Hommage

La générosité du partage de ses curiosités – en hommage à François Gèze

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Grand éditeur et acteur majeur du monde du livre, François Gèze est mort brusquement en début de semaine. Au tout début des années 1980, il avait repris les éditions Maspéro et fondé La Découverte. Son ami et collègue Éric Vigne était alors son bras droit. Il revient sur ce moment moment clé pour lui rendre hommage.

La stupéfiante et brutale disparition de François Gèze m’a conduit à vouloir témoigner de ce que fut à l’origine l’aventure du lancement des Éditions La Découverte. En d’autres termes, à lui rendre un hommage qui ne peut qu’être partiel.

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Le succès du défi lancé en 1981 de sauver ce qui pouvait l’être des Éditions Maspero ne doit pas induire en erreur de perspective : dès le commencement, il nous parut qu’il n’y avait rien d’évident à ce que le lectorat fût au rendez-vous. D’autant, ce ne fut pas le moindre des paradoxes, que la Gauche de gouvernement s’installait dans ces mêmes années, désireuse à tout prix de prouver sa culture de bonne gestion et gouvernance, ce qui induisait comme la forclusion des supposées errances idéologiques du passé : l’heure n’était vraiment plus à la lecture des écrits politiques de Giap, Che Guevara, Mao Ze Dong ou l’Oncle Ho, mais plutôt à leur effacement de la mémoire immédiate des militants devenus gestionnaires et ministres.

Comment expliquer l’improbable aventure éditoriale dans laquelle se lança une poignée de militants devenus éditeurs ?Au commencement il y eut en 1980, crois-je me souvenir car le temps nous étant compté, nul me semble-t-il ne songeait à consigner en notes quotidiennes ce que furent nos jours et travaux, un appel téléphonique attristé, un vendredi après-midi, de l’attachée de presse des Éditions Maspero me faisant part que François Maspero venait d’annoncer à l’ensemble du personnel son intention d’arrêter les Éditions.

Cette conversation téléphonique s’expliquait aisément. J’étais à l’époque accessoirement réviseur de traductions aux Éditions du Seuil, mais d’abord journaliste à la Société d’Éditions scientifiques, filiale des Éditions du Seuil qui publiait les deux mensuels La Recherche et L’Histoire. Dans cette dernière revue, j’avais en charge notamment la rubrique des livres parus et de ce fait, avais à travailler régulièrement avec les attachées de presse de certaines maisons d’édition. Par ailleurs, les restes d’un engagement idéologique dès la fin de 1968 dans le dégradé du maoïsme, de la Gauche prolétarienne et son établissement chez les « paysans pauvres » en Bretagne jusqu’à Front rouge et la défense du régime albanais, m’avaient conduit à rejoindre le CEDETIM (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale). Structure plus qu’organisation, le CEDETIM apportait, dirait-on dans les entreprises aujourd’hui, des « fonctions support » (imprimerie, local, matériel de propagande, etc.) à une myriade de comités de solidarité divers (Palestine, Chili, Larzac, libération nationale des colonies portugaises, etc.). Parmi les dirigeants du CEDETIM, je rencontrais aux côtés de Gustave Massiah et de Jean-Yves Barrère, François Gèze, très impliqué dans les comités latino-américains (Chili, Argentine notamment).

Il me parut très important de partager avec les dirigeants du CEDETIM la nouvelle que je venais d’apprendre. Est-ce le week-end qui suivit immédiatement ou celui de la semaine suivante, le fait est qu’une réunion très mobilisatrice se tint au CEDETIM qui décida de lancer un appel aux fonds et de proposer à François Maspero l’assistance technique de François Gèze. Suivirent des mois de coexistence des deux François, Maspero étant de plus en plus convaincu qu’il voulait tout arrêter, qu’il convenait que le rideau fût baissé.

Gèze proposa de racheter les Éditions à Maspero avec l’argent de la cagnotte et d’autres investisseurs répartis en part. Le personnel était repris, mais il faudrait compter avec son ambivalence : la personnalité de Maspero conduisait les équipes à tenir pour acquis que le fondateur, toujours perspicace, avait raison de vouloir jeter l’éponge, mais la préservation de leur emploi les poussait à vouloir jeter le gant et relever le défi.

Une des clauses de l’accord conclu avec Maspero était que, faute que les Éditions disparaissent, le nom fût effacé et que plus rien ne subsistât qui put faire croire à un lien de quelconque nature entre Maspero et la maison désormais dirigée par François Gèze.
Je tiens à éclairer ce point car il est matriciel de ce que Gèze réussit contre vents et marées, tant, j’y insiste, nous eûmes souvent l’impression que l’ère de la gauche de gouvernement aurait souhaité que disparaisse une maison soudain chargée de la mémoire de tous les errements idéologiques antérieurs des nouveaux camarades ministres.

Quel nom donner au renouveau espéré de la maison ? Fut choisi le nom de « La Découverte », en référence à une petite collection de récits historiques de voyages d’explorateurs et géographes que Maspero avait initiée deux ou trois ans auparavant. Qui n’a pas connu ces mois-là ne peut saisir la portée symbolique de ce choix.Il faisait référence à la part du catalogue que François Gèze et moi-même entendions préserver et développer. Gèze m’avait demandé de venir l’épauler, ce que je fis au premier janvier 1982. Pour moi, le défi était de passer de l’autre côté de ce que nombre de futurs confrères me présentait comme un miroir aux alouettes. De recenseur de livres, je devais devenir producteur d’ouvrages. La situation bientôt désespérante plus encore que désespérée des Éditions (on croyait embarquer sur le Titanic, nous étions déjà sur Le Radeau de la Méduse) constitua pour François et moi une expérience absolument unique, puisqu’il nous fallait tout apprendre à maîtriser (les coûts de fabrication, les remises aux libraires, le démarchage de la presse, les droits d’auteur, les cessions de droits aux confrères étrangers, les achats éventuels de droits d’ouvrages à traduire). Si j’exerçais la fonction de directeur littéraire, je n’ai aucun souvenir du titre dont m’affubla François, mais garde en mémoire les fins de semaines passées à préparer les rendez-vous de François avec les banquiers et le geste de raison à leurs yeux qui consista par deux fois à réduire nos déjà modestes émoluments.

François Gèze tint son pari de faire des Éditions La Découverte un lieu obligé du développement des sciences sociales, ce qu’elles sont aujourd’hui encore.

Nous étions d’accord tous deux sur un point essentiel : si la partie idéologiquement militante n’avait plus aucune faveur du public, il nous revenait de préserver et développer le catalogue d’anthropologie historique, représenté par les collections d’histoire ancienne de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet qui avait un vrai prestige intellectuel auprès de la communauté des historiens, et les ouvrages sur les sociétés qui avaient refusé le modèle occidental de développement. Le titre et nom « La Découverte » symbolisaient à nos yeux la continuité de cette part du catalogue consacrée aux sociétés autres mais aussi à la complexité culturelle, de mentalité et sociale de situations historiques que la seule appréhension militante enfermait dans des binarités qui barraient l’intelligence de la complexité des facteurs en jeu.

Il s’en suivit deux tendances éditoriales complémentaires. La première porta trace de notre perception du tournant idéologique des années 80-90. Les sciences humaines connurent une décrue brutale, un décrochement conceptuel qui laissa désormais sans écho les constructions théoriques des années 60-70.

Il revient à François Gèze d’avoir eu l’intuition salvatrice que si les sciences humaines subissaient un tel désamour, c’était assurément du fait des tentations impérialistes de position en surplomb de certaines disciplines (philosophie structuraliste, nouvelle histoire, déconstruction) ; l’heure des sciences sociales pouvait sonner : des disciplines qui ne voulaient plus embrasser trop large, ni subsumer l’ensemble du réel sous un concept unique, mais des approches plus modestes dans leur saisie mais plus ambitieuse dans leur plongée dans le terreau social. Des analyses qui donnent des connaissances fonctionnelles permettant de comprendre au plus près la réalité afin de la transformer à sa bonne échelle. Cela commença par des innovations éditoriales telles L’État du monde ou le renforcement du pôle de compréhension géopolitique du monde contemporain incarné par Hérodote. Gèze tint son pari de faire des Éditions La Découverte un lieu obligé du développement des sciences sociales, ce qu’elles sont aujourd’hui encore.

Dans le même temps, François et moi avions convenu de faire place à une approche qu’entre nous nous appelions l’« anthropologie dense » et qui visait à dégager au jour les facteurs de longue haleine qui se manifestaient à travers des situations donnant lieu à des mobilisations militantes le plus souvent dans l’ignorance de ce que s’y jouait pour chaque antagoniste.

Nous privilégiâmes le conflit entre Israël, les Palestiniens et les pays arabes en proposant des lectures plus en profondeur. Nous publiâmes un jeune thésard inconnu du grand public et qui s’était intéressé à la mouvance des Frères musulmans en Égypte dont nous trouvâmes le titre Le Prophète et Pharaon, ouvrage de Gilles Kepel ; le choc de l’Islam et de la modernité politique comme scientifique fut expliqué par Bernard Lewis dans Comment l’islam a découvert l’Europe ; le rapport à l’Europe de l’État d’Israël nous fut exposé par un prisme particulier dans les trois volumes du Pain de misère. Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe. L’auteur, Nathan Weinstock, était connu par son pamphlet militant Le sionisme contre Israël (1969). Symptomatiquement, en 1984 la dédicace de son triptyque était : « Pour Tamara et Lev : des racines ».

Cet engagement éditorial en faveur de l’intelligence complexe des situations notamment géopolitiques nous conduisit à donner la priorité à des analyses qui enrichiraient la compréhension du monde plutôt que d’abord demander patte blanche militante aux auteurs. C’est ainsi que nous publiâmes un ouvrage d’un historien et rabbin, Yosef Yerushalmi, auteur d’une réflexion qui demeure une référence essentielle en son domaine : Zakhor. Histoire juive et mémoire juive.

Signe que François concevait son métier d’éditeur comme une mobilisation en faveur de l’intelligence profonde du monde qui était le nôtre : il n’y avait plus d’argent alors dans les caisses ; comment publier un texte auquel nous étions plus qu’attachés sans pouvoir rémunérer son traducteur, sinon en le traduisant moi-même, de nuit, après mes heures de travail ?

C’était cela François Gèze : la générosité du partage de ses curiosités, questions et insatisfactions qu’une seule réponse pût convenir et suffire. C’est de cela qu’ont été faites les Éditions La Découverte. D’ailleurs Éditions ou catalogue ?


Éric Vigne

éditeur, directeur de la collection NRF Essais (Gallimard)