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Sur la crise démocratique israélienne

écrivain et essayiste

La crise politique et institutionnelle qui secoue Israël depuis plusieurs mois n’est pas due à une prétendue spécificité culturelle, elle appartient bien à la séquence contemporaine occidentale : l’étrange contre-révolution populiste qui, en ce premier quart de XXIe siècle, enflamme la planète. De ce type de crise, Georges Bataille avait donné certaines clefs de compréhension au travers d’un paradigme, celui de l’homogène et de l’hétérogène.

La crise politique et institutionnelle qui secoue Israël depuis plusieurs mois suscite bien des commentaires dont la plupart réactivent une équation inepte selon laquelle il y aurait incompatibilité entre le fait juif et le fait démocratique. Pourtant, les opposants à Netanyahou revendiquent pleinement d’être juifs, et n’opposent pas leurs revendications touchant à la question de l’État de droit et leur culture juive.

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D’une certaine façon, prétendre à une contradiction entre le judaïsme et la démocratie, c’est donner raison aux fanatiques religieux en pensant le fait juif hors de son histoire qui est au contraire profondément intriquée avec le fait démocratique. Et d’ailleurs le judaïsme, y compris dans ses textes sacrés, est-il autre chose que son histoire ? Est-il autre chose que ce que Sartre aurait appelé sa « facticité historique » qui l’a noué au monde depuis les premiers mots de la Genèse jusqu’à la création de l’État d’Israël, et donc jusqu’à aujourd’hui ?

Comprendre la crise actuelle suppose de sortir de l’agitation hystérique du fétiche religieux par les extrémistes. Cette crise appartient à la séquence contemporaine occidentale, et non à une prétendue spécificité culturelle qu’exhibent toujours les fascistes pour justifier la rupture avec l’universel. Ce que vit Israël aujourd’hui ne diffère en rien de ce qui s’est déroulé aux États-Unis avec Trump, au Brésil avec Bolsonaro, en Hongrie avec Orban…, avec une seule différence qui, on peut l’espérer, va s’amenuiser comme les événements récents de Pologne le laissent entrevoir : la levée en masse du peuple israélien contre la tentative de coup d’État menée par Netanyahou voulant assujettir la Loi à ses propres intérêts.

Le projet du gouvernement populiste d’extrême droite vise à affaiblir considérablement l’unique contre-pouvoir institutionnel en Israël, à savoir la Cour suprême dont les décisions pourraient désormais être contournées en lui interdisant de se prononcer sur la validité de toute loi fondamentale, et dont la nomination des membres seraient à la merci du pouvoir. Ce projet vise aussi à suspendre l’indépendance du pouvoir judiciaire, à accaparer le système éducatif au profit des religieux, à donner à l’appareil d’État une base politique exclusivement identitaire et ethnocentrique, etc.

D’une certaine manière rien que de très banal, puisque ces décisions – qui pour certaines d’entre elles sont momentanément suspendues grâce aux mobilisations démocratiques – ressemblent à s’y méprendre à toutes celles qu’entraîne, en ce premier quart de XXIe siècle, l’étrange contre-révolution populiste qui enflamme la planète.

Contre-révolution unanimement réactionnaire, aux accents parfois fascistes, et dont l’unique couleur d’extrême droite devrait inviter ceux qui, dans le camp progressiste, rêvent d’un populisme de gauche, à s’en méfier, et à jeter un coup d’œil prolongé et rétrospectif sur le passé immédiat ou les temps plus lointains : pour le passé immédiat, par exemple les catastrophiques élections constituantes chiliennes du 7 mai dernier, pour les temps plus lointains, les fascismes européens du XXe siècle. Avec une seule question en tête touchant à la nature des défaillances de l’époque, des fissures politiques et culturelles, des confusions idéologiques, qui donnent brusquement, de manière apparemment aléatoire ou du moins imprévisible, aux dispositifs pulsionnels une urgente priorité sur les motifs de justice, d’égalité, de respect, de progrès, comme le spectacle des foules populistes nous en donne aujourd’hui, comme jadis, le sentiment.

Ce type de crise, Georges Bataille en a donné certaines clefs dans les années 1930 au travers d’un paradigme, celui de l’homogène et de l’hétérogène. Il s’agit d’un texte majeur, paru dans La Critique sociale en novembre 1933, intitulé « La Structure psychologique du fascisme[1] », et dont la sociologie qui l’inspire pourrait être appelée « socio-logique » (selon le terme inspiré à Lévi-Strauss par Durkheim[2]) à cause de son caractère structural, de sa dimension anthropologique, par son attention aux symboles sociaux, et dont le terme choisi par Bataille (« structure psychologique ») ne rend pas bien compte, à moins de l’écrire également : « psycho-logique ».

L’homogénéité sociale est liée à un mode de production standardisé et normalisé où les individus comme les groupes sociaux acceptent d’être situés comme des fonctionnalités, et à un État démocratique où le pouvoir circule sans cesse, lieu vide, propice à l’échange, et à la succession des désirs de gouverner. Le groupe social hétérogène pose problème en affichant une différence inexplicable selon les critères rationnels et pragmatiques du groupe social homogène. Il pose une existence qui n’est pas une fonction au sein de la structure sociale et productive, et aspire à bloquer de ce fait la reproduction impersonnelle et bien huilée des positions et des fonctions individuelles.

L’hétérogène est ce qui exhibe son hétérogénéité comme jouissance et comme souveraineté. Mais, on le comprend, les définitions spécifiques de l’homogène et de l’hétérogène importent moins que la structure relationnelle qui les oppose et les associe. On comprend également que Bataille, ici, n’investit pas l’hétérogène, comme il le fait ailleurs, de valeurs mythiques liées au sacré, à la souillure ou à la dépense, de même qu’il ne prend pas la sphère homogène de haut en l’assimilant à la banalité, à l’insignifiance de ce que Sartre appellera plus tard le pratico-inerte. L’homogène et l’hétérogène ne sont pas des valeurs mais un couple symbolique propice à mettre au jour des praxis sociales en tant qu’elles sont antagonistes.

L’affrontement entre les deux sphères peut prendre la forme d’une crise violente mais ponctuelle comme ça a été le cas en France avec les Gilets jaunes entre 2018 et 2019 : échec d’un groupe à ne s’exprimer que sous la forme de la rage impuissante et avouée comme telle, à s’épuiser dans l’émeute et sa répétition, dans une incapacité à formuler un projet pour l’histoire.

Mais l’hétérogène peut surmonter son nihilisme à deux conditions. D’abord, lorsque l’homogénéité de la société dissimule des contradictions internes si fortes que celle-ci a délégué aux groupes hétérogènes le soin de les porter. Ensuite, lorsque le groupe hétérogène consent à une forme de contrat avec un représentant appartenant au groupe homogène en mesure de lui faire pénétrer le système. Très souvent, c’est le soldat, le militaire, ou ex-militaire qui peuvent jouer ce rôle, car, de par leur fonction, ils sont assimilés à la violence, au désordre et au sang, et donc à l’hétérogène, mais en même temps ils sont totalement intégrés à la sphère homogène par l’institution militaire, même si c’est à une place sensible qui fait d’eux d’éternels suspects du fait du rôle récurrent du coup d’État militaire dans la plupart des sociétés organisées.

En Israël, le groupe homogène, c’est la société « idéale » qu’incarne le pays : réussite insolente du secteur High-Tech et de la start-up nation, unique démocratie du Proche-Orient, société de l’inclusivité radicale, protectrice des LGBT, des minorités, etc. Le groupe hétérogène est tout aussi facilement identifiable. À côté des extrémistes religieux, il est bien représenté par les colons qui sont, avec les religieux, l’incarnation de l’hétérogénéité par excellence. Hétérogénéité économique par l’espèce de parasitisme que constitue leur fonctionnement productif, existentielle par la violence à l’égard du colonisé, civique par le refus de nombreux religieux de faire le service militaire si structurant et si homogénéisant en Israël.

De cette hétérogénéité, émane ce qu’on pourrait appeler une subversion réactionnaire dont les énoncés transgressifs – la blague fasciste – sont la marque traditionnelle. Qu’on pense aux propos du directeur de cabinet de l’actuel ministre de la sécurité nationale, Chanamel Dorfman, qui, même s’ils ont été prononcés lorsqu’il était jeune, sont hautement signifiants : « Le seul problème avec les nazis, c’est que j’étais du côté des perdants[3]» : voilà, pour reprendre l’expression de Maurice Blanchot à propos de Sade, l’inconvenance majeure, tant ici la perversion et la menace sadique sont présentes.

Là où les révolutions ont échoué à être des médiations libératrices, elles ont permis au populisme de rétablir l’illusion de la souveraineté sous la pire forme qui soit.

Si ce groupe hétérogène a pu passer, depuis les élections de novembre 2022, de l’hétérogénéité stérile à une position de pouvoir, c’est qu’il a trouvé au sein du groupe homogène, un complice, qui est sans doute aussi un otage, en la personne de Benjamin Netanyahou. Celui-ci est un être composite : parfaitement intégré à la sphère homogène par son intelligence politique dont témoignent les accords d’Abraham qu’il a fortement contribué à conclure avec des nombreux pays arabes, il appartient aussi à la sphère hétérogène par les faits de corruption qui le menacent de prison, par le burlesque trivial dont son épouse excentrique, et ses dépenses de bouche, l’affligent et qui le fait ressembler à ce titre à la plupart des leaders populistes.

Il a scellé son hétérogénéité de manière plus fondamentale encore en octobre 2015 en dédouanant le nazisme de la responsabilité intentionnelle de l’extermination des Juifs d’Europe, et en l’imputant au grand Mufti de Jérusalem, prétendu inspirateur d’Hitler, et par métonymie au peuple palestinien tout entier[4]. Une hétérogénéité supérieure gît dans ces déclarations car c’est à une homogénéité supérieure que Netanyahou s’en est pris par ses propos : la Shoah dont la fonction de lien pour les Juifs n’est pas à argumenter.

Les échecs répétés et catastrophiques du rêve révolutionnaire (bourgeois ou prolétarien) de l’âge moderne offrent, en ce début de XXIe siècle, partout dans le monde, une perspective historique au populisme, en réactivant le vieux mythe de la souveraineté. Là où les révolutions ont échoué à être des médiations libératrices pour l’ensemble des groupes sociaux et pour les hétérogénéités malheureuses, elles ont permis au populisme de rétablir l’illusion de la souveraineté sous la pire forme qui soit, où le groupe hétérogène fétichise sa propre hétérogénéité et en fait l’alibi d’une domination fondée sur le pur rapport de force.

Au couple homogène / hétérogène il faut donc associer un autre couple médiation / souveraineté. La fonction idéale de la sphère homogène, c’est d’établir la gouvernementalité sous la forme d’une extension illimitée des médiations, le groupe social dominant se faisant la classe médiatrice. La fantasmagorie des groupes hétérogènes, c’est de maintenir vivace le fantasme de souveraineté alors même que celui-ci appartient aux formes les plus archaïques et les plus illusoires du pouvoir comme Michel Foucault l’a montré dans de nombreuses et précieuses interventions[5]. C’est vers la médiation qu’Israël doit aller pour déjouer la demande perverse de souveraineté que relance en permanence la frustration qui lui est attachée.

Que signifie alors la médiation ? La seule médiation qui soit significative aujourd’hui pour Israël a pour interlocuteur un interlocuteur difficile, et même, selon certains, impossible : les Palestiniens. On comprend alors aisément, devant les difficultés dont je ne peux juger si elles sont ou non surmontables, que cette hypothèse de la médiation soit aujourd’hui si obscurcie. Mais alors ce qui apporterait une clarté indispensable serait qu’Israël demeure déjà pour lui-même un État démocratique, c’est-à-dire retrouve le sens clair de sa propre homogénéité, et pour cela, d’une part lève la part d’ambiguïté qui lie la société aux groupes hétérogènes (colons et religieux) et conserve de la Loi ce qui interdit l’hypothèse du pouvoir comme jouissance et comme impunité.

La puissance, l’intelligence politique et historique des manifestations depuis trois mois en Israël attestent que ces deux étapes ont peut-être une possibilité nouvelle d’être franchies. La suspension momentanée de ces immenses et magnifiques manifestations, due aux reculs de Netanyahou et aux violents affrontements du mois de mai avec le Jihad islamique, nous laisse aujourd’hui dans l’incertitude sur les résultats de ces mobilisations impressionnantes. Soyons donc attentifs à ce qui demain viendra d’Israël.


[1] Repris au tome 1 des Œuvres complètes de Georges Bataille, Gallimard, 1970.

[2] Voir sur ce point Roland Barthes, « Sociologie et socio-logique » (1962), Œuvres Complètes, tome 2, Seuil, 2002, p. 32-42.

[3] Ce propos de Chanamel Dorfman fut prononcé dans le contexte d’une campagne contre les migrants africains en Israël (The Haaretz, 27 novembre 2022).

[4] Cette déclaration, qui a provoqué un énorme scandale en Israël, fut prononcée par Netanyahou à Jérusalem le 20 octobre 2015 dans un discours en anglais au Congrès sioniste mondial.

[5] Voir par exemple son « Cours du 14 janvier 1976 », Dits et écrits, t. II., Gallimard, Quarto,2001, p. 160-174 ou encore « La philosophie analytique de la politique » (Ibid, p. 534-551).

Eric Marty

écrivain et essayiste, professeur de littérature à l'université Paris Diderot

Notes

[1] Repris au tome 1 des Œuvres complètes de Georges Bataille, Gallimard, 1970.

[2] Voir sur ce point Roland Barthes, « Sociologie et socio-logique » (1962), Œuvres Complètes, tome 2, Seuil, 2002, p. 32-42.

[3] Ce propos de Chanamel Dorfman fut prononcé dans le contexte d’une campagne contre les migrants africains en Israël (The Haaretz, 27 novembre 2022).

[4] Cette déclaration, qui a provoqué un énorme scandale en Israël, fut prononcée par Netanyahou à Jérusalem le 20 octobre 2015 dans un discours en anglais au Congrès sioniste mondial.

[5] Voir par exemple son « Cours du 14 janvier 1976 », Dits et écrits, t. II., Gallimard, Quarto,2001, p. 160-174 ou encore « La philosophie analytique de la politique » (Ibid, p. 534-551).