Société

« Décivilisation » en Méditerranée : il y a urgence à construire des navires pour le sauvetage en haute mer

Politiste et artiste

Dans la nuit de mardi à mercredi, un navire de pêche transportant des centaines de migrants a coulé au large de la Grèce. C’est le pire naufrage d’un bateau de migrants depuis 2016. Il est la conséquence d’une politique d’hostilité organisée de longue date, et armée de moyens colossaux, par l’Europe. Face à ce processus de « décivilisation » certaines et certains prennent le chemin d’une insurrection nécessaire et participent à la construction du Navire Avenir, premier bateau spécifiquement conçu pour le sauvetage en haute-mer. Voici le discours qui sera lu lors de son inauguration, un beau jour de 2025.

« Combien de temps, combien de victimes nous faudra-t-il encore compter pour mettre un terme à ce spectacle de décivilisation ? ». Ces mots très récents d’Emmanuel Macron appellent avec force et justesse une insurrection contre tous les projets d’assassinats d’innocents.

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La « décivilisation » n’est jamais plus d’actualité que lorsque ces projets deviennent programme de gouvernement. Hier mercredi 14 juin, au large des côtes grecques, des dizaines de personnes sont mortes noyées en raison d’une politique d’hostilité organisée de longue date, et armée de moyens colossaux, par nous autres Européens. L’Europe, ce continent politique construit sur un extraordinaire projet de paix, connaît effectivement aujourd’hui un processus de « décivilisation ».

Certaines et certains d’entre nous ont pris le chemin d’une insurrection nécessaire : des ONG, comme SOS Méditerranée, œuvrent au quotidien pour sauver non seulement des personnes en détresse, mais l’Europe avec. La voie est tracée : au présent, il nous faut les soutenir ardemment, contre tous les vents contraires. C’est pourquoi nous avons décidé de faire inscrire les gestes de ces marins sauveteurs au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. C’est pourquoi nous nous organisons simultanément pour construire le Navire Avenir, premier navire spécifiquement conçu pour le sauvetage en haute-mer, outil pionnier permettant à ces gestes de se déployer demain plus encore. Avec plus de 500 concepteurs, nous dessinons les plans de ce catamaran de 69 mètres de long, et nous écrivons aussi le discours dont nous imposerons la lecture à un.e représentant.e de l’Europe qui inaugurera l’Avenir avec nous, un beau jour de 2025.

Ce discours est un chantier public : lisez-le, éprouvez-le, faites le évoluer, envoyez-nous vos corrections pour que l’Europe fasse retentir de nouveau une voix de toute beauté. Le Navire Avenir est un chantier public tout autant : rejoignez-nous pour prendre part à l’assemblée bâtisseuse qui organise notamment la levée de fonds nécessaire à son lancement effectif. L’Avenir est à soutenir, tout comme le présent : soutenez SOS Méditerranée comme les autres ONG qui œuvrent en mer Méditerranée, et donnez ainsi plus de force et d’éclat au projet de civilisation qu’elles font tenir, que nous ne pouvons pas ne pas reprendre. Que l’Avenir poursuit.

Mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens,

C’est un navire que nous attendions depuis longtemps.
C’est un navire de sauvetage en haute mer.
C’est un navire emblème.

C’est un navire sur lequel flotte le drapeau de l’UNESCO, parce que les gestes de sauvetage et de soin sont enfin reconnus comme un Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
C’est un navire-conservatoire qui, à ce titre, a pour fonction de protéger ces gestes et de les transmettre aux générations à venir.
C’est un navire-trésor.
C’est un navire pour la beauté des gestes.
C’est un navire pour la portée des gestes.

C’est un navire parce qu’il fallait inventer quelque chose de grand.
C’est un navire conçu avec des marins sauveteurs, des rescapés, des architectes, des designers, des riverains, des plasticiens, des graphistes, des créateurs sonores, des professionnels de santé, des juristes, des cuisiniers, des écrivains, des étudiants d’Europe entière.
C’est un navire conçu avec celles et ceux qui font de l’Europe un continent en voie d’élargissement.
C’est un navire pour lequel a été créé, en droit, un pavillon maritime européen.
C’est un navire porté par des ressortissants de pays signataires de la convention de Genève.
C’est un navire construit pour construire l’hospitalité vive.
C’est un navire pour naviguer, sauver, abriter, habiter, partager, raconter, relier, arriver.
C’est un navire ami.

C’est un navire constitué de deux coques et surmonté de deux ailes solides permettant qu’un tiers de son énergie de propulsion provienne de la seule force du vent.
C’est un navire de 69 mètres de long et de 23 mètres de large
C’est un navire qui pèse, pleine charge, 1 750 tonnes.
C’est un navire relié à un petit avion, de type Colibri 2, qui assure la recherche des embarcations en péril.
C’est un navire qui compte quatre navires annexes : deux de 6 mètres 50, deux de 10 mètres.
C’est un navire qui présente, à l’arrière, deux rampes et deux systèmes de treuil, pour faciliter l’accès à bord des rescapés.
C’est un navire qui abrite un hôpital, le cabinet d’une sage-femme, un lieu d’écoute psychologique, une cabine de télé-médecine, une cuisine, un refuge pour 372 personnes, une morgue pouvant accueillir 6 corps.
C’est un navire qui génère ses propres besoins en oxygène.
C’est un navire dont la sirène est faite d’une voix humaine.
C’est un navire comme un havre, tout contre le cauchemar.
C’est un navire comme une terre, relié à la terre par extension.
C’est un navire qui nous est relié, qui nous relie.
C’est un navire parce que le naufrage est indivisible.
C’est un navire parce qu’il était temps.
C’est un navire parce que c’est possible.
C’est un navire parce que c’est nécessaire.

C’est un navire à vif.
C’est un navire-combat.
C’est un navire parce que nos enfants.
C’est un navire parce que des frères, des sœurs, des maris, des femmes, des parents ont disparu en mer.
C’est un navire parce qu’il va nous falloir beaucoup, beaucoup, beaucoup d’amour.

C’est un navire qui respire, que nous respirons, pour respirer.
C’est un navire parce que nous avons besoin de respirer.
C’est un navire pour respirer ensemble.
C’est un navire où peuvent jouer les enfants.
C’est un navire présentant à son bord des inscriptions en arabe littéral, en persan, en ourdou, en farsi, en bengali, en tigrinya, en somali, en anglais, en français.
C’est un navire parce que nous avons besoin d’écrire d’autres histoires communes.

C’est un navire en résistance, en lien, en devenir, en vie, encore.
C’est un navire qui raconte une autre histoire à venir.
C’est un navire comme une arche, sans fin du monde.
C’est un navire qui utilise la force là où elle se trouve.
C’est un navire à venir, à quai, attendu, tendu vers.
C’est un navire qui vient de la transformation de l’impossible en possible joie.
C’est un navire qui vient de chacune et chacun d’entre nous, de loin d’entre nos terres.
C’est un navire pour cesser de chuter.
C’est un navire-souffle.
C’est un navire-battement.
C’est un navire courageux.
C’est un navire à la splendeur de ce qui vient.

C’est un navire comme un pont.
C’est un navire conçu comme une place publique méditerranéenne flottante.
C’est un navire qui s’avance en mer comme un haut-lieu de l’hospitalité.
C’est un navire comme une extension maritime de toutes les institutions culturelles qui se sont rassemblées pour en accompagner la création depuis 2020.
C’est un navire-œuvre, un navire qui œuvre, un Really-made pour le XXIe siècle.
C’est un navire dont les plans et la maquette finale ont été présentés à la Biennale internationale d’art contemporain de Venise, l’année dernière, en 2024.

C’est un navire construit pour les innombrables jeunes gens qui se lanceront demain sur les mers pour fuir l’invivable et rêver encore.
C’est un navire passe-ports.
C’est un navire parce que nous étions, nous sommes, nous serons vulnérables.
C’est un navire outil.
C’est un navire pionnier.
C’est un navire qui prend la mer pour prendre soin.
C’est un navire qui offre les conditions les meilleures pour que les rescapés retrouvent le sommeil.

C’est un navire imaginé en 2020 par des Européens qui ne savaient pas qu’ils en avaient à ce point le désir.
C’est un navire qui relie celles et ceux qui en 2020 ne se savaient pas si profondément reliés.
C’est un navire inspirant.
C’est un navire-phare.
C’est un navire-foyer.
C’est un navire fait en bras, en joie, en forces, en blessures, en convictions inaltérables.

C’est un navire pour la Méditerranée qui n’en peut plus d’être le cimetière qu’elle est devenue.
C’est un navire prototype d’une flotte entière.
C’est un navire conçu pour nouer avec le lointain une relation d’amitié enfin, non pour faire main basse sur le monde, comme le furent les navires armés durant des siècles pour des migrants européens conquérants.
C’est un navire qui transporte des êtres humains et une autre idée de l’Europe.

C’est un navire à notre recherche, à la recherche de notre humanité.
C’est un navire qui nous sauve toutes et tous.
C’est un navire grâce auquel, en sauvant, nous nous sauvons.
C’est un navire pour les générations à venir.
C’est un navire au beau milieu d’entre nous.
C’est un navire conçu pour répondre à la question : « qu’est-ce qu’on met de beau entre nous ? »

C’est un navire situé précisément entre la colère et la joie.
C’est un navire avec tendresse.

C’est l’avenir, c’est le Navire Avenir.

 

Pour apporter vos corrections à ce discours d’inauguration ou rejoindre l’assemblée bâtisseuse de l’Avenir : contact@navireavenir.eu


Sébastien Thiéry

Politiste et artiste, Coordinateur des actions du PEROU (Pôle d'Exploration des Ressources Urbaines)