L’équipée Prigogine
Depuis les premiers succès de Prigogine en Ukraine l’an dernier, j’écrivais régulièrement sur mon Facebook qu’il « finirait comme Kornilov ». Allusion aux évènements de 1917 sur lesquels je reviendrai, puisque Poutine, en cette occasion, l’a fait lui-même.
Il est encore trop tôt pour tirer le bilan de cette effarante équipée qui n’aura pas duré plus de 24 heures, de la nuit du 23 au soir du 24 juin, mais est déjà au moins significative de « l’état de la Russie »… Et c’est en fait le premier test depuis le départ de 700 000 éduqués lors de l’annonce de la première mobilisation partielle, à l’automne dernier.
Sur cette affaire, les théories du billard à 3, 4, 5 bandes se sont déchainées, y compris chez des commentateurs peu suspects de complotisme : ce serait un coup monté de Poutine (pour pousser les Ukrainiens à engager trop tôt leur grande offensive), ou des Américains (pour déstabiliser la Russie) etc., seul le Mossad ayant étonnement échappé aux soupçons. Il faut pourtant commencer par « passer le rasoir d’Occam » : sans hypothèse cachée, les choses semblent s’être bel et bien passées comme elles ont semblé se passer. Jusque, du moins, à la volte-face du soir, qu’on mettra un certain temps à tirer au clair.
Les faits et leurs effets
1. Depuis des mois, Prigogine se déchainait contre le ministre de la Défense, Choïgou, et le chef d’État-major Gerassimov, coupables de ne pas l’avoir assez aidé à prendre Bakhmout, puis de n’avoir pas su exploiter sa « victoire » par une offensive vers le cœur du Donbass, puis d’avoir carrément fait feu sur son armée Wagner pour s’en débarrasser, montant de jour en jour la critique, l’élargissant à toutes les élites russes, jusqu’à, implicitement, Poutine.
2. L’offensive de Choïgou : obliger toutes les troupes « volontaires » et mercenaires à passer un contrat en bonne et due forme avec l’armée officielle avant le 1er juillet, ce qui revenait à dissoudre l’armée privée de Prigogine, ne laissait à Prigogine plus que quelques jours avant la dissolution, de droit, de son armée : il passe à l’attaque.
3. La nuit de sa mutinerie il proclame sur tous ses médias (très suivis) que le 22 février 2022 il n’y avait aucune menace de l’OTAN, depuis 2014, qui justifiât « l’opération militaire spéciale », que la guerre a été lancée par les oligarques pour élargir leur gâteau à l’Ukraine, que la façon dont elle est conduite par les élites militaires a causé des centaines de milliers de morts russes, et qu’il va les « stopper ». Un discours qui nous est évident, mais qu’aucun média russe indépendant ne pouvait plus tenir en Russie depuis la guerre. Onze milliards de connexions russes sur les réseaux sociaux ont plus fait en un jour que tous les efforts des opposants réfugiés dans l’Union européenne.
4. En 24 heures il s’empare des points clés de Rostov-sur-le-Don, le hub sud de l’armée d’occupation russe et le centre de commandement de l’invasion, et parade aux cotés des officiers généraux (lesquels ont plutôt la mine de « pris en otage » que de « ralliés »), tout en affirmant qu’il n’interfère en rien sur les opérations militaires en Ukraine (ce qui est exact, comme on le verra).
5. Un détachement de son armée, d’au moins 4 000 hommes et une cinquantaine de véhicules blindés dont des chars T-90 sur camions et des systèmes anti-aériens, accompagné d’une myriade de véhicules civils, remonte vers Moscou et, dans les premières 24 heures, parvient au moins à 320 km de Moscou (à Krasnoe : prouvé) et selon certains blogs à 95 km. Ils abattent une demi-douzaine d’hélicoptères et un avion transporteur de commandement : un des jours les plus sombres pour l’aviation russe.
6. Poutine réagit par une ferme condamnation, dramatise, appelle au secours la population et l’armée, évoque le « coup de poignard dans le dos » qui a privé la Russie de sa victoire en 1917. Les oligarques fuient en masse le pays, les forces armées de l’intérieur creusent des tranchées dans l’autoroute, les réserves de carburants flambent le long de la route de Moscou.
Si ce putsch était une ruse de guerre de Poutine, c’était drôlement bien imité ! Mais avec des effets en tous cas dévastateurs sur la dictature poutinienne. Des articles, notamment du Monde tirent le bilan effrayant pour le Président russe. Son État kleptocratique centralisé sous son autorité (« Oligarques, vous pouvez voler, je vous protège, mais vous me devez obéissance ») se révèle d’une extrême faiblesse. En fait il s’agit plutôt d’une « polyarchie » d’États dans l’État englobant jusqu’à des secteurs militarisés : les « seigneurs de la guerre » dont Prigogine était le plus spectaculaire représentant. Mais il y en a d’autres : les régiments tchétchènes de Kadirov, les corps d’armée des bandes sécessionnistes du Donbass (DNR et LNR)…
L’illusion du contrôle vertical total par Poutine vient de s’envoler, ce qui ne sera pas sans conséquences internes à moyen terme. Mais aussi externes : le modèle exporté par Poutine, et notamment sous la forme de garde personnelle assurée aux dictateurs africains par l’armée Wagner s’est lui-même envolé, ces « gardes Wagner » peuvent du jour au lendemain se retourner contre leurs employeurs, comme les janissaires dans l’Empire ottoman et les streltsy dans l’Empire russe.
Il y a plus. Cette affaire aura une double répercussion à moyen terme sur « l’opération militaire spéciale » lancée par Poutine contre l’Ukraine : du côté des « justifications » (ce qui n’est pas rien dans une guerre à forte charge diplomatique et idéologique), et du coté des contraintes militaires.
Le discours de Poutine
Face au discours dévastateur de Prigogine, remettant en cause non seulement la manière dont la guerre est conduite mais sa justification même, Poutine répond dès la nuit même et reprend dans son discours l’analogie avec Kornilov mais l’élargit aux révolutions de 1917. Oublier la fausse analogie avec la Grande guerre patriotique de 1941-1945, contre l’envahisseur nazi, l’ennemi est dorénavant à l’intérieur : « C’est un coup de poignard dans le dos de notre pays, exactement le même coup que celui de 1917 pendant la première guerre mondiale, quand la victoire fut volée au pays. » Mais Poutine manie l’analogie de façon volontairement ambiguë.
Rappelons la situation en 1917. En février, un mouvement analogue dans son hétérogénéité à la Révolution française de 1789 a renversé la monarchie tsariste, en guerre contre les Empires centraux. En août 1917 la Russie est en situation de « double pouvoir » :
– Le gouvernement Kerensky (social-démocrate modéré), issu de la Révolution de février, continue la guerre contre les empires allemand et austro-hongrois.
– Les Soviets (conseils ouvriers, paysans, soldats, marins) dans lesquels les bolcheviks de Lénine et les social-révolutionnaires (populistes de gauche) sont très influents, sont plutôt pour négocier la paix, mais pas à n’importe quel prix ; Trotsky aussi sera pour la continuer, ainsi que l’anarchiste paysan ukrainien Makhno. Mais les bolchéviks viennent de se compromettre dans une grève générale mal préparée et sont pourchassés par le gouvernement Kerensky.
Là-dessus, le général Kornilov, considérant que la pagaille à l’arrière est responsable des difficultés de l’armée russe face aux Allemands (un an auparavant elle avait remporté en Ukraine-Moldavie de grands succès face aux Autrichiens) fait un putsch et marche sur Moscou. Lénine fait le choix d’appeler les Soviets à soutenir Kerensky contre Kornilov « comme la corde soutient le pendu. » Formule célèbre qui resservira dans toutes occasions où les communistes soutiendront le centre-gauche contre les fascistes. Kornilov est général en chef du front sud et vient de perdre la Galicie orientale… en Ukraine de l’ouest. Son putsch ayant échoué, il sera mis aux arrêts sous sa propre garde personnelle turkmène. À la Révolution d’octobre il s’évade et, avec son « régiment de volontaires », guerroie avec les armées blanches dans la région de Rostov. Tué en 1918 par un éclat d’obus. Que de coïncidences !
Comme on voit, la phrase de Poutine en appelle autant à la gauche russe (« Faites comme Lénine, soutenez-moi ») qu’à la droite russe (« C’est la Révolution de février qui a volé aux Russes leur victoire face aux Allemands »). C’est un message de faiblesse inattendu (jusqu’ici il se présentait comme le seul garant de l’ordre et la stabilité), compensé par des rodomontades : « On punira ces traitres sans pitié ».
Incidemment, il précise peut-être pour la première fois aussi clairement le « but de guerre » de l’opération spéciale : pas toute l’Ukraine ni le seul Donbass, mais la « Novarossia », les conquêtes de Catherine II et de Potemkine, qui sont précisément les régions « annexées » (Kherson, Zaporija, Crimée) des rives de la mer Noire, mais aussi un peu plus loin : le Jedison (la région d’Odessa et la Transnistrie.)
Ce discours anti-1917, qui vise à effrayer les citoyens par le spectre de la guerre civile, est lui aussi assez large : il englobe février, alors que jusqu’ici Poutine ne critiquait que la politique de Lénine en faveur des peuples dominés de l’Empire, donc octobre 1917. Poutine est à l’extrême droite, même pas « constitutionnel-démocrate » (ses correspondants officiels dans l’Union européenne sont Marine Le Pen et Victor Orban). Prigogine tout autant, mais lui veut la guerre totale contre l’Ukraine… sous son propre commandement, alors que Poutine mise sur l’armée régulière et les institutions de son État, et craint les effets politiques d’une mobilisation générale.
D’où la perplexité des opposants à Poutine. Les Ukrainiens ont laissé deux groupuscules russes (un plutôt à gauche, l’autre plutôt à l’extrême-droite) opposés à la guerre de Poutine parader à quelques kilomètres de la frontière dans l’oblast russe de Belgorod. Ces groupuscules armés n’ont pas eu le temps de prendre position samedi midi, alors que l’armée Wagner de Prigogine était à Rostov et à Voronej. Ce qui reste de démocrates en Russe non plus. L’opposant Khodorovski, réfugiés à l’ouest, a lui prôné « l’alliance avec le diable » (autre analogie classique), c’est à dire avec Prigogine contre Poutine. Les opposants biélorusses ont cru quelques heures pouvoir profiter de l’occasion.
Il faut donc se méfier des analogies. Si Prigogine est bien un Kornilov (il se révolte contre l’État central qui ne mène pas une guerre impérialiste avec assez d’énergie), ses partenaires et adversaires sont n’importe où dans le champ politique russe, lui-même distribué selon au moins deux axes : plus ou moins démocrates, pour ou contre la guerre.
Il faut reconnaître que le choix était difficile. Le discours complet de Poutine cette nuit-là, appelant au secours la population et l’armée régulière et aussi « les soldats trompés » de Wagner, m’a rappelé mon enfance : le discours de Michel Debré appelant la population parisienne à « aller, tous, à pied, en voiture » à Villacoublay pour bloquer les avions ou parachutistes du putsch des généraux d’Alger (Salan, Jouhaud, Challes et Zeller, avril 1961) et « convaincre des soldats trompés de leur erreur ». Mes parents l’ont fait (en voiture) me laissant la garde de mes petites sœurs… Et de fait la gauche française a soutenu De Gaulle contre les putschistes. Mais elle savait que De Gaulle était désormais pour la négociation avec les nationalistes algériens du FLN, et c’était justement la raison du putsch, les généraux d’Alger reprochant à De Gaulle de « brader l’Algérie ».
Poutine ne « brade » pas l’Ukraine, simplement il sait que la mobilisation générale provoquerait la révolte de toutes les classes moyennes russes, en particulier dans les métropoles, alors que Prigogine joue plutôt sur le populisme nationaliste d’extrême-droite et promet aux élites russes « une Saint-Barthélemy ». Non sans succès chez les soldats de base et dans le petit peuple de province.
Un révélateur militaire et politique
Supposons un instant que les Ukrainiens aient fait pareil. Avec une quinzaine de ces brigades équipées par les Européens et les Américains, violant toutes les contraintes diplomatiques énoncées dans mon article précédant d’AOC, ils lancent un raid sur Moscou depuis le nord-est du pays à travers l’oblast de Briansk. Ils ont moitié moins de chemin à faire que depuis Rostov : ils seraient parvenus à Moscou dans la journée. On mesure à cette hypothèse pas si farfelue :
– L’importance de la protection que l’Occident assure à Poutine en échange de la « non-escalade » (contrainte dont j’ai analysé l’illogisme – d’un point de vue militaire – dans mon article précédent.) En interdisant aux Ukrainiens de pénétrer en Russie ou même de la frapper avec des armes d’origine occidentale, l’Occident dispense Poutine de défendre ses frontières.
– Il en résulte en contrepartie que Poutine n’avait rien à opposer à Prigogine, si ce n’est les bataillons de la police et du FBS (ex-NKVD, ex-KGB). Il n’y a pas d’armée de réserve russe à l’intérieur de la Russie.
– Ou pire : cela montre que les troupes qui furent opposées à Prigogine l’ont accueilli, sinon à bras ouverts, du moins passivement. Les forces aériennes qui se sont opposées à lui ont été abattues.
Cette dernière hypothèse semble confirmée par l’attitude de la foule à Rostov : pas d’hostilité particulière, selfies avec les Wagners, acclamation de sympathie lors de leur départ. La dernière fois que j’ai vu des images de populations civiles acclamant les chars d’un coup d’État militaire, c’était à Lisbonne en 1975 (et bien sûr dans ma jeunesse : à Alger). On est plutôt habitué aux images désespérées de Hongrie, de Tchécoslovaquie ou du Chili… ou la résistance du peuple russe face au coup d’État contre Gorbatchev.
Prigogine avait donc des soutiens dans le peuple et parmi les soldats, sur un discours contre la façon dont la guerre est conduite, ou contre les mensonges sur les motifs de la guerre. Mais il n’en a recueilli aucun :
– Ni chez ces collègues « seigneurs de la guerre » comme Kadirov, trop heureux de le supplanter à l’ombre de Poutine.
– Ni chez les officiers généraux, même pas le général Surovikin que Prigogine avait un moment imposé à la tête du front sud, ni chez le gouverneur de l’oblast de Koursk qui avait coopéré avec lui.
– Ni probablement dans les classes moyennes qui se prélassent au soleil de Moscou.
C’est probablement la prise de conscience tardive de Prigogine que le coup, militairement réussi provisoirement, n’avait aucun soutien politique (sans surprise, vue la façon dont Prigogine avait « arrosé » toutes les élites, alors même que la population de Moscou ou un leader comme Novotny ne pouvait décemment se rallier à lui), et que « on peut tout faire avec des baïonnettes excepté s’asseoir dessus », qui l’a amené à jeter l’éponge dans l’après-midi.
Qu’a-t-il obtenu dans la fameuse « médiation » de Loukachenko ? Officiellement : un non-lieu général pour lui et ses troupes, et… la proposition pour celles-ci de signer l’engagement dans l’armée régulière… justement ce que Prigogine avait refusé. Que va-t-il advenir de lui ? Il va sans doute tenter de rallier l’Afrique, où ses troupes ont déjà pris le contrôle de trois pays de la Françafrique, et renégocier son ancienne place de corps expéditionnaire de l’ombre. Se méfier quand même du Novitchok.
Mais ses troupes en Ukraine et Russie ? Une partie crie à la trahison. Peu probable qu’elles soient bien vues dans le reste de l’armée (mais après tout, les FFL gaullistes ont bien dû fusionner avec les troupes de Vichy, après le débarquement allié de 1942 en Afrique du Nord). Certaines iront peut-être le rejoindre en Afrique. Ou finiront dans la Légion étrangère française ?
Sur le front
Et au fait, la guerre en Ukraine ? Absolument rien de spécial, on peut lire mon article précédent d’AOC comme si rien ne s’était passé le 23 juin. Les bombardiers ont continué à tirer des missiles de croisière depuis la mer Caspienne, la plupart interceptés mais d’autres tuant civils et enfants dans les quartiers résidentiels, les forces russes ont toujours échoué à reprendre Lyman et Koupiansk, les Ukrainiens ont continué leurs grignotages des champs de mines au sud d’Orikhiv et de Velika Novosilka, et ont à peine progressé plus que d’habitude sans avoir encore engagé leurs forces d’exploitation, ils ont continué à desserrer l’étreinte autour de Bakhmout, Avdiivka et Marivka…
Ah, si ! Sur ce front absurde, les banlieues de Donetsk, ils ont libéré… Krasnohorivka. Ça vous dit quelque chose ? Eh bien c’est la première municipalité libérée qui était sous occupation russe depuis 2014.
Ce n’est que le 26 juin au soir que le Président Zelensky a pu féliciter ses troupes pour « une très bonne journée ». Les percées au sud et à l’est ont été un peu plus profondes que d’habitude et la rive gauche du pont Antonovkyi (juste au nord de Kherson) semble réoccupée, le Dniepr ayant repris son cours naturel. Un effet précoce de démoralisation de l’armée russe, de la perturbation des lignes logistiques ? Ou le simple développement de la contre-offensive ukrainienne, qui est toujours sur le rythme de la « percée » et non de « l’exploitation » ?