Écologie

Dé-penser les territoires entre terre et mer

Docteur en sciences de l’environnement, Socio-anthropologue, Docteur en Écologie marine

Les littoraux sont, par essence, des lieux de mosaïques entre terre et mer. Certains font face aux changements déclenchés par nos sociétés modernes avec une certaine plasticité ; d’autres basculent dans des crises. Imaginer des idéaux types de territoires tenant compte de leurs caractères dynamiques permet d’envisager des stratégies pour libérer leur résilience et tracer des trajectoires positives de mutation.

Les littoraux font l’objet de menaces de plus en plus visibles dont les acteurs subissent les conséquences (submersion, recul du trait de côte, salinisation des nappes aquifères).

publicité

Les réponses le plus souvent apportées témoignent d’une non prise en considération de la spécificité des milieux vivants et de leur imbrication avec les humains et leurs activités. Le plus souvent, nous réagissons à ces milieux comme s’ils étaient inertes, un décor ou un support passif de nos actions.

La notion de territoire dans ses usages les plus fréquents annule les propriétés vivantes des sols et des milieux terrestres et marins ainsi que les transactions dont ils sont les sujets avec les humains. L’hétérogénéité des ajustements de ces franges maritimes face aux changements globaux nécessite de réinscrire le territoire dans sa matrice organique et environnementale afin de saisir les qualités qui conditionnent sa durabilité ainsi que les relations dynamiques dont il est l’objet.

Les littoraux sont, par essence, topographiques, des lieux de mosaïques entre terre et mer. Des liens multiples s’y tissent entre le liquide et le solide, entre l’inerte et le vivant, entre l’immobilité et le flux, entre le visible et l’invisible. Certains font face aux changements avec une certaine plasticité et porosité ; ils ont une large marge d’adaptation, de négociation et de recomposition alors que les aléas climatiques et biologiques les transforment sans cesse. D’autres ont moins de plasticité et ils basculent dans des crises passées et à venir, plus violentes, où leur forme et leurs dynamiques sont profondément remises en question par les tempêtes, les sécheresses, les invasions d’espèces, les pollutions, les constructions, etc.

Pour prendre la mesure des changements en cours tant cognitifs que pragmatiques, nous avons pris le parti pris d’imaginer et d’esquisser des idéaux types de territoires tenant compte de leurs caractères et propriétés dynamiques. La construction d’idéaux types de territoires résulte d’une observation située sur une pluralité de sites littoraux métropolitains[1]. Cet échafaudage permet d’imaginer une gamme de stratégies pour libérer la résilience des lieux et des êtres qui animent l’interface avec l’océan, en prise et dé-prise avec les flux et reflux du temps, des eaux, des sédiments et des populations. Il permet aussi de tracer des trajectoires de mutation dans une perspective positive de transformation des territoires, contrairement au chaos programmé des conséquences des changements climatiques.

Un des avantages de l’approche idéal typique est qu’elle permet de ne pas enfermer des entités dans des états, mais de dessiner des pôles entre lesquels ces dernières peuvent migrer, s’apparenter et se différencier. Chaque territoire a son unicité et ne supporterait pas de rester dans la case d’une typologie dès lors qu’on lui associe une notion d’existence propre et de transformation perpétuelle. Il ne s’agit pas ainsi de classer les territoires les uns par rapport aux autres mais d’avoir une posture d’humilité et de curiosité bienveillante d’observation face à ces processus de transformation, parfois radicaux. Notre idée est de participer à ce bien commun que serait la culture de l’adaptation, dans un esprit de prospective pragmatique.

Par territoire, nous entendons toutes les matières, vivantes ou minérales, qui « habitent » et forment un espace vivant. Vivant au sens où l’entendent les approches (philosophie, médecine) traditionnelles[2]. Ce sont des lieux où des énergies s’organisent en une diversité d’« êtres » (choses existantes), que sont les minéraux, les végétaux, les animaux ou les humains. Relié aux autres, chaque être organise sa propre trajectoire de vie, dans l’espace et le temps, en cherchant à mobiliser, organiser, consommer, dissiper, son énergie avec celles de ses voisins. L’énergie est ainsi un potentiel de vie qui migre d’une organisation à l’autre et qui tisse in fine des liens, de coopérations, d’opportunité, de concurrences, de cohabitation, etc.

Les territoires sont ainsi des unités, grandes ou petites, qui forment une certaine communauté d’êtres en interaction entre eux et en interaction avec leur environnement. Au-delà du « territoire souverain », il s’agit de considérer le « territoire sol »[3]. Ainsi compris le territoire a une agentivité, de même que les acteurs sociaux il participe et rétroagit aux actions et il n’est pas, contrairement au sens commun, un support passif et inerte.

Les territoires littoraux se caractérisent par deux milieux spécifiques qui sont en contact et interagissent : la mer et la terre, avec leur cortège spécifique de sable, algues, herbiers, roches, sédiments, volume et flux d’eaux douce et salée, d’embruns, de vents, de transpiration et de pluie, de micro-organismes et macro-organismes, etc.

Pour l’humain, simple partie de ce tout, il lui incombe la conscience de son action et son existence. Localement ou globalement, il sait qu’il est acteur des cycles de transformation des territoires, dans lesquels tout se meut : de la composition chimique profonde des êtres à leur dynamique d’évolution globale. L’humain observe et mesure les évolutions, calcule et anticipe, avec des outils et une connaissance de plus en plus sophistiquée, même si l’incertitude demeure face à un système éminemment complexe et des évènements multi-facteurs souvent imprévisibles. Dans une certaine mesure, il est capable d’observer si un territoire est en relatif état d’équilibre ou s’il est voué à des changements brutaux.

Du fait des changements du climat et de ses conséquences sur le niveau marin, de la qualité de l’eau marine, du fait des évolutions chimiques et biologiques des fluides et des habitats, fortement influencés par les apports des bassins versants, dont les territoires littoraux sont la partie terminale visible (les bassins versants se prolongent sous forme de plateau continental immergé), du fait des transformations (construction, extraction, création d’habitats, etc.) que les êtres de ces territoires ont organisées en son sein, et de bien d’autres paramètres, il augure froidement que certains territoires peuvent encore se maintenir grosso modo dans l’état que nous leur connaissons, mais que d’autres sont en train de s’effondrer ou vont se transformer radicalement.

L’humain est aussi un être sensible, qui en retour va vibrer avec son environnement en y ressentant du plaisir, de la joie, de la peur, de la transcendance, de l’angoisse, etc. La question est alors de voir comment, avec ses deux pôles « froid » (réflexivité à caractère centrifuge) et « chaud » (émotion à caractère centripète), il va transformer son organisation, ses usages et ses occupations sur ces espaces, et comment il prend soin, il dialogue ou non avec les autres êtres dans cette mutation.

Enfin, les sociétés humaines déploient une large puissance de transformation à l’échelle planétaire. Au fil des siècles, les paysages des continents sont de plus en plus dévolus au développement de son espèce. Depuis les premiers temps de la déforestation, les chercheurs arrivent à lire l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère, avec une accélération depuis l’ère industrielle, consécutive à l’usage extensif du pétrole.

Dès lors, nous sommes capables, directement ou indirectement, de bouleverser la chimie de l’atmosphère et consécutivement le climat avec ses conséquences sur la montée du niveau de la mer, la raréfaction de la ressource en eau, ou encore la perte de biodiversité. L’histoire humaine ne fait plus qu’une avec l’histoire profonde de la Terre. Ces deux histoires sont entremêlées. Comme le dit D. Chakrabarty :

« Nous pouvons dire que nous, les humains, vivons dorénavant simultanément dans deux sortes de “temps présent” ; dans notre conscience de nous-mêmes, le “présent” de l’histoire humaine s’est entremêlé au “présent” long des échelles de temps géologiques et biologiques – ce qui ne s’était encore jamais produit dans l’histoire de l’humanité[4]. »

Face à cette complexité et à la radicalité d’une situation non seulement inédite, mais dont l’étrangeté n’a aucune commune mesure avec l’expérience passée, les humains doivent dé-penser le territoire pour se relier au terrestre et à l’océan en intégrant dans leurs objectifs et actions, les échelles de temps du cycle long de la matière et de la vie et celle, à plus ou moins court terme, propre à la décision publique.

Face à ces inconnues et pour y faire face, il s’agit d’« inventer une nouvelle conscience historique, non plus celle de la maîtrise et de l’emprise, mais d’invités de passage plus que de hôtes possessifs », informés des conséquences de ces activités à des échelles autres que celles purement humaines. La question de l’emboîtement des échelles et des temporalités est alors fondamentale pour les élus et les habitants ; elle supposerait de changer de logiciel et de penser autrement le temps.

Ces territoires entre terre et mer ne sont pas dans un face à face, en confrontation, ils sont en dialogue permanent avec leur environnement, les végétaux, les dunes, les estrans, les vasières, les marais, les oiseaux, les coquillages, la succession des êtres marins, , etc.… Sur ces espaces , nous avons pu observer au travers de nos enquêtes, une forte sensibilité à la transformation, du fait des liens entre mer et terre, de la pression des terriens sur la mer et inversement, de la recherche de nouvelles formes de gouvernance et d’implication des citoyens et des scientifiques dans des démarches collectives, ou encore d’un désir d’innover dans les approches et les techniques pour faire face à des évolutions irréversibles.

En changeant la focale et en mettant au cœur de l’observation les agencements dus à la fluidification et l’immersion, nous profilons les trajectoires possibles de décomposition et recomposition de ces territoires et des ajustements et initiatives dont ils sont l’objet.

Ces idéaux types se différencient dans leur résilience au regard des grands changements observés et anticipés sur le littoral, déclenchés par nos sociétés modernes.

Le premier idéal type est un territoire que nous qualifierons d’organique plastique. Il a de fortes capacités à faire face aux changements actuels, voire se nourrir de ces forces de changements pour se renouveler. Les êtres qui le constituent sont relativement dynamiques, et peuvent s’adapter et se reproduire sans grandes difficultés. Peut-être qu’une des limites de son adaptation vient de ces contraintes aux limites : il est bordé de territoires moins plastiques qui finissent par le contraindre lui aussi, ou de processus internes de révolution (destruction créatrice) comme de vastes incendies.

Il pourrait se dessiner comme de grandes et larges surfaces dunaires qui s’érodent ou s’élargissent au fil des tempêtes et des courants, comme des falaises rocheuses de granit, dont l’érosion est lente, ou encore comme de grands estuaires ou des havres où les bancs de sables et d’argiles se meuvent au fil du double flux marin et tellurique. Les cours d’eau et les terres littorales apportent des nutriments en bonne quantité pour alimenter une chaine trophique robuste. L’humain s’est installé sur des promontoires rocheux, ses habitations ancrées dans un substrat dur prolongeant la roche ; ou de manière réversible, il occupe les bancs de sable, au travers d’installations légères, qui entravent peu les flux de matière.

Ces territoires ont échappé au désir de maitrise de l’humain, qui est resté un acteur modéré ou qui, historiquement et/ou culturellement, a su retenir son désir d’habiter. Il pourrait s’incarner dans les poches de sables entre les roches comme à la Revellata à Calvi, dans le vaste territoire de l’Agriate, sur les îles de Porquerolles ou de Port Cros, et plus au nord dans le Havre de St Germain-sur-Hay en Normandie, etc.

Le deuxième idéal type est un territoire négocié/semi domestiqué, dont le profil est le fait de constructions des êtres végétaux et animaux ou humains qui le peuplent. Ces constructions dessinent aussi sa géographie et subissent régulièrement, cycliquement, des chocs brutaux. Les êtres reconstruisent le milieu progressivement, négociant entre eux un nouveau partage des énergies et un nouvel équilibre, qui peut être proche du précédent mais toujours différent, se rétablit.

On peut imaginer ici des marais avec des digues de terre, des lagunes qui communiquent saisonnièrement avec la mer, des forêts de palétuviers qui se déplacent le long de la côte, etc. L’humain peut être là aussi un acteur clé de cette renégociation. Ces constructions sont un peu plus rigides et les chocs lui demandent un effort de reconstruction, qu’il supporte individuellement ou collectivement. Il rebouche les brèches dans les digues, il reconstruit ses cabanes ou ses maisons, il remonte des pontons emportés par les tempêtes. Il profite parfois de ces crises pour s’inventer de nouvelles activités, plus adaptées. Le paysage ainsi façonné ressemble au précédent tout en évoluant progressivement.

Les crises peuvent être des évènements soudains, aléas extrêmes, comme des tempêtes, ou l’arrivée de nouvelles espèces ou modes d’habiter, ou encore des changements dans la qualité des flux qui nourrissent le territoire : moins ou trop de précipitations, pollutions, remontée du niveau marin, efflorescences de plancton ou d’algues, etc. Celui-ci s’incarnerait dans les marais de Brouage en face de l’île d’Oléron, sur le littoral de Guyane avec les bancs de vases qui se déplacent, ou encore le vaste détroit de la Camargue.

Le troisième idéal type est un territoire rigidifié/stabilisé, qui a « accepté » une forme de rigidification progressive d’un habitat, une forme de prothèse qui augmente les possibilités de vie au profit d’une communauté d’êtres, et si cette prothèse s’effondre, le territoire s’effondre avec. Cette prothèse, structurante, est le fait d’êtres animaux, végétaux ou humains. Elle s’est construite progressivement comme une colonisation. Face à des évolutions soudaines ou prévisibles, elle pourrait disparaitre. La tolérance du territoire à la prothèse s’explique par sa morphologie spatiale : côte dure, espace protégé des tempêtes, ou sa générosité en faveur de cette espèce « ingénieure ». Tant que ces ingénieurs peuvent reconstruire ou maintenir la prothèse, le territoire est stable. Dès lors que les ingénieurs n’ont plus l’énergie ou la combativité face aux énergies des flux et des aléas, la prothèse s’effondre et le territoire se transforme profondément.

Ce territoire pourrait ainsi s’exprimer comme un lagon protégé par une barrière de corail, un récif barrière d’herbier de posidonies, une zone portuaire construite pour le commerce ou la plaisance. Il peut être aussi moins stable comme une côte sableuse ou basse fortement urbanisée. On pourrait lui associer le lagon de la Réunion, de nombreuses villes portuaires en prise avec les tempêtes et la remontée des eaux (La Rochelle, Cherbourg, Dunkerque…), des fronts de mer touristiques (Lacanau, Etretat, …).

Ces idéaux types se différencient dans leur résilience au regard des grands changements observés et anticipés sur le littoral, déclenchés par nos sociétés modernes. C’est-à-dire, le changement climatique, la hausse du niveau marin, le réchauffement des eaux marines et douces, les évènements météorologiques extrêmes – canicules, sécheresse, inondations, tempêtes, etc.-, une croissance de l’attractivité littorale pour les humains avec ses effets d’urbanisation, de sur-fréquentation, hyper-spéculation, des migrations climatiques, et une fragilisation des écosystèmes, une baisse des ressources marines, et la biodiversité globale. Ils visent à nous questionner dans ce contexte et à accompagner des évolutions incontournables.

L’humain, qui a une large marge « idéalement » d’adaptation, pourrait ainsi se mettre dans une dynamique de faire évoluer les territoires rigidifiés menacés vers des territoires négociés, voire des territoires organiques/plastiques, où la multiplicité d’existence se trouve augmentée. Les solutions fondées sur la nature et promues par l’UICN[5] en sont un exemple. L’idée est d’optimiser l’énergie que l’humain dépense face à d’autres énergies bien plus puissantes et de s’allier avec ces flux et avec d’autres êtres pour former des communautés viables et dynamiques.

Il s’agit aussi d’éviter un quatrième idéal type, un « territoire de la marge » ou « territoire perdu » (lagunes polluées, zones d’extraction et de dépôt de sédiments, friches industrielles, etc..), un espace désorganisé et statique, de chaos, de vie dégradée, d’oubli, où même si de nombreux êtres peuvent se perpétuer, ils le font dans la précarité, avec une diversité biologique amoindrie et dans un désordre difficilement souhaitable, qui prendrait du temps à revenir à un autre état. Le désastre écologique de la mer d’Aral en est un bon exemple.

Cette dysharmonie du vivant peut s’engager par suite d’une accumulation de mono-usage violentant les dynamiques naturelles et engageant le territoire dans l’abîme des risques : « un hybride terrestre au bord du monstrueux » (Benedicte Ramade, 2019)[6]. On peut parfois y retrouver dans une renverse de regard et au-delà du scepticisme paralysant, une forme d’esthétique ou de curiosité de fin du monde. L’étang de Berre fait partie de cette composition de paysages d’apocalypse (Peraldi, 1989 ; Fabiani, 1996 ; Duperrex, 2019[7]) qui pour autant suscite beaucoup d’attention et d’appropriation et devient un paysage atelier.

Dans une précédente tribune, (« Le spleen des élus du littoral », Kalaora et Michel, avril 2023), nous avons esquissé trois idéaux types d’élus du littoral à partir de postures face aux changements qui s’opèrent sur les littoraux.

Le premier idéal type relève d’une posture pragmatiste[8] et sensible « prônant la vigilance, la prudence et la modestie, recherchant des voies de bifurcations, explorant de nouveaux chemins qui prennent en considération les milieux en les accompagnant par des formes douces de gestion susceptibles de révision en fonction des évolutions ».

Selon le concept de pragmatisme, chaque espèce s’adapte à son environnement en interaction avec lui. Elle co-évolue[9] avec lui dans des avenirs non déterminés. Une dynamique dont l’improvisation n’est pas exclue pour s’affranchir des règles existantes (du monde humain) et imaginer d’autres possibles[10].

Le deuxième s’esquisse dans une posture fataliste « refusant de regarder en arrière, de revenir sur les acquis, les erreurs, de rebrousser chemin si besoin, et de remettre en question l’ordinaire de la gestion », « refusant d’avancer en terrain inconnu » « prêchant le statut quo » en attendant la rupture qui obligera à l’action.

Et enfin, la troisième s’inscrit dans une posture « optimiste progressiste », qui se maintient dans le paradigme du progrès et de la technologie, en la verdissant.

Ainsi en croisant ces deux grilles d’idéaux types, d’un côté les territoires, de l’autre les postures politiques, nous pouvons extraire des trajectoires possibles d’évolution. Nous allons ici explorer ce qu’une posture pragmatiste, qui nous semble la plus à même de porter des démarches innovantes, responsables, et résilientes, pourrait initier. Mais tout d’abord, qu’entendons-nous par innovation ?

Nous nous référons aux orientations données par Michel Callon et Annalivia Lacoste où ils précisent que « L’innovation est le fruit d’un travail collectif, faisant intervenir une foule d’acteurs différents qui participent à des titres divers à la conception et au développement de l’innovation ; c’est un processus ouvert de co-construction qui permet à tous ceux qui sont concernés de mettre leur grain de sel et de participer aux décisions, même et surtout les plus techniques. On passe en gros d’un processus linéaire, au mieux interactif, à un processus ouvert, parfois même largement ouvert et distribué. » (« Défendre l’innovation responsable ». Debating Innovation 2011 Vol. 1(1): 5-18)

Cette innovation observe « les effets de ses externalités » et donc elle s’appuie sur une écoute et un dialogue fin avec l’ensemble des parties concernées, à savoir l’ensemble des êtres des territoires.

Nous posons l’hypothèse qu’une démarche innovante demande d’adopter une posture fondée sur la remise en question de la pensée territoriale néo-libérale basée sur des logiques de métropolisation[11] – inventer un nouveau logiciel – et d’engager les territoires vers des trajectoires où la marge de négociation entre ces composantes s’élargit, où les dynamiques biologiques sont libérées, respectées et mieux comprises afin de se confronter à une réalité fluide et mouvante en train de se faire. Donnons quelques exemples concrets de comment cela s’opèrerait concrètement.

Dans une dynamique pragmatiste, le territoire de type négocié/semi-domestique pourrait d’avantage augmenter sa plasticité notamment sur les zones les plus sensibles. Ainsi des territoires endigués lâchent leur premier rang de digue face à la mer et agrandissent une surface de libre évolution dans les estuaires ou face à la mer. Des éléments de bâtis reculent : on relocalise des campings, des routes, des aires de stationnement. Ces initiatives répondent à une élévation de la mer. Retrouver cette naturalité a aussi inspiré des interventions de nature artistique avec des dispositifs totalement réversibles, comme des sculptures sur le sable, des randonnées avec des contes et des récits pour prendre conscience de cette immensité de vie que le littoral accueille.

Dans la recherche de cette naturalité, le territoire rigidifié libère des surfaces enrobées de bitumes pour recréer une perméabilité plus dynamique : création de noues (fossés), parkings en matériaux perméables, végétalisation des zones urbaines… le cycle de l’eau est petit à petit redynamisé, ce qui permet de mieux appréhender les inondations et la recharge des nappes.

Parmi les grandes inquiétudes qui pèsent en effet sur les territoires rigidifiés ou négociés on trouve la remontée du biseau salé. Les pluies moins fréquentes et plus brutales, l’artificialisation des sols, l’irrigation des cultures accélèrent le recul des nappes d’eau douce en faveur des eaux saumâtres. Cette inquiétude ne touche pas seulement les territoires du bassin méditerranéen comme le bassin de Thau, mais aussi des territoires atlantiques comme les marais de Brouage, le Golfe du Morbihan ou encore le Cotentin Ouest.

De fait, les territoires initient des actions en retravaillant les interfaces terre et mer pour ralentir la remontée du biseau salé, et augmentent leur espace de négociation avec les changements en retravaillant le cycle de l’eau douce du bassin versant à la frange littorale.

Une autre stratégie est de se mettre à l’abri temporairement ou durablement. Le recul stratégique fait partie des stratégies promues par l’État, que l’on retrouve dans la loi Climat et résilience. Il s’agit d’engager un recul progressif. Des territoires relativement rigidifiés se mettent ainsi en réflexion pour déconstruire progressivement la bande côtière et se reconstruire en arrière.

Le territoire littoral passera ainsi progressivement vers un territoire négocié puis peut-être vers un territoire plastique. Ce déménagement sera-t-il suivi d’une autre manière d’habiter plus réversible ou allons-nous reconstruire des aménagements rigides ? Tout dépend alors de la posture politique engagée. Il est encore difficile de prévoir. Pour le moment nous avons pu observer une grande inquiétude face à ce déménagement laissant les élus locaux dans un grand désarroi.

Se mettre à l’abri temporairement en déconstruisant sur certaines périodes et reconstruire à d’autres, est typiquement ce qui se fait depuis des décennies sur certaines plages ou l’Etat délivre des AOT pour les commerces de plages, pour la surveillance de la baignade. Les campings s’étant fortement rigidifiés avec l’usage du mobil home et autres campements relevant du glamping (glamour + camping = confort), ont perdu cette plasticité des emplacements nus pour les toiles de tentes ou de huttes.

Dans l’interface terre-mer, occuper temporairement est aussi le fait des éleveurs des fonds de baie (moutons des prés salés), qui vont retirer les troupeaux lors des grandes marées. Un peu plus en mer, ce sont les concessions conchylicoles et leurs différentes techniques d’élevage ou, encore plus loin, l’usage traditionnel du pêcheur, qui va déposer ses filets, ses casiers et revenir chercher sa pêche en déplaçant et changeant les métiers en fonction des cycles de la mer.

Mettre à l’abri, cela peut aussi dire monter avec la mer et attendre la fin des épisodes. Un projet dans le port de Cherbourg esquisse ce style d’adaptation avec des moments où la mer va envahir les rez-de-chaussée des bâtiments, comme dans le cas des viviers traditionnels à marée. Cette adaptation est peut-être discutable au regard de notre architecture actuelle mais pourrait se développer avec des habitats semi-flottants comme les pontons des ports, les chalets flottants de Gruissan, les dispositifs de gestion des inondations à la Rochelle suite à la tempête Xynthia de 2010.

Une autre manière de faire est de s’adapter aux rythmes de vie des territoires. Il s’agit d’opérer selon les cycles du territoire, qui se lisent dans les mouvements quotidiens, avec les marées, sur des grands estrans qui s’ouvrent comme des espaces lunaires et se remplissent 6 heures plus tard, avec les jours et les nuits, où les espèces chassent ou dorment, avec les saisons, et des grands flux météorologiques plus ou moins cycliques comme les moussons, les tempêtes avec submersion, les périodes sèches ou humides, froides et chaudes, voire caniculaires, que les espèces accompagnent à travers leur cycle biologique, ainsi que l’homme suivant sa propre temporalité liée à la pêche à pied des grandes marées, les flux des estivants, les vacances, les temps de pêche des professionnels, etc.

Comment recréer des formes de transhumance et de retraits augmentant notre capacité de négociation avec le changement et le vivant ?

Il peut s’agir aussi de recueillir les matières que la mer et la terre viennent déposer aux rythmes des marées, des crues et décrues des fleuves et rivières : les algues, les coquillages, les sédiments dont le sable et la vase. Certains de ces dépôts paraissent être de simples déchets, or ils peuvent aussi devenir une matière transformable et fertile. La mémoire des anciens et nos usages traditionnels nous aide à retrouver de la valeur à ces matériaux féconds. Reconstruire des briques ou du carrelage avec les sédiments portuaires est un exemple éloquent. Recueillir le varech était une nécessité pour l’agriculture littorale dans le Cotentin comme ailleurs, avant le déversement des amendements issus de la pétrochimie ; il pourrait le redevenir, certes selon des modalités très différentes.

Par ailleurs, élargir le champ du négociable à partir de ce que la mer et le littoral peuvent nous offrir en termes de ressources (eau, nourriture, énergie), de régulation (climat), ou de biens culturels (paysages), apparait comme des moyens d’augmenter nos capacités d’agir et de créativité.

La question de l’énergie doit être considérée avec prudence car les premières orientations qui se dessinent laissent entrevoir un risque de rigidification de nouveaux territoires industriels marins et littoraux (extension de ports avec des kilomètres de nouvelles digues, de nouvelles plateformes et d’occupation de larges surfaces pour l’épandage de sédiments portuaires) avec une délocalisation forte de la valeur ajoutée et une dépossession des territoires en termes d’espace et de contrôle des flux énergétiques au nom d’une certaine transition énergétique. Il faudrait imaginer une stratégie de type pragmatiste et anticipatrice des impacts sur le monde marin, pour partager avec la mer et le vent l’énergie qu’ils nous fournissent.

Enfin il nous faut repenser la gouvernance de manière à ce qu’elle soit partagée, incarnée, efficace et répondant aux intérêts multiples des différents acteurs, tant humains que non humains. La fragmentation des appareils et des services en charge du littoral, l’émiettement des compétences et des savoirs, le confinement des experts et des scientifiques dans des structures étanches et à distance des sites impactés, la croyance en la fiction des modèles et des scénarios le plus souvent élaborés sans prise en compte des attachements des êtres, humains et non humains aux lieux et aux milieux qui assurent les conditions de leurs modes d’existence, constituent des freins à l’action et à son efficacité.

L’écart abyssal entre les structures organisationnelles et les sites impactés traduit la difficulté spécifiquement anthropique à appréhender et à intervenir dans ce type de contexte. Ces milieux entre terre et mer requièrent une attention fine à l’échelle de territoires hybrides et en mouvement a contrario de l’action administrative, unilatérale, abstraite et impériale.

Ces milieux vivants sont en attente d’une considération à l’égard des êtres qui y habitent et s’y meuvent. Il revient alors aux autorités d’affûter leur regard et leur pratique aux situations concrètes afin de repenser leur relation à l’environnement et à la nature à travers la multiplicité des processus concrets, biologiques, écologiques, géomorphologiques, sociaux et anthropologiques qui en sont le cœur. Il leur faut retomber des hauteurs – des cartes, des algorithmes, des chiffres, des textes règlementaires – pour retrouver la Terre et le sol, et dans le cas présent une Terre en voie de liquéfaction, jongler avec la complexité, la diversité, se défier des frontières, pluraliser les échelles, accorder du crédit aux savoirs et histoires autochtones.

Et pour cela, il leur faut imaginer des dispositifs transactionnels entre les différents niveaux de paroles et prise en charge institutionnels des littoraux. En bref, réinscrire le territoire et l’humain dans sa matrice biologique, écologique, sociale et culturelle. En place d’une gouvernance instrumentale, co-construire une gouvernance incarnée et ajustée au vivant et à sa fragilité et cela même si cela coûte. Ce sera toujours plus économique que de construire des kilomètres de quai en béton et en rocher, puis chaque année d’extraire le sable qui revient dans les ports, de boucher les brèches dans les digues, de lutter contre l’érosion des côtes adjacentes.

Face à des situations qui demandent une adaptation importante des territoires, situations qui se globalisent aujourd’hui, c’est aux êtres qui habitent ce territoire de s’organiser et de trouver de nouveaux équilibres négociés. Les communautés humaines ont un pouvoir d’action fort de perturbation des équilibres et une capacité de réflexion pour penser leurs actions et leurs effets induits, il leur revient de prendre conscience intensément de la communauté d’êtres qui font ce territoire, et de la place de chacun. Les innovations rencontrées dans notre arpentage « les pieds dans le sujet », nous montre cependant encore la timidité des trajectoires qui se différencient de la modernité face au raz de marée du changement climatique qui s’opère.


[1] Dans le cadre du projet Termer, soutenu par la Fondation de France, nous avons mené une quarantaine d’entretiens qualitatifs auprès d’acteurs du littoral, traité un questionnaire envoyé à un panel d’élus du littoral français, co-animé des ateliers dans le parc naturel régional du Golfe du Morbihan, et mené des observations de terrain dans le golfe du Morbihan, à Sète, au Grau du Roi, dans la Narbonnaise, dans l’ouest du Cotentin, sur les marais de Brouage, sur Oléron., etc.

[2] Brelet, Claudine. Médecines du Monde, préf. du Dr. André Prost (OMS), Robert Laffont, coll. Bouquins, 2002.

[3] Voir conférence donnée par Bruno Latour sur une redéfinition de la notion de territoire.

[4] Après le changement climatique penser l’histoire, Dispesh Chakrabarty, 2023, Gallimard.

[5] UICN – Comité Français, 2018, « Les Solutions fondées sur la Nature pour lutter contre les changements climatiques et les risques naturels en France ».

[6] Bénédicte Ramade, « Nouvelles de l’outre-terre : récits depuis les profondeurs du monde », Critique d’art, 53 | 2019, 16-28.

[7] Matthieu Duperrex, Voyages en sol incertain : enquête dans les deltas du Rhône et du Mississipi, Marseille : Wildproject, 2019.

[8] Selon John Dewey (Pensée Pluriel, 2013, N°33-34), le pragmatisme s’oppose à la conception utilitariste de l’action et est fortement inspiré par l’épistémologie darwinienne de la transaction où les organismes sont en « continuité ontologique » et transactionnelle avec leur environnement, où « l’homme et le monde, l’intérieur et l’extérieur, le moi et le non moi, le sujet et l’objet, l’individuel et le social, le privé et le public, sont en réalité des participants dans des transactions biologiques et sociales ».

[9] Voir ouvrage de Barbara Stiegler Il faut s’adapter.

[10] L’improvisation est à la fois un processus et un produit, c’est une conduite de l’action en situation d’incertitude. L’objectif visé est une co-création collective, en situation d’attention au milieu. L’improvisation s’inscrit dans un schéma de co-transformation réciproque, c’est un processus par lequel, dans des situations de rupture, il convient de créer ex-nihilo en se servant de la créativité, de l’imagination (le recours aux artistes), de son savoir technique et théorique et parfois même du hasard pour se relier organiquement au territoire et à son environnement. Voir Soubeyran, O. (2015). Pensée aménagiste et improvisation : l’improvisation en jazz et l’écologisation de la pensée aménagiste. Archives contemporaines.

[11] PAP40 – Le territoire au cœur de la pensée et de l’action : l’école territorialiste italienne (citego.org).

Charlotte Michel

Docteur en sciences de l’environnement, Consultante ; Chercheuse associée au Laboratoire de recherche en architecture

Bernard Kalaora

Socio-anthropologue, Chercheur à l'IIAC (CNRS, EHESS), ancien président de l’association LITTOCEAN

Yves Hénocque

Docteur en Écologie marine, Conseiller à l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

Rayonnages

Écologie

Notes

[1] Dans le cadre du projet Termer, soutenu par la Fondation de France, nous avons mené une quarantaine d’entretiens qualitatifs auprès d’acteurs du littoral, traité un questionnaire envoyé à un panel d’élus du littoral français, co-animé des ateliers dans le parc naturel régional du Golfe du Morbihan, et mené des observations de terrain dans le golfe du Morbihan, à Sète, au Grau du Roi, dans la Narbonnaise, dans l’ouest du Cotentin, sur les marais de Brouage, sur Oléron., etc.

[2] Brelet, Claudine. Médecines du Monde, préf. du Dr. André Prost (OMS), Robert Laffont, coll. Bouquins, 2002.

[3] Voir conférence donnée par Bruno Latour sur une redéfinition de la notion de territoire.

[4] Après le changement climatique penser l’histoire, Dispesh Chakrabarty, 2023, Gallimard.

[5] UICN – Comité Français, 2018, « Les Solutions fondées sur la Nature pour lutter contre les changements climatiques et les risques naturels en France ».

[6] Bénédicte Ramade, « Nouvelles de l’outre-terre : récits depuis les profondeurs du monde », Critique d’art, 53 | 2019, 16-28.

[7] Matthieu Duperrex, Voyages en sol incertain : enquête dans les deltas du Rhône et du Mississipi, Marseille : Wildproject, 2019.

[8] Selon John Dewey (Pensée Pluriel, 2013, N°33-34), le pragmatisme s’oppose à la conception utilitariste de l’action et est fortement inspiré par l’épistémologie darwinienne de la transaction où les organismes sont en « continuité ontologique » et transactionnelle avec leur environnement, où « l’homme et le monde, l’intérieur et l’extérieur, le moi et le non moi, le sujet et l’objet, l’individuel et le social, le privé et le public, sont en réalité des participants dans des transactions biologiques et sociales ».

[9] Voir ouvrage de Barbara Stiegler Il faut s’adapter.

[10] L’improvisation est à la fois un processus et un produit, c’est une conduite de l’action en situation d’incertitude. L’objectif visé est une co-création collective, en situation d’attention au milieu. L’improvisation s’inscrit dans un schéma de co-transformation réciproque, c’est un processus par lequel, dans des situations de rupture, il convient de créer ex-nihilo en se servant de la créativité, de l’imagination (le recours aux artistes), de son savoir technique et théorique et parfois même du hasard pour se relier organiquement au territoire et à son environnement. Voir Soubeyran, O. (2015). Pensée aménagiste et improvisation : l’improvisation en jazz et l’écologisation de la pensée aménagiste. Archives contemporaines.

[11] PAP40 – Le territoire au cœur de la pensée et de l’action : l’école territorialiste italienne (citego.org).