Politique

Danses, agitations, soulèvements

Philosophe, danseuse

L’extractivisme est un terrorisme intellectuel par lequel des ministres, à coups de bombes lacrymogènes, de grenade et d’entretiens dans Le Journal du dimanche, s’assurent d’une atmosphère où il n’y a pas d’alternative. Il faut en sortir : une des formes de désentraînement au capitalisme extractiviste est une famille grandissante de pratiques chorégraphiques qui visent à pirater le sens que nous avons de nous-mêmes.

Que la Terre puisse se soulever ou soulever des multitudes, voilà ce que les dernières décennies d’activismes écologiques ne cessent de réaffirmer.

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L’écologie, comme étude et célébration des interdépendances entre les vivants, l’a suffisamment fait passer dans les savoirs les plus courants : tu as beau être humaine, tu te sais traversée de quantité de mouvements autres que les tiens. Mouvements de la respiration, mouvements de la digestion, mouvements des bactéries qui vivent sur ta peau ou dans tes intestins, mouvements de la Terre, enfin, qui, gigantesque masse sous tes pieds, t’attire à elle.

Danser, se pirater les gestes

Mais le savoir ne fait pas tout. Comme Isabelle Stengers et Philippe Pignarre le faisaient ingénieusement remarquer dans La sorcellerie capitaliste, l’extractivisme (l’idée selon laquelle je pourrais m’excepter de l’interdépendance pour en tirer profit) n’est pas seulement une mauvaise idée. C’est un envoûtement. Un sort qui est jeté et perpétuellement répété, par les gestes que nous nous apprenons à faire, par les grammaires que nous employons et par les technologies dont nous nous entourons. Un terrorisme intellectuel par lequel des ministres sorciers, à coups de bombes lacrymogènes, de grenades et d’entretiens dans Le Journal du dimanche, s’assurent d’une atmosphère où il n’y a pas d’alternative (que les larmes).

Or, face à une sorcellerie, les idées, les arguments, même s’ils sont très nécessaires, ne suffisent pas : il faut des pratiques de désenvoûtement, il faut des contre-sortilèges.

Au milieu des formes nombreuses de désentraînement au capitalisme extractiviste et à ses bras armés (retours à la terre, respirations de combat, arts de la maintenance et autres formes mutuelles, locales ou globales, d’entraide et de débrouille), une famille grandissante de pratiques chorégraphiques vise à pirater le sens que nous avons de nous-mêmes. Elles nous proposent de devenir « les espions de nous-mêmes » pour ré-investir, dans nos muscles, dans nos postures, dans nos gestes, notre statut de créatures terrestres. Appelons ces pratiques nanopolitiques des pratiques écosomatiques (pour reprendre le terme de l’écologue et théoricienne de la danse Joanne Clavel), ou compost-humanistes (pour reprendre le terme de la biologiste et théoricienne féministe Donna J. Haraway) : des pratiques qui visent à faire remonter, dans notre expérience, l’humus que nous sommes, notre attachement gravitaire et dynamique à la Terre.

Si les pratiques de danse sont des terrains privilégiés de désenvoûtement, c’est que les danseuses sont des hackeuses du geste : au studio, elles étudient les conditions non seulement motrices, mais perceptives et affectives, mais conceptuelles et politiques, pour être capables de produire les mouvements dont elles ont besoin – pour convenir à la chorégraphie qu’on leur propose, ou pour improviser leurs voies dans les environnements qui leur sont donnés. Ce faisant, elles apprennent à défaire les imaginaires limités qui sont véhiculés par les représentations hégémoniques (par les dictionnaires d’anatomie, par les chorégraphies de la bienséance qui s’attachent à la classe, au genre, à la race). Pas toujours volontairement – et à dire vrai, la danse est aussi un formidable engin à transmettre des chorégraphies obligées et des images brutalement validistes et esthétisantes de ce à quoi devrait ressembler un être humain –, les savoirs-en-danse ont ainsi la possibilité de faire la place à toute une batterie de mobiles qui excèdent l’humain.

Les danseuses, parce qu’elles ont besoin de se désapprendre à être les seules agentes de leurs propres mouvements – pour faire la place aux flux qui les traversent, pour faire la place aux gestes d’autres créatures dont elles apprennent – peuvent ainsi être des guides privilégiées pour comprendre nos mobilisations. Pourtant, malgré cette place de choix dans les techniques de dynamitage des habitudes, il n’est pas particulièrement fréquent de voir les savoirs-en-danse mobilisés pour comprendre la politique. Comme l’a dit justement Aurélie Dupuis récemment dans AOC, la performance, le théâtre, la scène, les médias, l’analyse littéraire, l’analyse des images sont jugées plus probantes pour rendre compte de ce que la langue courante appelle pourtant des mouvements politiques. Mais que se passerait-il si, avec les danseuses, nous apprenions à dire comment nous sommes soulevées par d’autres mouvements que les nôtres ?

Somatopolitique, nanopolitique, choréopolitique

Somatopolitique, nanopolitique, choréopolitique : autant de mots, dans les études en danse et leurs parages, pour décrire une attention à la manière dont un collectif se mobilise, dont un mouvement, un geste, un savoir-bouger circule, est repris, intensifié, infléchi par d’autres. En considérant la motricité à l’œuvre dans les mouvements politiques, quantité de disciplines sont appelées à s’entre-pirater. Science politique, philosophie politique, écologie, études sur le geste se retrouvent à se conjoindre pour déceler (sous les mouvements majeurs, sous les mouvements classiquement considérés comme politiques) ce que la philosophe Erin Manning pourrait appeler des « gestes mineurs[1] » : des gestes qui n’ont l’air de rien, des gestes de s’asseoir (à l’avant d’un bus, au comptoir d’un restaurant), des gestes de danser (sur le toit d’une centrale nucléaire), des gestes de s’allonger (avec des blouses blanches recouvertes de sang), des gestes d’habiter (un bocage qu’on destine à être un aéroport), des gestes de lever le poing en fermant les yeux, des gestes de s’embrasser, de cracher, de dormir, de rester.

C’est que les gestes, contrairement aux textes, aux discours et même aux slogans, ne peuvent être repris sans être immédiatement sujets à variation : on ne peut pas se contenter de copier-coller un geste ; pour le faire exister dans l’espace public, il faut le refaire soi-même, se l’apprendre, se l’attacher aux articulations. Citer un geste, c’est nécessairement, comme dit la chercheuse en danse Isabelle Launay, en recevoir l’excitation (c’est le même mot latin) : une incitation à se mouvoir soi-même[2]. Les gestes court-circuitent ainsi l’idée classique de la mobilisation selon laquelle il faudrait, pour s’engager dans la lutte, disposer d’une identité pré-existante : ils sautent par-dessus les frontières des corps-identités, viralisent non pas en demandant la réplication de l’identique (à la manière des bots et autres trolls qui répètent sans les comprendre des réponses stéréotypées), mais en mutant d’un lieu à l’autre.

Ainsi, comme le fait remarquer Adrian Wohlleben, « si les groupes sociaux tiraient autrefois leur légitimité à diriger les luttes de revendications historiques et morales, les gestes, aujourd’hui, ne “dirigent” pas de la même manière. Un geste dirige en (1) étant copié et imité, en accumulant des occasions de répétition ; (2) en réorganisant de force le champ d’intelligibilité dans lequel il s’insère, en changeant les coordonnées du problème, de sorte que les pratiques voisines doivent être repensées et réorganisées en réponse à ce geste, même si ce n’est que temporairement ; (3) parce qu’il favorise d’autres interventions autour de lui, il “part, fuit, mais en faisant fuir”. »

Ce qui se pointe ici, c’est ce que les études en danse pourraient appeler des phénomènes de contagion gravitaire : non pas tellement une reprise de l’image ou de la forme extérieure du geste, mais une contamination, un élargissement empathique, qui touche à l’attitude envers le poids, au tonus musculaire, à la disposition affective.

Des gestes médians

De ce point de vue, ce qu’on peut remarquer c’est qu’un grand nombre de gestes politiquement viraux (geste de s’asseoir là où l’on n’est pas censé s’asseoir, geste de lever un poing ganté de noir quand on est censé célébrer une victoire, geste de s’allonger dans la rue au milieu du trafic des voitures, geste de prendre soin d’un territoire…) ont pour caractéristique d’être des gestes dont le tonus, loin d’être marqué par la tension arquée, le muscle bandé ou la posture redressée, sont souvent des gestes qui relèvent de la chute, du jeu d’enfant, du non-agir, ou du relâchement.

Se soustrayant à une image de l’agentivité nécessairement individuelle et centralisée, ces gestes viraux circulent en empruntant des voies qu’on pourrait dire moyennes : ni purement actives ou érectiles (le corps redressé du soldat), ni simplement passives (le corps témoin du passant désintéressé), ce sont des présences épaisses, occupantes, vivaces ou vigiles. Dans la grammaire française, la binarité des voies verbales rend difficile d’imaginer cet entre-deux : soit l’on bouge, soit l’on est bougée, soit l’on agit, soit l’on est agi ; le sujet passif (qui se dit d’ailleurs, le plus souvent, au féminin) est le contraire de celui qui prend son destin en main, et qui peut avoir une chance de changer le monde.

Mais cette alternative binaire, justement, n’est pas un destin : dans bien des langues, il existe une troisième voie, qu’on dit « médiane » parce qu’elle est justement une voie du « milieu », une voie où le sujet est celui par lequel le mouvement arrive, sans pour autant avoir besoin d’en être l’agent[3]. Ainsi en grec, en latin, en sanskrit, des verbes comme danser, toucher, s’allonger, s’asseoir, s’abriter, dormir, épouser un mouvement, se disent à la voie médiane : autant de gestes qui, s’ils m’arrivent, exigent simultanément que ce ne soit pas tout à fait moi qui soit la seule aux commandes, qui exigent que je sois au moins autant « (en)dormie » que « dormante », autant « dansée » que « dansante ».

Voilà bien une leçon choréopolitique : la place faite à ce que læ performeureuse A. Livingstone appelle « la tendresse comme vandalisme ». L’idée qu’aux côtés des oppositions manifestantes, tout contre elles et apposées à elles, dans leurs sous-sols[4], pourraient se loger des formes d’insurrection par des tonus tendres : pas non-violentes ou désarmées, mais plutôt constituées par des « armées d’amant·es » (comme dit Queer Nation), peuplées de « trafiquantes d’armes contemplatives » (comme dit Audre Lorde). Ces somactivismes prennent des racines de plus en plus concrètes dans les mouvements politiques contemporains, où aux côtés des medics qui prennent soin des blessé·es lors des affrontements avec les forces de l’ordre, s’inventent des pratiques de respirations collectives, de régulation du stress, d’« activisme régénératif » et de « militance du plaisir » qui visent à déjouer l’habitude de sacrifier le présent de la lutte au nom des futurs sur lesquelles elle est censée ouvrir.

La tension musculaire et l’émeute

Le mot « danse » apparaît plus d’une dizaine de fois dans Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, un livre dont le titre est déjà à lui-même une instruction motrice à l’insurrection (le « debout [les damnés de la terre !] » qui est certes élidé, mais qu’on ne peut comme s’empêcher d’entendre). Si le mot « danse » a une certaine présence dans Les Damnés de la terre, c’est que la voie privilégiée par le psychiatre/penseur révolutionnaire pour décrire les mouvements de décolonisation est musculaire. Il parle notamment de la manière dont, dans l’Algérie occupée, les médecins coloniaux ont longtemps remarqué chez les vieillards, une raideur musculaire généralisée (où la marche ne se fait qu’à petits pas serrés, où la posture semble se replier sur elle-même), raideur que ces médecins attribuent à des facteurs congénitaux. Frantz Fanon conteste ce diagnostic : pour lui, la contracture du corps est « l’accompagnement postural, l’existence dans les muscles du colonisé de sa rigidité, de sa réticence, de son refus face à l’autorité coloniale[5] ».

Une conclusion qu’en tire Fanon est que le mouvement de libération ne peut qu’être un mouvement par lequel cette tension musculaire trouve un espace où s’allier, un collectif à ameuter. Dans le même sens, la philosophe Elsa Dorlin propose les linéaments d’une histoire critique de la danse en régime plantocratique, où celle-ci fonctionne comme instrument de répression : en interdisant aux esclavisé·es de danser ensemble (de « s’attrouper le jour ou la nuit, sous prétexte de noces ou autrement », dit l’article 16 du Code noir), tout en imposant des formes de gestes esthétisées qui en euphémisent les désirs insurgents. Tournée en spectacle, interdite comme modalité de réunion, la danse plantocratique participe ainsi à contenir et empêcher le déploiement de la motricité révolutionnaire. Et Dorlin de s’interroger : et si la danse, dans la nuit, dans les sous-sols, dans l’envers du spectacle de la modernité/colonialité, pouvait plutôt être envisagée comme « une forme d’ascèse politique où je m’entraîne, avec d’autres, à faire chœur » ?

Les sujettes des Empires (post)coloniaux avons de quoi être agitées – et nos agitations sont des dons que nous nous faisons les unes aux autres. Comment apprendre à les conjoindre ? Il y a des réponses politiques révolutionnaires à donner à cette question. Et il y a des manières choréopolitique de la poser : comment reconnaître, amplifier, faire bifurquer la montée, en nous, de mouvements qui nous excèdent ?

NDLR : Emma Bigé a récemment publié Mouvementements. Écopolitiques de la danse, aux éditions La Découverte.


[1] Erin Manning, Le geste mineur, traduit de l’anglais (Canada) par Aline Wiame, Les presses du réel, 2018.

[2] Isabelle Launay, Cultures de l’oubli et citation. Les danses d’après, II, Pantin, Centre national de la danse, 2018, p. 181.

[3] Émile Benveniste, « Actif et moyen dans le verbe », [1950], Problèmes de linguistique générale t. 1, Gallimard, 1966.

[4] Fred Moten, Stefano Harney, Les sous-communs. Planification fugitive et étude noire, [2013], traduit collectivement de l’anglais (États-Unis), Paris, brook, 2022.

[5] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, [1961], La Découverte, 2002, p. 280.

Emma Bigé

Philosophe, danseuse

Notes

[1] Erin Manning, Le geste mineur, traduit de l’anglais (Canada) par Aline Wiame, Les presses du réel, 2018.

[2] Isabelle Launay, Cultures de l’oubli et citation. Les danses d’après, II, Pantin, Centre national de la danse, 2018, p. 181.

[3] Émile Benveniste, « Actif et moyen dans le verbe », [1950], Problèmes de linguistique générale t. 1, Gallimard, 1966.

[4] Fred Moten, Stefano Harney, Les sous-communs. Planification fugitive et étude noire, [2013], traduit collectivement de l’anglais (États-Unis), Paris, brook, 2022.

[5] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, [1961], La Découverte, 2002, p. 280.