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Le dernier message de Kundera

Écrivain

Trois textes que Milan Kundera n’avait pas souhaité intégrer à l’édition de son œuvre complète dans La Pléiade font l’objet d’une réédition et constituent une sorte d’excursus, de digression à mi-chemin d’une analyse géopoétique sur le destin des petites nations d’Europe Centrale pendant la guerre froide et d’une méditation mélancolique sur la fin de la civilisation européenne. L’occasion pour Christian Salmon de livrer un témoignage personnel sur la résonance de ces thèmes dans l’œuvre de Kundera.

À l’automne 1956, alors que l’armée russe entrait dans Budapest, le directeur de l’agence de presse de Hongrie envoya par télex dans le monde entier un message désespéré quelques minutes avant que son bureau ne soit écrasé par l’artillerie.

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Ce message se terminait par ces mots : « Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe. » Cet épisode de l’insurrection hongroise m’est revenu en mémoire en juillet 2015 alors que je me trouvais à Athènes dans une ville en état de siège médiatique suspendu aux résultats d’un référendum qui devait trancher l’acceptation ou le refus d’un énième plan de restructuration de la dette grecque. Pour peu qu’on connaisse la situation désespérée des finances grecques, il n’y avait rien à attendre du résultat de ce référendum. Rien, sinon l’expression intraitable d’un désir de liberté qui enivrait la foule rassemblée nuit et jour place Syntagma…

Le 3 juillet, deux jours avant le scrutin, je me trouvais dans le bureau de Kostas Arvanitis, le directeur de la radio pro-Syriza et j’entendis dans sa bouche les mêmes mots qu’avaient prononcés le directeur de l’agence de presse de Hongrie soixante ans plus tôt à l’automne 1956. Bien sûr, aucun char n’encerclait le bâtiment de la radio ; les banques avaient remplacé les tanks dans cette drôle de guerre entre la Grèce et l’Union européenne, mais en ce mois de juillet 2015, le directeur de la radio pro-Syriza parlait le même langage que le directeur de l’agence de presse en Hongrie à l’automne 1956.

Il ne parlait pas seulement de la dette ou de la Troïka, il parlait d’Europe, de l’Europe des Lumières et de la France « qui toujours été à nos côtés lorsque nous combattions la dictature », et il se sentait trahi. « Ici à Athènes, nous avons des statues des philosophes de l’époque des Lumières, car c’est à eux que nous devons l’idée d’un État grec indépendant. Aujourd’hui, nous nous sentons abandonnés par l’Europe. Pire, l’Europe est devenue notre ennemie. Elle mène contre nous une guerre financière qui a pour but de nous rayer de la carte de l’Europe. Désormais la chanson de Gavroche résonne amèrement à nos oreilles. » Et d’en murmurer en grec les paroles : « Si je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire. Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau… ».

« Un occident kidnappé »

De retour à Paris, je me suis souvenu que j’avais lu l’histoire du directeur de l’agence de presse de Hongrie dans un article de Milan Kundera publié en 1983 par la revue Le Débat. Dans cet article intitulé « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Kundera s’élevait contre la coupure artificielle de l’Europe en deux, qui avait eu pour effet de déporter à l’est de l’Europe la mosaïque de petites nations situées géographiquement au centre, culturellement à l’ouest et politiquement à l’est sous le joug soviétique. « La Bohême », la Pologne, la Hongrie, tout comme l’Autriche se sont trouvées de ce fait projetées en dehors de leur propre histoire.

Kundera ne situait pas sa réflexion dans le contexte du conflit est/ouest de la guerre froide. Il cherchait à faire émerger un autre contexte, culturel celui-là et à rétablir les liens oubliés tissés depuis des siècles entre les petites nations « centre européennes » et l’histoire de l’Europe. C’est en Europe centrale affirmait-il avec force que la culture moderne avait trouvé ses plus grands élans : la psychanalyse, le structuralisme, la dodécaphonie, la musique de Bartok, le roman moderne de Kafka, Broch et de Musil. L’annexion après-guerre de l’Europe centrale par l’Union soviétique russe n’avaient pas seulement privé les petites nations d’Europe centrale de leur contexte culturel, elle avait coupé l’Europe occidentale de son centre de gravité.

« La culture praguoise est vieille comme l’Occident lui-même…Son génie du petit pénétrait l’arrogance de la grandeur. Son esprit de non-sérieux corrodait l’horrible du sérieux idéologique. Son sens du concret se défendait contre les plus grandes forces réductrices que l’Histoire ait jamais déchainées. De ce choc multiple est née toute une pléiade d’œuvres, un théâtre, un cinéma, une littérature, toute une pensée, tout un humour, toute une expérience intellectuelle, unique et irremplaçable.» (Prague, poème qui disparaît, Gallimard 2023)

Notre héros Varoufakis

Quand je retrouvais Milan Kundera à Paris, je ne fus pas surpris de le voir suivre passionnément l’actualité grecque. Il était impatient d’entendre mon témoignage. Avec son instinct de romancier et non d’homme politique ou d’idéologue il avait reconnu dans la crise grecque le dernier maillon de la chaîne des révoltes des petites nations de l’Europe centrale contre les grands empires. Mais à son grand désespoir l’impérialisme équarisseur n’était plus le géant allemand ou le géant soviétique, il avait pris le visage de la bureaucratie de Bruxelles qui voulait mettre à genoux le peuple grec. La convocation du premier ministre grec Aléxis Tsípras à Bruxelles lui rappelait la convocation du président Dubcek à Moscou en 1968.

Je lui racontais ma rencontre avec Yanis Varoufakis le ministre des Finances du gouvernement « Syriza » qui venait de démissionner plutôt que d’abdiquer avec son premier ministre Tsípras. Kundera l’appelait « notre héros ». J’en fis la confidence par texto à Yanis qui n’en croyait pas ses oreilles. Dans cette guerre des récits qui mobilisait les élites européennes contre lui, le soutien d’un écrivain comme Kundera lui fut un baume au cœur. A travers lui deux peuples, deux résistances se serraient la main par-dessus les décennies.

Dans ses interventions, il se mit à parler de « Notre printemps d’Athènes » faisant un lien avec le printemps de Prague. « Je suis ici parce que notre Printemps d’Athènes a été écrasé́, comme le fut celui de Prague. Bien sûr, pas par des tanks, mais par des banques. Comme Bertolt Brecht l’a dit une fois “Pourquoi envoyer des assassins quand nous pouvons recourir à des huissiers ?” Pourquoi faire un coup d’État quand vous pouvez envoyer le président de l’Eurogroupe dire au nouveau ministre des Finances d’un gouvernement fraichement élu, trois jours après son entrée en fonction, qu’il a le choix entre le programme d’austérité́ antérieur qui a plongé́ son pays dans une énorme dépression, ou la fermeture de ses banques nationales ? Pourquoi envoyer des troupes quand des visites mensuelles de la Troïka peuvent contrôler chaque branche du gouvernement et écrire chaque loi du pays ? »[1].

La chaine des révoltes démocratiques

Dans son article « Un occident kidnappé », Kundera développait une phénoménologie existentielle des petites nations : « Une petite nation, est celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître, et qui le sait. » Ce que ces petites nations avaient de commun, ce n’était donc ni une identité ni une langue, mais une expérience de la faiblesse face aux grands empires qui les entouraient. Non pas une appartenance exclusive, mais une expérience semblable de leur fragilité et de leur existence problématique, expérience que reflétaient les grands romans centre-européens. Ce sont en effet les petites nations confrontées aux grands empires qui sont plus que d’autres contraintes de problématiser leur existence collective. C’est pourquoi les questions de la souveraineté de l’État et du sujet, du rapport à l’Autre, à la langue, à l’Histoire, toutes les grandes questions philosophiques du XXe siècle, examinées par la linguistique, la psychanalyse et les romans de Musil, de Broch, de Kafka ont trouvé en Europe centrale leur terrain d’élection.

« L’Occident n’a pas su comprendre à temps le sens de cette explosion créatrice, aveuglé qu’il était par sa vision politisée (réductrice) des choses : ou bien (la bêtise de la gauche) il n’y voyait qu’une confirmation de la vitalité du système socialiste ; ou bien (la bêtise de la droite) il a refusé de prêter une valeur à quiconque se tenait derrière la façade du régime communiste. Un rideau d’incompréhension occidentale a doublé le rideau de fer soviétique. » (Prague, poème qui disparaît, Gallimard 2023)

Au prisme de l’Europe centrale, l’Europe apparaissait soudain non pas comme un empire continental en voie de consolidation et d’unification, ni même comme une structure fédérale appelée à absorber progressivement les États qui la composent mais comme une zone où s’affrontaient deux manières de concevoir l’Europe : la manière « impériale », par l’unification forcée par des règles imposées et par l’harmonisation des normes ; et la manière « rétive », celle des peuples qui depuis le XIXe siècle se sont soulevés contre la volonté de domination et d’assimilation des grands pays, et l’ont mise en échec. « Il me semble souvent que la culture européenne connue recèle encore une autre culture inconnue, celle des petites nations aux langues bizarres, celle des Polonais, des Tchèques, des Catalans, des Danois. On suppose que les petits sont nécessairement les imitateurs des grands. C’est une illusion. Ils sont même très différents. La perspective d’un petit n’est pas celle d’un grand. L’Europe des petites nations est une autre Europe, elle a un autre regard et sa pensée forme souvent le vrai contrepoint de l’Europe des grands.» (Prague, poème qui disparaît, Gallimard 2023)

Situation instable et paradoxale qui explique pourquoi les contradictions européennes se sont concentrées sur les petits pays dans l’après-guerre : la révolte hongroise en 1956, le printemps de Prague et l’occupation de la Tchécoslovaquie en 1968, les révoltes polonaises en 1956, 1968, 1970 et celle des années 1980… « une chaîne de révoltes profondément démocratiques, écrivait Kundera, portées par le peuple tout entier », se heurtant à des régimes politiques soutenus par l’Union soviétique qui ont étouffé ces nations une à une avant d’en subir l’effet de ressac en 1989 lorsqu’elles se synchronisèrent pour mettre à bas le mur de Berlin.

La beauté des choses inaccomplies

« A man knows he is mortal », confiait Kundera à Philip Roth en 1980, « but he takes it for granted that his nation possesses a kind of eternal life. But after the Russian invasion of 1968, every Czech was confronted with the thought that his nation could be quietly erased from Europe ».

A partir des années 1980, le thème de la mort, née d’une méditation sur le destin tchèque et la tragédie des petites nations d’Europe centrale, ne va cesser de s’étendre jusqu’à devenir le cœur de ses réflexions sur l’existence humaine. Ce n’est pas pour rien que son roman postérieur à ses essais sur l’Europe centrale s’intitule « L’immortalité ». « Être mortel est l’expérience humaine la plus élémentaire et pourtant l’homme n’a jamais été en mesure de l’accepter, de la comprendre, de se comporter en conséquence. L’homme ne sait pas être mortel. Et quand il est mort, il ne sait même pas être mort.» (L’immortalité, Gallimard, 1990)

Pour Kundera, la mort des individus comme celle des nations, n’est pas un problème métaphysique, c’est une question existentielle. La mort est un terrain d’expériences. Le roman explore les possibilités inexplorées de l’expérience humaine, les chemins qui n’ont pas été pris. Ce que l’on pourrait définir comme le territoire de « l’inaccompli », le domaine des possibilités empêchées et inexplorées de l’existence.

C’est l’ultime message que nous a laissé Kundera sous la forme d’un paradoxe terminal. Lorsque l’accomplissement historique (le progrès, la technique, la croissance, le socialisme, l’Europe…) a pris un tour destructeur, que reste-t-il au romancier ? Où chercher la beauté ? Dans l’inaccompli justement !

Lorsque toutes les grandes aventures de la modernité s’achèvent dans un accomplissement grotesque, la beauté se réfugie dans l’inaccompli et l’inaperçu. La beauté cesse d’appartenir au domaine des grands accomplissements de l’esprit humain. Elle en est le contrepoint, la face cachée. Elle recèle la part d’inaccompli de toute vie humaine. C’est la sagesse du roman. Elle appartient à un autre monde, « ce monde abandonné » que Ludvik retrouve dans la solitude à la fin de La Plaisanterie, « abandonné par la pompe et la publicité, abandonné par la propagande politique, par les utopies sociales, par les troupes de fonctionnaires de la culture ». Elle a le visage de Lucie à la fin de La Plaisanterie « avec sa pauvreté » et son « ordinarité » que Ludvik nomme l’« ouvreuse » de la beauté. Elle est dans le geste de la main d’Agnès au bord de la piscine dans L’immortalité qui exprime soudain sa jeunesse perdue à jamais. Elle a le sourire du chien Karénine au moment de mourir, la corneille blessée que recueille Tereza dans L’Insoutenable Légèreté de l’être. Comme le dit Sabrina dans ce même roman, « La beauté est un monde trahi ». Prague, n’est seulement une ville occupée, c’est un poème qui disparaît, « comme une feuille de papier en flammes. »

Milan Kundera, Quatre-vingt-neuf mots Prague, poème qui disparaît, Gallimard, 28 septembre 2023, 112 pages.


[1] Voir Notre Printemps d’Athènes de Ianis Varoufakis, paru en 2015.

 

Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

Notes

[1] Voir Notre Printemps d’Athènes de Ianis Varoufakis, paru en 2015.