Le journalisme à la française et l’autocritique
En juin 2022, le magazine Le Point commettait un énorme couac en accusant les députés Raquel Garrido et Alexis Corbière d’exploiter une femme de ménage sans papiers. L’hebdomadaire a vite reconnu que l’information était fausse et, se donnant la presse anglo-saxonne pour modèle, a promis une contre-enquête sur la bévue de sa rédaction.
Or, un an plus tard, on attend toujours le résultat d’une telle autopsie. Le Point a licencié l’auteur fautif sans s’attarder sur les dysfonctionnements internes. En outre, ses confrères se sont intéressés quasi-exclusivement à la dimension politique de la manipulation. Son volet journalistique a été classé sans suite. S’il nous a semblé important de le rouvrir, ce n’est pas pour accabler l’hebdomadaire. Sa bévue n’est pas si grave, au regard par exemple des calomnies du Monde ayant visé Dominique Baudis. Le Point a eu le mérite – rare pour un journal français – de présenter des excuses, mais celles-ci n’ont pas valeur d’explication.
Même pour une affaire aux conséquences limitées, un des magazines les plus sérieux du pays n’a pas su rendre des comptes précis, et personne ne lui en a demandé. La mystification et ses suites illustrent non pas le ralliement de la presse française aux pratiques anglo-saxonnes mais la distance qui l’en sépare.
Rappelons les faits. Le 22 juin 2022, le site internet du Point rapporte que lors d’un contrôle d’identité, une Algérienne sans papiers en règle aurait déclaré à la police travailler chez le couple de députés. Ces derniers sont présentés comme des Thénardier modernes, SMS à l’appui.
Dès le lendemain, Le Point reconnaît que tout était inventé et retire l’article de son site. Son directeur de la rédaction, Étienne Gernelle, annonce aussi qu’une enquête, confiée à neuf journalistes de l’hebdomadaire, va informer les lecteurs sur cet « enfumage », dans sa dimension « interne » comme « externe ». « Il n’y a que deux catégories de journaux, ceux qui admettent leurs erreurs et ceux qui ne le font pas » il ajoute.
Le magazine d’actualité a démontré qu’il appartient à la première, mais le doute subsiste sur ses méthodes de contrôle. En affirmant que « le principe dans une rédaction est qu’on fait confiance à ses journalistes », il a énoncé une règle aberrante. Un correspondant n’a pas à invoquer le « secret des sources » vis-à-vis de ses superviseurs. « Les rédacteurs doivent insister pour savoir et pour vérifier. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles ils sont en poste » a écrit The Washington Post.
Ces mots figurent dans l’auto-enquête publiée en 1981 sur un cas classique de supercherie journalistique, cité dans les actes de contrition du Point. Le quotidien états-unien venait d’être mis en cause pour un reportage sur un enfant héroïnomane sorti de l’imagination de sa reporter, Janet Cooke. Le prix Pulitzer, qui est la plus prestigieuse récompense du métier d’informer, lui avait été décerné, provoquant des multiples vérifications qui ont révélé le pot aux roses.
La crédibilité de la presse anglo-saxonne repose sur une vigilance interne dont elle se dispense à ses risques et périls. La BBC, pour laquelle l’un des deux auteurs du présent article travaille, demande constamment des comptes à ses journalistes. Ils doivent conserver leurs notes pour faciliter tout contrôle avant publication ou bien ultérieurement.
Le Point a publié un texte introspectif, intitulé « À nos lecteurs : enquête sur une fausse information », dans son édition imprimée du 30 juin. Remarquons d’abord qu’il n’apparaît qu’en pages 60-61, sans être signalé sur celle de couverture. Les journaux étrangers que l’hebdomadaire se donne pour modèle ont tous fait leur mea culpa en première page : The Washington Post concernant l’imposture de Janet Cooke, The New York Times pour celle de Jayson Blair en 2003, ou Der Spiegel avec Claas Relotius, son « faussaire » sur la Syrie en 2018.
Surtout, la contre-enquête du Point semble s’être limitée à ses « premiers éléments » publiés fin juin 2022. Ils paraissent bien minces, se contentant de confirmer les révélations divulguées les jours précédents par la rédaction ou d’autres médias. Le journaliste incriminé, Aziz Zemouri, aurait été alerté par un ancien policier lié à Jean-Christophe Lagarde, rival malheureux de Raquel Garrido aux récentes élections législatives. Les SMS prétendument échangés entre la femme de ménage et cette dernière sont de grossiers montages.
On ne peut reprocher au Point de n’avoir pas fait toute la lumière sur cette ténébreuse affaire. Pour ce qui est de « l’enfumage interne », en revanche, le lecteur est en droit de demander des éclaircissements plus complets. Aziz Zemouri a menti à sa hiérarchie, selon l’article de deux pages du 30 juin, prétendant détenir des pièces qu’il n’avait pas. Mais même s’il s’était procuré ces documents et avait parlé directement à la mystérieuse Algérienne, la décision de publier une accusation aussi explosive avec des éléments aussi ténus pose problème.
Le magazine ne s’explique pas davantage sur la confiance qu’il a choisi d’accorder à un collaborateur qui n’en était pas à sa première incartade. Le lecteur n’est renseigné ni sur ses condamnations antérieures pour diffamation, ni sur une surveillance particulière dont il aurait pu faire l’objet. Aucun signe non plus d’un examen de l’ensemble ses articles publiés, comme l’ont fait les journaux étrangers susmentionnés dans leurs contre-expertises.
De plus, le terme « enfumage » dénote une réticence à assumer ce qui ressemble fort à une faute professionnelle : Le Point se pose autant en victime qu’en pécheur. Aziz Zemouri a poussé cette attitude jusqu’au bout de sa logique, ayant porté plainte contre sa source car s’estimant la cible d’une escroquerie comme le couple Garrido-Corbière.
L’argument est bien sûr irrecevable. Par exemple, la media law anglaise interdit explicitement une telle défense dans les affaires de diffamation : toute personne qui rapporte une calomnie, sciemment ou non, s’en rend coupable. Au-delà du droit, l’idée que le journaliste engage sa responsabilité en reproduisant une information est au cœur du contrat implicite qui le lie à son lecteur. Ce pacte ne saurait se résumer à « ce que j’écris est vrai, à moins bien sûr que mes interlocuteurs m’aient trompé ».
La France ne manque pas de journalistes rigoureux, mais ses journaux n’ont pas assez de culture de l’autocritique.
En outre, on peut s’interroger sur l’insistance avec laquelle Le Point se réfère aux modèles étrangers. Les titres les plus prestigieux ont beau avoir connu pareilles mésaventures, le rappel répété de ce fait atténue le mea culpa. Un repentir véritable consiste à braquer le projecteur sur ses propres fautes uniquement. Aucun des journaux cités comme exemples ne s’est appesanti sur la façon dont ses confrères avaient rectifié leurs manquements. Le Point aurait mieux imité la presse anglo-saxonne en s’abstenant de se comparer à elle.
Les louanges tressées dans la double-page du Point aux confrères français sont encore plus sujettes à caution. Conférant à l’ensemble une tonalité corporatiste, elles sonnent comme des appels à l’indulgence. Le Point évoque notamment la rubrique « Pan sur le bec » du Canard enchaîné. Mais ce dernier fait souvent amende honorable pour des fautes avouables, plutôt. Loin d’être un modèle d’examen de conscience.
Pour preuve, confronté à un épisode accablant de son histoire, peu avant l’affaire Zemouri, le volatile a choisi la dérobade. L’Obs a révélé qu’une grande plume du Canard dans les années 1960, Jean Clémentin, avait émargé aux services de renseignements tchécoslovaques. Dans un papier intitulé « Tintin au pays des Tchèques » (23 février 2022), l’hebdomadaire satirique a réagi en minimisant les faits tout en jetant le discrédit sur les motivations de ceux qui les avaient dévoilés.
Le volatile ne s’est également jamais vraiment expliqué sur le cas André Rougeot[1]. Membre de sa rédaction dans les années 1990, il est-co-auteur de L’Affaire Yann Piat, des assassins au cœur du pouvoir. Cet essai a été publié en 1997 avec le label « Canard enchaîné », non contesté jusqu’à ce que le scandale éclate : on y accuse sans preuve deux hommes politiques, François Léotard et Jean-Claude Gaudin, d’être les commanditaires du meurtre de la députée du Var. Peu après, le Canard écarte discrètement Rougeot, sans revenir sur les nombreux articles publiés dans ses colonnes par un reporter discrédité.
La France ne manque pas de journalistes rigoureux, mais ses journaux n’ont pas assez de culture de l’autocritique. Une presse est digne de confiance non pas lorsqu’elle ne commet pas de fautes, mais quand elle les reconnaît systématiquement, en les décortiquant si besoin. Or, le silence pudique – ou, au mieux, le lavage du linge sale en famille – est la norme dans les rédactions de Lille à Perpignan. Symptôme de cette omerta : dans les écoles de journalisme françaises, les cas d’étude de maljournalisme analysés sont trop souvent les classiques issus de la presse états-unienne.
On était en droit d’espérer du Point qu’il rompe avec de tels usages après avoir failli lancer un faux-scandale impliquant deux députés. De fait, un an plus tard, ni son équipe ni ses confrères parisiens n’ont produit de véritable « contre-enquête ». Ces derniers se sont contentés, dans le meilleur des cas, d’informer sur des tensions au sein du magazine. Ils se sont intéressés davantage aux désinformateurs du reporter pris la main dans le sac, pouvant impliquer une personnalité politique nationale, Jean-Christophe Lagarde.
La presse française ne s’est toujours pas hissée à la hauteur de ses modèles anglo-saxons, cités par Le Point pour donner une illusion de similitude. L’affaire Garrido-Corbière est une énième occasion ratée de le faire.