Littérature

Les zones de combat

Écrivain

Que peut la littérature dans le monde de l’IA et n’est-elle pas déjà en retard sur son époque ? L’univers est en expansion mais les limites du représentable, de ce que l’on peut sentir et imaginer, se font sentir. Puisque la réalité nous est donnée habituellement comme un récit, par quel bout commencer ? Peut-être par le rien, la nuit, un terrain de jeu immense sans temps ni espace. Le nouvelliste et scénariste Vincent Ravalec, dont l’imagination est pourtant débordante, pose la question d’un nouveau soupçon.

L’enchevêtrement des rues rappelle le labyrinthe que forment les aspérités du cuir de certaines espèces d’alligators, sans logique précise, hormis celle d’une sauvagerie abyssale, que l’on ne ressent pourtant pas en longeant les façades des immeubles, en marchant sur les trottoirs, en patientant au moment de traverser une rue, attendant que le flot des voitures s’écoule. On voit assez peu le ciel, des nuages, gris, parfois des tâches de bleu, mais pas d’étoiles la nuit, ni même la lune, et cela permet de se concentrer, si on le souhaite, sur les strates entrelacées qui composent la ville, qu’on peut se représenter comme un mille-feuilles géant, multidimensionnel, infini, une prison d’illusions fractales, dont les motifs, pourtant, ne seraient jamais vraiment semblables.

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À d’autres instants, au contraire, une dominante de vide prend le dessus, et la sensation d’envahissement est prépondérante.

La juxtaposition de ces deux extrêmes peut laisser à penser que l’intégralité du décor, de la matière, de ces rues enchevêtrées, est soumise au même mouvement, celui d’une dilatation, agrémentée d’une contraction, évoquant une mécanique cardiaque, un cœur, dont une infime goutte serait disponible sous nos pieds, irradiant nos corps, nos souffles, de cette pulsion, et nous permettant tout simplement de vivre et de respirer.

Parfois cependant les murs se rapprochent d’une manière trop ostentatoire, et alors l’anxiété prédomine, la densité nous écrase, ou, lorsqu’au contraire le vide est trop présent, le sol se dérobe, nous entraînant dans une chute sans fin, meurtrissant à jamais notre désir de sécurité et de finitude rassurante.

Entre ces deux espaces, nous pouvons (nous devons ?) pourtant réussir à concevoir des données viables, des fleurs par exemple, de l’amour, des fluides envoûtants, des nectars soyeux, et lorsque nous y parvenons, alors le monde devient une immense peinture, mouvante et sans cesse renouvelée, entre éveil et sommeil, insouciante du temps, et dans cet équilibre subtil, la paix est préservée et nous rions, sans malheur ni heurt, inlassablement.

Mais, précisons-le, cela est envisageable lorsque le ciel est bleu. Un azur sans faille, le soleil, peut-être la chaleur, un risque de canicule. Avec, et ceci est important, le contexte tangible de cette immobilité factice : nos pieds sur une planète qui tourne sans nous le signifier vraiment. Tout cet attirail de repères qui tissent durablement notre réalité.

Car qui ressent que la Terre tourne ? Peut-être les avions quand ils volent très haut, mais les avions ne ressentent rien, et regardent vers le bas, ils ne sont pas encore des fusées. Et même les fusées emportent avec elles un morceau de ce monde, fait de certitudes. Alors que si l’on se couche sur le sol, d’une façon suffisamment intime et courbe, pour en ressentir justement l’arrondi qui permet d’éprouver la distorsion de l’espace et du temps, une partie de notre âme se détache de notre enveloppe charnelle et se met à flotter, aspirée par la nuit.

Et cette nuit devient alors la nouvelle référence, terrifiante et déconcertante. La nuit en plein hiver. Presque le néant. Pas celle que l’on regarde peuplée d’étoiles, devant le crépitement d’un feu de camp. Mais la nuit où rien n’existe. Où l’effroi et le vide se mêlent d’une telle incompréhension qu’aucun paradigme connu ne peut interférer avec cette sidération qui vous saisit.

L’impression de se désintégrer, de ne plus avoir ni corps ni repère, d’être sans centre, ni haut, ni bas, et même cela est impropre à évoquer cette réalité, encore différente de l’impesanteur, car les sensations que l’on ressent en impesanteur, même si elles sont inédites, sont quand même référées à notre habitude d’avoir pour nos pieds l’obligation impérieuse d’un contact avec le sol.

Or, qui marche au plafond, à part Spiderman et des insectes ? Et les insectes, personne ne sait ce qu’ils ressentent. En tout cas, ils ne nous le disent pas. Quand l’on essaye de les sonder, par l’entremise d’un psychotrope, par l’immersion dans un flux de conscience particulier qu’on imagine être le leur, ou une fréquence qui ricocherait sur ce qui semble être le siège de leur être, rien n’apparaît. Ou alors des stries si étranges qu’elles ne renvoient à aucune donnée sensée, juste à une horreur déconcertante. Innommable. Pourtant les systèmes qu’ils construisent parfois peuvent évoquer un langage : des filaments, des rhizomes, des formes géométriques improbables, dans lesquels pourrait se trouver l’ébauche d’une grammaire possible, face à cette immensité in-mentalisable, ce vide qui n’est ni un néant, ni un espace. Les insectes sont une piste à prendre en considération. Une hypothèse pas plus sotte qu’une autre. Mais je sens que vous avez déjà décroché. Parce que, que peut-on bien vouloir raconter en parlant d’une ville qui serait un tissage de paterne fractal et d’une nuit abyssale, où l’absence de repères serait si terrible qu’on n’aurait d’autres idées saugrenues que de penser à des insectes pour communiquer avec ?

Je sais que tout le monde ne le ressent pas (ou s’en fiche), mais ce que l’on appelle la réalité est pleine de surprises, d’histoires curieuses, d’inédits. Alors penser que les insectes sur Terre sont la matérialisation incarnée d’êtres venus des profondeurs cosmiques, et que l’on va les observer, essayer de les comprendre, pour lutter contre les effets perturbants des dimensions où le temps et l’espace sont les jouets absents d’un nouveau terrain de jeu, pourquoi pas ? C’est un point de départ littéraire comme un autre. Cela peut être le début un peu bizarre d’une histoire de SF, d’un conte baroque en version prose poétique.

La compréhension du monde que nous permet la science s’apparente tout bonnement à… de la magie.

En fait, pour mieux contextualiser ma proposition, c’est tout simplement que je me demande ce que l’on peut bien encore fabriquer avec la littérature. Et prendre quelque chose de vraiment extrême, la limite de ce que l’on peut imaginer – en tout cas ce que personnellement je suis capable de projeter –, RIEN, LA NUIT, DES ÊTRES BIZARRES, DES DIMENSIONS INCONNUES, est un bon pitch pour se poser la question de ce que l’on va pouvoir écrire demain (au moment où les MACHINES nous informent qu’elles prennent la main sur cette activité qui nous était jusque-là déléguée).

Notons au passage que ces dimensions, ce terrain de jeu sans espace et sans temps, n’est pas que celui où nous emmènent les soubresauts agités d’une imagination exaltée (en l’occurrence la mienne), mais bien ce qu’évoquent avec une précision implacable les publications les plus érudites de notre époque, pourtant par ailleurs plongée assez souvent dans le brouillard diffus de la connerie. La compréhension du monde que nous permet la science (ouvrez n’importe quelle revue de vulgarisation si vous avez des doutes) s’apparente tout bonnement à… de la magie. Un pan étrange du réel, aux antipodes de notre expérience sensible, contre-intuitif en diable.

Avec un peu d’imagination, en voyant cette grosse boule rouge, le soleil, descendre sous la ligne légèrement courbe de l’océan, avec l’autre boule, la lune, qui montait dans le ciel, en faisant des maquettes, en 3D, des boules se déplaçant sur des orbites les unes autour des autres, grâce à un effort d’imagination assez conséquent, nous avons pu nous rendre à l’évidence : la Terre tournait, alors que manifestement, pour nous, elle ne tournait pas. Mais là se trouve quasiment notre limite. Car tout le monde n’a pas la chance d’avoir, comme certains astrophysiciens, le chic pour se représenter l’irreprésentable, par le biais d’équations mathématiques complexes, ou d’hypothèses de pensées impossibles pour le commun des mortels. Dès que l’on rentre dans la suite des explications, l’infiniment petit, la relativité, le monde quantique, les champs électromagnétiques, tout ce monde invisible dans lequel nous baignons sans le voir ni le toucher, franchement, on ne peut qu’être largué. Dès que l’on franchit cette frontière, la compréhension de cette insoutenable sorcellerie par notre logique intellectuelle, nous nous heurtons à un mur, restons sur le quai, pauvre non-Einstein que nous sommes, condamnés à regarder comme des aveugles un feu d’artifice qui nous échappe. Et ce qui est terrible c’est que cette incroyable fantasmagorie ne peut pas s’écrire (en tout cas pas sous forme littéraire). Et quand on écrit, c’est déconcertant, parce que la littérature, et plus globalement le récit, sont ce qui nous articule. Nous sommes du récit, car pour nous, le monde EST UN RÉCIT.

Mais une fois que l’on a réalisé que la Terre tourne alors qu’elle ne tourne pas, que d’autres pans de la réalité, dans lesquelles pourtant nous baignons, nous sont aussi étrangers qu’internet l’est à une fourmi, nous sommes en droit de nous poser la question de la pertinence de ce concept – LE RÉCIT –, et de sa déclinaison – LA LITTÉRATURE –. De la littérature et de ce que l’on attend d’elle, aujourd’hui et encore plus demain.

Mais tout ceci, je m’en doute, est certainement trop lointain pour trouver un écho chez des lecteurs. Des choses concrètes (et elles pleines de sens) nous accaparent en permanence, et doivent se positionner en tête de gondoles des thèmes à aborder, qui plus est lorsqu’il s’agit d’une revue se piquant de pouvoir décrire la réalité en offrant une fenêtre à des plumes avisées. Des sujets comme la condition des femmes, les soubresauts géopolitiques, les menaces de conflits, les retraites, l’irruption annoncée, mais tellement sidérante de l’IA, mettant en péril l’emploi mondial, les profits éhontés de quelques-uns dans un monde de laborieux, et même le sort de notre humanité sur cette planète, soumise à un destin létal à très court terme, du fait de notre incroyable capacité à nous autodétruire, seraient certainement plus à-propos (Dieu sait que les sujets audibles ne manquent pas), mais parler de ce que l’on ressent l’hiver, quand l’axe de la Terre nous prive de notre ration de lumière et que l’on imagine notre âme projetée très loin, loin dans l’univers, et ce que cela induit sur la possibilité de sculpter les phrases différemment, de raconter l’irracontable, ne doit pas captiver grand-monde.

J’adore écrire. C’est pour moi une source de joie inépuisable, un rapport au monde immédiat et fécond, une baguette magique me permettant de transformer n’importe quel événement aussi sûrement que s’il se métamorphosait en pâte à modeler. Mais je ne peux pas m’empêcher d’être pris aujourd’hui d’un léger doute, voire d’une certaine inquiétude quand je réalise que beaucoup de choses m’échappent et que ma baguette magique a certainement une limite – alors que pour moi elle était parfaitement corrélée avec ce que justement je suis capable de mentaliser ou d’éprouver –, et qu’en plus une MACHINE va probablement écrire aussi bien que je ne suis capable de le faire dans quelques semaines.

Cela est suffisant pour que s’ouvrent les affres de l’interrogation. Évidemment, le RÉCIT ne va pas s’arrêter. Il y a aura toujours des IL ÉTAIT UNE FOIS (et certainement un peu moins d’Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, mais évidemment d’autres options), mais ce récit, à l’heure où les séries des plates-formes anglo-saxonnes, aussi bonnes soient-elles, en donnent le la, n’est-il pas aussi un leurre, une façon de rester cloisonné dans les chambres exiguës d’une réalité pourtant à l’évidence beaucoup plus vaste ?

La littérature n’est-elle pas en retard par rapport à ce que ce monde sidérant dans lequel on se réveille tous les jours nous propose, alors qu’elle devrait au minimum l’accompagner, voir le devancer ? J’ai écrit en bénéficiant d’un héritage littéraire époustouflant. Le foisonnement narratif du XIXe siècle, les avancées stylistiques de Proust et Céline, mais aussi les discursions du Mallarmé d’Un coup de dés au cut-up de Burroughs, en passant par l’Oulipo et l’écriture automatique des surréalistes, ont parfaitement compris leur époque. Est-ce encore le cas ? La littérature peut-elle toujours se saisir du monde ? Des mondes dont nous avons conscience, mais que nous ne voyons ni n’entendons ? Des mondes qui existent et ceux qui n’existent pas encore pour nous ? Ou allons-nous gentiment glisser vers un récit petit à petit dicté par des machines pour achever de nous transformer en Cylons, au service d’une logique de plus en plus folle ?

J’aimerais bien savoir si je suis le seul à me poser ce genre de questions, et si par hasard il n’y a pas, dans un recoin, un savant fou en train d’inventer un truc vraiment ouf, un mélange de réalité virtuelle, couplé avec une molécule psychotrope à tomber à la renverse, avec une grammaire intergalactique, le tout dans un récit infalsifiable indexé sur les NFT, qui serait la littérature de demain.


Vincent Ravalec

Écrivain, Scénariste