Sciences

À quoi sert l’histoire naturelle ?

Zoologiste et systématicien

Érosion démographique et disparition des espèces ? Épuisement des sols ? Acidification des océans ? Fonte des glaciers ? Épuisement des métaux rares ? Zoonoses ? Tous ces thèmes sont rangés aujourd’hui sous la bannière « environnement », tellement consensuelle que le terme est employé dans de nombreux pays pour désigner le ministère chargé de gérer ces problèmes. Mais il existe une méthode de travail dont on tait le nom, et dont un ne peut pourtant pas se passer pour documenter scientifiquement l’état du monde : l’histoire naturelle.

Une éthique pour la planète, si on la souhaite vraiment, ne peut pas faire l’économie des données et des résultats scientifiques. L’histoire naturelle, malgré sa discrétion dans la culture scientifique francophone, est pourtant au premier plan.

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L’histoire naturelle est discrète, mais ne l’a pas toujours été

Le terme d’histoire naturelle ne figure pas dans la liste des disciplines par lesquelles on sectorise et on évalue la recherche scientifique, ni dans les cursus universitaires. On n’entend jamais un étudiant dire « ah, à 14h j’ai cours d’histoire naturelle ». Elle fait partie de ces disciplines obscures avec la systématique ou la minéralogie, qui sentent un peu la poussière, la leçon de choses, si ce n’est pas le cabinet de curiosités. L’imagerie courante l’associe au musée et aux sciences d’hier. Et pour cause : l’histoire naturelle était une discipline majeure dans les têtes éduquées des XVIIIe et XIXe siècles.

La controverse méthodologique sur les conceptions et les pratiques de l’anatomie comparée entre Georges Cuvier et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire devant l’Académie des Sciences ont enflammé les gazettes de la France et de l’Europe de 1830. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, toute famille possédant une bibliothèque y faisait trôner l’histoire naturelle de Buffon, et on offrait même des « Buffon portatifs ». Les sujets d’histoire naturelle animaient les discussions, tout comme aujourd’hui. Cependant avec deux différences. Premièrement, l’histoire naturelle était jadis identifiée, « conscientisée » comme on dit aujourd’hui. Elle est à présent invisibilisée : on discute de sujets d’histoire naturelle sans savoir qu’ils en sont. Deuxièmement, l’histoire naturelle était discutée pour elle-même, parce que soit ses méthodes, soit ses résultats étaient passionnants. Aujourd’hui, ses sujets sont happés par la thématique des dérèglements environnementaux, voire emportés par l’éco-anxiété.

Qu’est-ce que l’histoire naturelle ?

Mais sait-on vraiment ce qu’est l’histoire naturelle ? Jusqu’au XVIIIe siècle, le terme « histoire » est compris au sens antique de « enquête ». Elle est une méthode d’enquête, d’inventaire, de description et de classification du monde naturel, de « tout ce qui est », humains compris. Les minéraux, les formations géologiques, la composition de la matière, l’air et les météores, les êtres vivants, mais aussi les mœurs et les langues des peuples humains constituaient son domaine traditionnel. Pour tous ces objets, la diversité est de règle, ce qui explique la centralité de la description, de l’inventaire, de la classification, et surtout de la comparaison. Le cœur de l’histoire naturelle est ainsi la comparaison des objets entre eux, de leurs diverses caractéristiques (chimiques, physiques, anatomiques…). C’est sur elle que repose la pertinence des classifications indispensables au langage, et c’est elle qui nourrit et entretient encore aujourd’hui un lien original entre le terrain, le laboratoire de recherche et les collections d’objets et de spécimens. Notons toutefois que l’histoire naturelle n’exclut pas les comparaisons expérimentales plus classiques, par exemple celles qui reposent sur la confrontation d’une expérience avec des situations témoins.

À partir du XVIIIe siècle s’ajoute à ces aspects la prise en compte de l’histoire des objets dans le temps long : c’est aujourd’hui la science de l’organisation de la diversité du réel, faite d’objets résultant d’une histoire particulière. Cette façon d’appréhender le réel, si spécifique à l’histoire naturelle, s’applique à tous les niveaux d’organisation de la matière, de la minéralogie et des données génétiques jusqu’aux écosystèmes, aux peuples humains et aux planètes, que l’histoire naturelle étudie dans leur diversité, leur temporalité et leur historicité. Les technologies les plus avancées et les plus innovantes sont alors mobilisées pour faire de ces comparaisons une démarche particulièrement fructueuse pour comprendre le monde qui nous entoure.

Si on la caractérise ainsi par son esprit méthodique, l’histoire naturelle n’est donc pas une science centrée sur une classe particulière d’objets. Elle est une dimension probablement nécessaire de toute science particulière et les fédère ainsi au nom d’une « méta-science » de la diversité et de l’histoire des objets. Elle n’a pas a priori de limites : son domaine inclut l’Histoire de l’Univers, l’Histoire de la Terre, l’Histoire de la Vie, et inclut aussi le monde humain, où elle a vocation à interagir avec les sciences humaines et sociales. Mais elle a aussi une vocation fédératrice concrète, en ce qu’elle stimule de multiples interactions entre disciplines : par exemple, les méthodes comparatives fructueuses en anatomie comparée sont transférées à la comparaison des instruments de musique, dont la variété accompagne la diversité des ethnies humaines, aboutissant à la reconstitution de l’histoire de ces instruments.

À quoi sert-elle ?

Inventorier et classer le monde n’est pas une opération aussi simple qu’il y paraît au premier abord. Cela implique de nommer. Mais nommer quoi ? Un monde réel mouvant où les individus sont uniques et changeants. Pour faire d’un nom ou d’une classe d’objets un outil fiable et robuste pour le langage scientifique, en d’autres termes pour savoir de quoi on parle, il faut ancrer dans le réel ce nom grâce à un ou plusieurs spécimens de référence. C’est ainsi que tout l’édifice de l’histoire naturelle, à l’échelle internationale, repose sur des collections d’objets, que les musées d’histoire naturelle ont la charge de conserver, d’alimenter. Ce dictionnaire de la Nature devient ainsi le socle de toute démarche et connaissance scientifique. Par exemple, dès sa création en 1793, le Muséum national d’Histoire naturelle était triple : collections nationales, recherche scientifique et enseignement public, forgeant ainsi une connaissance rationnelle et collective du monde réel et transmettant cette connaissance au public (les nombreuses leçons publiques de Georges Cuvier en sont une illustration).

Ce lien entre recherche – collections – diffusion reste pertinent aujourd’hui et sans doute même de manière encore plus aiguë, la profondeur temporelle offerte par les collections permettant de répondre à des questions nouvelles sur les pressions subies par l’environnement. Par exemple, ce sont des spécimens tirés des collections, couplés à des études de terrain, qui ont permis de mettre en évidence le changement de plumage sur une période de trente ans dans les populations de la chouette hulotte Strix aluco. Le réchauffement climatique réduisant le couvert neigeux, la fréquence du morphe foncé a augmenté au détriment du morphe grisé, le premier offrant un meilleur camouflage dans des conditions nouvelles. Grâce aux collections il a été possible de documenter l’un des effets du réchauffement climatique, à savoir la réduction de taille d’espèces de passereaux sur la période 1860-2001. Toujours grâce à des collections d’histoire naturelle, celles du Field Museum de Chicago, on a pu mesurer par réflectance photométrique la quantité de poussière de charbon incorporée dans le plumage de plusieurs espèces d’oiseaux. Les premiers d’entre eux avaient été capturés à la fin du XIXe siècle, permettant ainsi de documenter l’extrême pollution aux particules de charbon dans certaines régions au cours de la première moitié du XXe siècle. D’autres exemples abondent.

Deux leçons à cela. Premièrement, les collections d’histoire naturelle ne nous instruisent pas seulement sur l’évolution biologique et la diversité de la biosphère, mais aussi sur l’évolution de notre environnement. Deuxièmement, les spécimens étant situés dans l’espace et dans le temps, les collections sont une fenêtre sur le passé, que l’on peut ouvrir à nouveau à l’occasion de nouvelles technologies. Dans un monde où les technologies de la recherche évoluent très vite, conserver est la garantie de pouvoir retourner non seulement aux données factuelles et originales, mais aussi aux spécimens d’où elles ont été tirées, et de pouvoir les analyser à l’aune des nouveaux savoirs et techniques. Par exemple, les progrès rapides des techniques de la paléogénétique (utilisant les données du séquençage de l’ADN ancien) donnent une importance capitale aux spécimens des collections de restes humains anciens, même très fragmentaires.

Les scanners tomographiques à rayons X permettent de réanalyser de fond en comble l’anatomie de fossiles pourtant classiques. Il est indispensable que les décideurs comprennent l’importance de la pérennisation de cette fonction régalienne de conservation. Cela s’applique également aux collections vivantes (jardins botaniques et zoologiques) et, dans une certaine mesure, aux réserves naturelles ou aires sanctuarisées.

Un pont entre les échelles de temps

L’histoire naturelle nous bouscule parce qu’elle embrasse toutes les échelles de temps. Ce faisant, elle nous décentre en nous faisant sortir des horizons temporels habituels. Le déclin des populations des oiseaux champêtres, comme celui des insectes ailés, est de l’ordre quelques décennies. La disparition pure et simple d’espèces d’oiseaux et de mammifères de plus de dix kilos à l’état sauvage, comme l’effondrement des récifs coralliens, est de l’ordre du siècle. Les effets spectaculaires de la fonte des calottes glaciaires, et au premier chef celle de l’Antarctique, se traduiront par des submersions qui s’annoncent sur ce millénaire. Ces dessins magnifiques sur les parois de la grotte Chauvet datent de 35 000 ans et démontrent qu’ici à l’époque, c’était la toundra.

L’histoire naturelle nous enseigne qu’il y a deux millions d’années, il existait plusieurs espèces humaines simultanément. Qu’aucune espèce de vertébrés ne dure plus d’un million d’années environ. Que la biodiversité a subi de multiples extinctions massives, et qu’à chaque fois elle a « rebondi » – ces phénomènes se déployant sur des pas de temps de l’ordre de la centaine de milliers d’années à quelques millions d’années. Mais aussi que toute vie cessera sur terre dans moins de trois milliards d’années, avant que la Terre elle-même ne disparaisse, absorbée par le diamètre du soleil alors devenu une « géante rouge ». En jonglant avec les échelles de temps, l’histoire naturelle nous aide à placer nos responsabilités sur le bon horizon temporel. Ce n’est pas parce que la biodiversité « rebondira » dans quelques millions d’années après la disparition des humains que cela nous déresponsabilise de ce qu’on va en laisser à nos petits-enfants, à savoir le désastre annoncé pour la fin de ce siècle.

S’emparer des débats de société

L’histoire naturelle éclaire les questions de société. Comment juger les mérites respectifs de l’agronomie intensive et de l’agro-écologie ? Pourquoi certaines espèces perçues comme sans intérêt écologique ou économique apparent devraient-elles néanmoins être conservées à tout prix ? L’histoire naturelle révèle alors en quoi l’approche uniquement économique n’est qu’une dimension, parmi beaucoup d’autres, des problèmes liés à la conservation des espaces et des espèces. Quelle est la validité scientifique des projets transhumanistes ? En matière éducative, la société pose aussi la question de la légitimité scientifique de la notion de genre (homme/femme), à laquelle peuvent répondre les anthropologues et ethnologues sur la base de leur expérience des faits observés.

Par ailleurs, trop d’humains nient la légitimité scientifique de l’évolution biologique, qui est pourtant la cause même de leur existence. L’évolution biologique est en effet la théorie générale de toute une partie de l’histoire naturelle (dont la biologie, l’anthropologie, la paléontologie…). Elle nous enseigne que seule l’histoire de nos organes sur des millions d’années nous permet de comprendre pourquoi certains d’entre eux comme notre colonne vertébrale, notre crosse aortique ou notre nerf phrénique sont « mal faits » si on les considère du point de vue d’un ingénieur. Une vision seulement médicale de notre corps n’est pas suffisante pour le comprendre. Les réponses que l’histoire naturelle peut apporter à ces questions posées par les sociétés – et il ne s’agit ici que de quelques exemples – passent par un soutien à une formation scientifique précoce intégrant la biologie, l’acquisition de connaissances naturalistes et l’initiation à la logique de la comparaison.

Ancrer l’humain en nature

Dans l’arbre phylogénétique du vivant, l’humain est une espèce placée au même niveau contemporain que les autres, à une place définie par les caractères partagés avec d’autres espèces, et non en vertu d’une valeur supposée supérieure ou inférieure. Enraciner l’humain en nature, c’est d’abord mettre en évidence son origine telle que la montrent les sciences de l’évolution, ce qui implique d’initier aux raisonnements scientifiques face aux créationnismes, aux racismes et aux obscurantismes. Il s’agit également d’enraciner l’humain en nature ici et maintenant, c’est-à-dire de présenter l’humain d’aujourd’hui comme à la fois acteur dynamique et victime des transformations de la nature qu’il suscite. Il convient ici de se départir d’un dualisme Homme-Nature caricatural tout en reconnaissant une place particulière à notre espèce, équilibre délicat.

Une éthique pour la planète

L’histoire naturelle est la mieux placée pour alerter sur la perte actuelle de la diversité naturelle. L’histoire naturelle, en tant que science, n’a pas pour vocation de prescrire des valeurs ou des comportements. Cependant, elle peut fournir des éléments factuels pour que nos concitoyens se forgent une opinion la plus éclairée possible concernant certaines questions de société, et puissent adopter une éthique pour la planète, par exemple en guidant leurs choix individuels et collectifs :

– à savoir pour quoi ou pourquoi une action est réputée « bonne » ;
– à tenir compte des trajectoires historiques du monde naturel et humain ;
– à tenir compte des dynamiques et besoins actuels des humains ;
– à tenir compte des dynamiques et besoins actuels des milieux naturels.

L’histoire naturelle est particulièrement légitime à promouvoir une éthique éco-centrée de la planète. Non pas une éthique utilitariste où le « développement » ne resterait qu’économique et ne serait que « durable » pour le bien-être des humains, mais une éthique de l’action à visée de long terme qui prendrait en compte la valeur intrinsèque du vivant. Il s’agit de la préservation d’un potentiel évolutif d’un réseau d’interactions nature-humains, débarrassé de son dualisme initial, jusque-là bien commode pour s’affranchir des contraintes. Ceci consiste au premier chef à garantir le maintien d’une diversité intraspécifique et interspécifique, ainsi qu’une diversité culturelle humaine.

Préserver la nature uniquement pour satisfaire nos besoins économiques et sociaux de manière durable est certes nécessaire pour les quelques générations qui nous suivront, mais ne prend pas en compte la durabilité à très long terme des dynamiques naturelles. Mettre la nature sous cloche en déclarant une zone naturelle « interdite » n’est pas non plus une solution de long terme car elle restreint la variabilité, caractéristique fondamentale du vivant, et donc limite le potentiel évolutif, et à terme la diversité. Elle n’est donc pas compatible avec la dynamique même du vivant. En outre, en enfermant ainsi du vivant dans une vitrine, elle exclut l’humain, de fait.

Une culture générale enfin imprégnée d’histoire naturelle

Comme c’est depuis longtemps le cas dans beaucoup de pays de l’Europe du Nord, il faut œuvrer pour que la science, et en premier lieu l’histoire naturelle, fasse partie de la culture, tout particulièrement en France. C’est une déplorable tradition, dans notre pays, que ce qui est considéré comme « culturel » ne prenne en compte qu’un spectre relativement réduit des connaissances et des activités humaines, principalement les arts d’agrément (peinture, musique, théâtre, cinéma…) et la littérature. La valeur culturelle et esthétique des productions de l’industrie humaine est tout aussi méprisée par une certaine intelligentsia des milieux de la culture que l’est la connaissance naturaliste du monde qui nous entoure. C’est d’autant plus étonnant que les liens entre l’histoire naturelle et diverses formes d’activités artistiques sont profonds et anciens.

La reconquête du culturel par l’histoire naturelle doit évidemment passer par un soutien institutionnel inscrit dans la durée. Mais elle passe aussi par la mobilisation des naturalistes amateurs, des ONG, des sciences participatives, du système scolaire, et d’actions innovantes de diffusion. Il est par-dessus tout souhaitable que cette culture scientifique élargie franchisse aussi les portes des institutions où sont formées nos élites politiques et nos décideurs. Face aux défis environnementaux, il est grand temps que l’histoire naturelle fasse partie à nouveau des exigibles de la culture générale, comme elle le fut aux XVIIIe et au XIXe siècles.


Guillaume Lecointre

Zoologiste et systématicien, Professeur du Muséum national d’Histoire naturelle et conseiller scientifique du président du Muséum

Mots-clés

Climat