pas rester en déshérence.


[1] Voir notre première partie : « Il faut révolutionner les savoirs scolaires ! (1/2)» , AOC.

[2] Présupposé qui s’est imposé jusqu’en Europe (aucune compétence commune en éducation dans les traités fondateurs).

[3] M.Bray, The Shadow Education system: Private Tutoring and its implications for planners, UNESCO, 2007, 101 pages. C’est l’ombre au sens anglais, de ce qui accompagne une réalité. Tous les ouvrages ultérieurs de Bray ont, région après région, inventorié cette réalité devenue mondiale.

[4] Nous renvoyons ici au numéro qu’en 2018 la Revue internationale d’éducation de Sèvres a consacré aux « conflits de vérité à l’école », sous la direction de Laurence Cornu, et en particulier sur les articles consacrés aux États-Unis et à la Turquie.

[5] E. Duflo, « Esther Duflo au Collège de France : Les programmes scolaires sont inadaptés au enfants », interview par News tank, 4 janvier 2023.

[6] N. Wallenhorst, Qui sauvera la planète ? Les technocrates, les autocrates ou les démocrates…, Arles, Actes Sud, 2022, 288 pages.

[7] Tel que nous avons commencé de le configurer dans le cadre du Collectif d’interpellation curriculaire (CICUR).

Roger-François Gauthier

Chercheur en sciences de l'éducation, Professeur associé à l'université Paris-Descartes

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Notes

[1] Voir notre première partie : « Il faut révolutionner les savoirs scolaires ! (1/2)» , AOC.

[2] Présupposé qui s’est imposé jusqu’en Europe (aucune compétence commune en éducation dans les traités fondateurs).

[3] M.Bray, The Shadow Education system: Private Tutoring and its implications for planners, UNESCO, 2007, 101 pages. C’est l’ombre au sens anglais, de ce qui accompagne une réalité. Tous les ouvrages ultérieurs de Bray ont, région après région, inventorié cette réalité devenue mondiale.

[4] Nous renvoyons ici au numéro qu’en 2018 la Revue internationale d’éducation de Sèvres a consacré aux « conflits de vérité à l’école », sous la direction de Laurence Cornu, et en particulier sur les articles consacrés aux États-Unis et à la Turquie.

[5] E. Duflo, « Esther Duflo au Collège de France : Les programmes scolaires sont inadaptés au enfants », interview par News tank, 4 janvier 2023.

[6] N. Wallenhorst, Qui sauvera la planète ? Les technocrates, les autocrates ou les démocrates…, Arles, Actes Sud, 2022, 288 pages.

[7] Tel que nous avons commencé de le configurer dans le cadre du Collectif d’interpellation curriculaire (CICUR).