Savoirs

Ouvrir l’éventail, ou de la lisibilité

Philosophe, historien de l'art

Après Enzo Traverso, c’est à Georges Didi-Huberman de répondre à l’article en deux volets de l’historien de la photographie Guillaume Blanc-Marianne, publié en mai, qui revenait sur le passionnant débat qui oppose dans nos colonnes l’historien de l’art et le philosophe au sujet d’une photographie de Gilles Caron prise en août 1969 en Irlande du Nord et présentée dans l’exposition « Soulèvements » de Georges Didi-Huberman.

Cher Guillaume Blanc-Marianne,

Votre enquête minutieuse et contextualisée sur la photographie de Gilles Caron – image de laquelle « tout est parti », dites-vous justement, dans ce débat sur la politique des images – nous est infiniment précieuse. C’est l’intervention nécessaire que ce débat attendait. Lorsque celui-ci a débuté, en mai 2022, je me disais bien que la première chose à faire, de ma part ou de celle d’Enzo Traverso, eût été de remonter aux sources, c’est-à-dire de travailler dans l’archive photographique de Gilles Caron et de vérifier ce qui se passait, d’une image à l’autre, sur ses planches-contact. C’est l’argument que j’opposai d’ailleurs, prêt à m’atteler à cette tâche, aux demandes un peu précipitées de publications en ouvrage de ce débat : tant qu’on n’en savait pas plus sur la « teneur chosale » – en attendant la « teneur de vérité », pour autant qu’elle soit accessible – de cette photographie, les arguments en jeu, ou en lice, risquaient fort, assurément, de tourner en rond.

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Comme en diagonale de nos échanges de lettres, vous avez pris la décision, le temps et l’énergie d’effectuer ce travail jusqu’à des résultats désormais indubitables. Et je vous en remercie vivement, heureux que ce soit quelqu’un d’extérieur au débat lui-même – mais, à présent, vous en faites partie, et au titre d’intervenant majeur –, spécialiste de Caron et de la photographie de presse, à obtenir et formuler de tels résultats. Il est établi désormais, grâce à vous, que les deux « lanceurs de pierre » photographiés par Gilles Caron à Derry le 13 août 1969 ne sont pas des unionistes protestants mais bien des militants catholiques et que, comme j’en avais aussi fait l’hypothèse – une hypothèse seulement, présentée comme telle mais fondée sur l’information selon laquelle des cordons de policiers protégeaient, ce jour-là, les cortèges unionistes –, le groupe de personnes visibles à l’arrière-plan de l’image étaient des forces de l’ordre et non des pompiers comme Enzo Traverso me le rétorquait. Vous réfutez, de plus, l’affirmation de celui-ci concernant la nature de « pogrome » des agissements protestants lors de ces journées.

C’est un résultat, inestimable au plan de l’histoire. Ce n’est pourtant pas une conclusion, je tenterai de dire pourquoi. D’une certaine façon, par votre point de vue fait de modestie épistémologique et de sens critique, vous le dites déjà vous-même. Il suffit d’autre part, lisant la réponse que vous a adressée Enzo Traverso, de constater que le débat survit – et sans doute survivra – à ce résultat, l’enjambe pour ainsi dire et, donc, n’aura pas eu l’heur d’y « résoudre » toutes les questions disputées. Du moins celles-ci y auront, grâce à vous, gagné en pertinence, en profondeur : en situation théorique. Situation tumultueuse : c’est ce que vous avez nommé la « boîte de Pandore » ouverte par cette seule image capable de soulever toute une constellation de problèmes méthodologiques, historiques, esthétiques et politiques. Je vais tenter, pour ne pas surcharger ce débat en y convoquant « toute la théorie », de souligner trois ou quatre types de questions que votre enquête aura permis de préciser.

« Il n’y a pas de légende exacte », écrivez-vous. Une légende est toujours « cousue d’idéologie, elle infléchit la signification de l’image et indique comment la “lire”… » Elle n’est pour finir qu’une « troncature du sens », capable même de forger toutes sortes de falsifications historiques ou d’ignominies éthiques (dont vous donnez des exemples). Dans le pire des cas, une légende fonctionne à la façon d’une prescription autoritaire : le « devoir-lire » d’une image, énoncé depuis quelque position dominante. Ce qui aura été le cas, ici, l’autorité se trouvant captée par le titre de la série, ensuite de quoi la légende de chaque photo aura semblé inamovible à tous : recueillie comme telle par la Fondation Gilles Caron et faisant loi, désormais, pour les usagers ou historiens de cette photographie demandant aux ayant-droits l’autorisation de faire un usage public de chaque photo de cette série. Du moins avais-je compris, à la lecture du livre de Michel Poivert – auquel Enzo Traverso a négligé jusqu’au bout de se référer –, que la légende « Manifestations anticatholiques à Londonderry, Irlande, août 1969 » concernait la somme des images produites à ce moment plutôt que celle-ci en particulier[1].

En tenant établie que « la légende […] ne laisse aucun doute » sur ce que représentait l’image en question – certitude qu’aucun de mes arguments critiques ou appels à la nuance n’auront ébranlée au cours de nos échanges de lettres –, Enzo Traverso a cru qu’il se trouvait en face d’une « source historique » indubitable (« j’utilise les images comme sources », écrivait-il dans sa deuxième lettre) : à savoir un énoncé historique. Il n’a pas pensé que la légende elle-même, en tant que texte prescriptif, et comme toute source d’ailleurs, exigeait une analyse critique et politique. Voilà pourquoi mes suggestions à « prendre le temps de regarder » – parce qu’à mes yeux l’image elle-même critiquait déjà sa propre légende – ne lui semblaient pas recevables : c’était pour lui une question d’histoire ou de positionnement politique, et non pas de regard. Sa grande erreur, cependant, n’est pas seulement d’avoir négligé l’image elle-même en tant que document, mais aussi d’avoir ignoré, sur le plan du langage lui-même – ou de la légende – ce principe fondateur de la linguistique structurale, puis de la psychanalyse, qu’est la distinction entre énoncé et énonciation.

L’énoncé semble impartial parce qu’il cache son sujet et se légitime, pour un historien, des seuls « faits » qu’il dénote. L’énonciation, en revanche, est le geste situé d’un sujet parlant s’adressant à d’autres. Enzo Traverso n’a cherché, dans cette fameuse légende de la photographie, qu’un pur énoncé impersonnel. Il ne s’est pas demandé qui avait écrit cette légende, dans quel contexte, dans quels rapports de force et en vue de quoi. La légende lui suffisait comme énoncé factuel, apparemment sans sujet, purement objectif. Je pense, par contraste, à l’idée plus féconde politiquement et subtile philosophiquement du « phrasé de l’histoire » selon Jacques Rancière, idée attentive, précisément, aux gestes d’énonciations[2]. Avant d’être un énoncé crédible ou pas, exact ou non, véridique ou manipulé, la légende est donc un acte énonciatif. Elle vient d’un sujet ou d’une institution – avec ses désirs, ses croyances, ses préjugés, etc. – et se constitue, fût-ce sous les atours de l’objectivité, comme une adresse à d’autres sujets. Il devient alors nécessaire, dans le contexte de notre débat, de frotter la notion de source historique avec celle de témoignage. Ainsi la légende d’une image ne semble « dire sa vérité » qu’à travers une position d’autorité : dans le meilleur des cas, cela veut dire qu’un « auteur », un sujet d’énonciation, y exprime son témoignage ; dans le pire des cas – selon la version « autoritaire » du mot – cela aboutit à ce qu’un « prescripteur » vous ordonne, depuis une position dominante, quoi voir dans ce que vous regardez.

Sur ce versant prescripteur et autoritaire vous avez, cher Guillaume Blanc-Marianne, des mots assez tranchants qui mettent en question, de façon plus large, la certitude issue de l’énoncé comme tel, c’est-à-dire du texte écrit – fixé – comme légende d’une photographie : « On confie en effet trop souvent au texte le pouvoir de clarifier l’image [alors que] celle-ci conserve une part de désordre […] qui ne se fond jamais dans l’ordre du discours. » Cela ne veut pas dire, évidemment, qu’il faille renoncer à écrire des légendes pour les photographies. Cela veut dire qu’il faut mener le travail critique sur deux fronts à la fois : une critique des images (par exemple en interrogeant le cadrage d’une photo, acte énonciatif par excellence) et une critique des discours (par exemple en questionnant un ton de certitude qui y contraste si souvent avec la relative ambiguïté d’une image). Tout cela en adoptant à la fois une ouverture esthétique (prendre le temps de regarder, s’ouvrir au visible) et une rigueur dans l’écriture (construire dans son propre langage un « phrasé de l’histoire »).

Je suis frappé, cher Guillaume Blanc-Marianne, par le fait que vous terminez votre seconde intervention par un appel à cette « posture double », comme vous la nommez : « être précis et sensible à la fois », dites-vous – ce que j’ose lire comme un écho attentif de ce qu’une lecture de Victor Klemperer m’avait inspiré, avec les mêmes termes, quant à l’idée d’une dialectique « sismographique » propre au témoignage[3]. En matière d’énonciation ou de témoignage, c’est à condition d’être sensible que l’on a quelque chance d’être précis.

« Il n’y a pas de légende exacte », suggérez-vous donc, en ce sens qu’une légende ne témoigne que d’un aspect seulement – ou de quelques aspects seulement – de l’image qu’elle invite à « lire ». Elle n’épuise donc en rien, ni l’image comme « monument », ni le contexte historique, cette chose fort complexe, dont l’image est susceptible d’offrir le « document ». Une légende ne « clarifiera » jamais une image jusqu’au bout. « Clarifier », cela voudrait dire qu’avec quelques mots on pourrait miraculeusement tout voir : que tout, alors, deviendrait « clair ». Cela supposerait que l’image est par essence obscure, incapable de communiquer sa propre clarté. Mais il y a un pas de plus que vous faites, cher Guillaume Blanc-Marianne, lorsque vous dites, à propos de la photographie de Gilles Caron : « Notre image n’est pas un témoignage suffisant » pour que l’on puisse comprendre la situation qu’elle a pourtant, optiquement et mécaniquement, enregistrée. Vous proposez ainsi, me semble-t-il, une critique du « contenu intrinsèque » défendu par Enzo Traverso et vous adoptez, par contraste, ce principe méthodologique structural que j’ai autrefois tenté de nommer, à l’aide du paradigme de la surdétermination, un nécessaire « montage des singularités[4] ».

« Il n’y a pas de légende exacte » en ce sens qu’il ne saurait y avoir de signification intégrale produite par un texte pour une image, elle-même « non intégrale » par rapport à l’événement dont elle témoigne. Une image ne parvient à témoigner vraiment d’une situation historique – et en tant qu’acte énonciatif du photographe, dans notre cas – qu’à condition d’être soumise en même temps à une critique interne et à une mise en relation avec d’autres images et d’autres sources, textuelles notamment. Du point de vue « interne », on peut dire que l’image de Gilles Caron possède sa propre clarté phénoménologique (clarté paradoxale puisqu’y domine la « grisaille » des gaz lacrymogènes) due avant tout à la disposition conflictuelle des deux jeunes gens sommairement vêtus face au cordon de policiers suréquipés et protégés derrière leurs boucliers. Due également à la réponse gestuelle et pratique des deux garçons : jeter des pierres.

Mais la situation n’y est pas intégralement éclairée. Si votre essai, cher Guillaume Blanc-Marianne, occupe tant de pages, c’est que la « preuve » identificatoire n’était que le segment de l’analyse nécessaire, plus vaste et plus profonde, que vous avez entreprise. S’il s’agissait seulement de savoir si les « lanceurs » de Caron sont catholiques ou bien protestants, il vous aurait suffi de montrer un seul cliché, celui du jeune homme exhibant son tatouage avec l’emblème des Républicains irlandais. Or vous avez fait beaucoup plus, ce qui, je le répète, était nécessaire pour, simplement, mieux regarder la singulière image de Gilles Caron au centre du débat.

Si cette image relève bien d’un témoignage – le geste énonciatif d’un sujet au cœur d’un événement périlleux –, alors il faut dire qu’il ne saurait y avoir de légende pour un témoignage. La légende n’est que le résumé, en quelques mots, d’un devoir-lire. Au témoignage convient l’attitude, plus rigoureuse et plus éthique, d’un tenter-lire : modeste et attentif, critique tout en se refusant à juger par avance. En ce sens je dirai que la prescription d’une légende s’oppose fondamentalement au geste heuristique de la lecture. La légende nous incite à prendre parti avant même d’avoir regardé, la lecture nous amène progressivement à prendre position.

C’est un parcours délicat et sinueux qu’impose la tentative de conférer à la moindre image – pourvu qu’elle soit intéressante – quelque chose comme une « lisibilité » : cette Lesbarkeit de l’histoire dont Walter Benjamin a si profondément renouvelé la conception, non pas en cherchant le « contenu intrinsèque » et définitif de quoi que ce fût, mais en multipliant les passages, les citations, les gloses, les modifications de valeurs d’usage, les niveaux de sens… bref, en construisant sa pratique de lecture sur le geste de consteller. Benjamin en appelait depuis le début à une pratique philosophique de l’histoire capable d’organiser sa propre recherche en « constellations » (Sternbilder) qui ne sont ni « lois » ni « concepts » au sens strict, mais seulement des « idées » configurationnelles[5].

Enzo Traverso a imaginé, sur la base de ma critique de la légende, que je déclarais par ce biais mon « hostilité vis-à-vis de tout contenu ». J’ai déjà dit qu’il s’agissait, à l’inverse, d’un appel à multiplier des voies d’exploration pour faire lever, depuis la même image, des contenus pluriels : je considère en effet comme illusoire l’idéal d’un discours aboutissant à quelque chose comme un « contenu-tout ». Or ce qu’affirme Traverso du « rapport entre les images et les mots » va toujours dans le même sens de l’énoncé (au mépris des valeurs d’énonciation), de la signification prescrite (au mépris des valeurs du témoignage, de sa fragilité voire de ses ambiguïtés), du « contenu intrinsèque » (au mépris des « contenus constellés »), enfin de la légende (au mépris des valeurs de lisibilité comme, bien sûr, de visualité). Ainsi Traverso s’adresse-t-il à vous en ces termes : « […] je tiens d’abord à rendre hommage à votre travail d’enquête, qui a permis de percer le mystère de l’image […], travail remarquable de contextualisation historique et de “dévoilement” […] qui, en partant d’un détail, […] permet d’authentifier […] le sujet de la photographie. »

Ce vocabulaire est, aux oreilles de tout historien de la culture, aisément situable : remontant à Giovanni Morelli, il suppose admis, via Carlo Ginzburg – auquel il faudrait joindre Enrico Castelnuovo, Daniel Arasse et bien d’autres –, le statut d’historien-détective menant son « enquête » à partir d’un « détail » jusqu’à, enfin, « percer le mystère de l’image » en identifiant son « sujet », but de toute l’opération (ce mot « sujet » employé non pas pour désigner une subjectivité, mais le subject matter, comme disait Panofsky, d’une représentation). S’il y a un bon « rapport entre les images et les mots », il devrait donc adopter, selon cette perspective, la forme d’un résultat discursif solide, à savoir une légende exacte qu’aura permis cette sorte d’enquête policière fondée sur une induction, à partir d’un détail de l’image, de l’identité du sujet, qu’il soit sujet représenté (l’acteur) ou sujet de l’acte représentatif (l’auteur).

Il fallait, en somme « faire dire à cette image » la vérité historique qu’elle cachait encore, malgré sa première légende. « Faire dire » est l’expression qu’Enzo Traverso emploie pour vous féliciter, cher Guillaume Blanc-Marianne, d’être parvenu à « percer le mystère de l’image » controversée. Toutes ces expressions me semblent significatives. Elles aboutissent à une formule assez impressionnante, d’allure métaphysique : la « rédemption d’une photo ». On sait que l’idée de « rédemption de la réalité matérielle », selon Siegfried Kracauer[6], fut une hypothèse dont le modèle – sans doute à travers la lecture, dans les années 1920 et 1930, du livre fameux de Franz Rosenzweig L’Étoile de la Rédemption[7]– n’avait en réalité rien de religieux. Je l’ai défendue autrefois, via Jean-Luc Godard, contre son interprétation en termes de résurrection[8]. Cela ne veut pas dire que je l’emploierais telle quelle dans le contexte de notre présent débat. Car la rédemption désigne avant tout l’acte de racheter une faute (la première définition que donne Littré de ce mot étant « le rachat du genre humain par Jésus-Christ », à savoir la « rédemption » du péché originel).

Or l’illisibilité n’est pas plus un crime que la légende serait une rédemption. Le fait d’être illisible constitue-t-il, pour une image ou un texte, une « faute » quelconque ? Non, évidemment. Un « défaut », peut-être, mais pas une faute. Il est crucial de parvenir à une lisibilité de l’histoire, qui se fait souvent attendre longtemps – et Benjamin, encore lui, a su en établir la temporalité paradoxale en forme de « fusée », pour parler comme Baudelaire –, mais cela ne veut pas dire qu’un crime aura, alors, été « racheté ». Si Traverso utilise la notion de rédemption, dans un sens évidemment antimétaphysique, c’est avant tout parce qu’il considère le travail de l’historien – y compris de l’historien de l’art – comme une enquête visant à identifier ce qui est coupable dans l’image, son ambiguïté par exemple, de façon à la « rédimer » par un discours d’exactitude : « C’est finalement le texte qui apporte la “rédemption” de l’image », écrit-il. Ainsi la photographie de Gilles Caron aurait été « coupable » jusqu’à ce que vous, Guillaume Blanc-Marianne, en fussiez le rédempteur grâce à votre « légende exacte »… Lorsque Traverso évoque l’exigence de « faire dire » la vérité à une image, on comprend qu’il veut lui « faire rendre gorge », comme on dit : mais ce n’est là qu’une pratique de la vérité réduite à celle d’une obtention d’aveux.

La rédemption de l’image selon Enzo Traverso est une rédemption iconologique. Cela apparaît d’évidence à travers la source qu’il convoque alors, toujours pour rendre hommage à votre « enquête » – un hommage dont il sait bien, d’ailleurs, qu’il ne vous conviendra pas. C’est une lettre qu’il aime citer, adressée par Kracauer à Erwin Panofsky : « […] votre enquête illustre admirablement la démarche iconographique de Panofsky. Les mots par lesquels Kracauer rendait hommage à sa méthode décrivent très bien le dispositif analytique que vous avez mis en œuvre pour interpréter la photo de Caron : “C’est, écrit Kracauer, comme si la gravure était une forteresse presque imprenable que vous encerclez de tous les côtés, puis assiégez avec ardeur, jusqu’à ce qu’elle cède aux vagues constamment renouvelées de vos interprétations et lève son drapeau blanc. […] Seul un tel siège permet d’accéder à l’intériorité de l’image…” C’est à la suite d’un tel siège que la légende trompeuse est tombée, » conclut Traverso.

Le modèle policier de l’enquête (issu de Morelli, légitimé par Ginzburg) se mue désormais en modèle militaire (où l’arme décisive se nommera « méthode iconologique » au sens de Panofsky). L’image n’est plus rien d’autre, alors, qu’un territoire à coloniser par les mots, en sorte que l’interprétation identificatoire se verra pensée comme une victoire intégrale du faire-dire sur le donné-à-voir. De même que l’enquête policière s’achève lorsque le nom du coupable a été identifié, l’intervention militaire s’achève lorsque la dimension visuelle « lève son drapeau blanc » devant la violence légitime de sa « légende exacte ». Aby Warburg, inventeur de l’iconologie moderne, avait pourtant une tout autre idée de ce que le mot lui-même – « icono-logie » – supposait. Là où Traverso avance l’idée d’une rédemption des images par les mots (ce que je nommerai plutôt un réductionnisme discursif des images), Warburg parlait, quant à lui, d’une iconologie visant ce plan anthropologique beaucoup plus ouvert où il serait possible de « reconstituer le lien de connaturalité, de coalescence naturelle entre le mot et l’image[9] (die natürliche Zusammengehörigkeit von Wort und Bild) ». Il affirmait par ailleurs, loin de s’arrêter au modèle identificatoire de l’iconologue-détective : « Résoudre un rébus (die Auflösung eines Bilderrätsels) […], tel n’était évidemment pas le propos de mon exposé[10]. »

Je dois vous avouer, cher Guillaume Blanc-Marianne, que ce débat sur les manières de pratiquer l’iconologie et sur la question sempiternelle du « rapport entre les images et les mots » m’apparaît aujourd’hui sous l’angle de querelles bien rances. Sans doute parce que je suis intervenu sur ces questions dès le début des années 1980, notamment dans le cadre de discussions – éventuellement contradictoires – avec Hubert Damisch, Louis Marin et Daniel Arasse, à l’École des hautes études en sciences sociales puis, vingt ans plus tard, au cœur de la polémique sur les images de la Shoah. Le fait que ces mêmes questions resurgissent sous une forme aussi tranchée, aussi triviale, manifeste à mes yeux que le problème du positivisme – celui qui inquiétait tant Husserl, en 1936 dans sa Krisis, déjà citée – n’est absolument pas derrière nous. Il revient aujourd’hui comme, autrefois, les artistes d’avant-garde se voyaient accusés de « formalisme » par les idéologues de l’objectivité ou du pur contenu partisan.

Il faut se souvenir qu’à ses amis de gauche, justement, Walter Benjamin en appelait dans « L’auteur comme producteur » à dépasser les « alternatives stériles » de la forme et du contenu, à franchir les « barrières » conformistes entre les mots et les images[11]… Une image n’est pas là pour « faire taire » le langage, mais pour relancer sa possibilité, son phrasé, sa faculté imaginative. Un mot n’est pas là pour « faire dire » à une image ce qu’elle n’osait pas avouer, mais pour en relayer, voire en déployer, la puissance même.

Vous écrivez, cher Guillaume Blanc-Marianne, qu’il nous faut « une histoire toujours plus précise et sensible ». Que comprend Enzo Traverso sous cette notion de « sensibilité » ? Il a bien évoqué, dans sa première lettre, la nécessité de ne pas oublier le « sensible dans l’histoire » à côté de ce que Hegel avait pu nommer la « raison dans l’histoire ». Occasion pour lui de noter une certaine convergence de nos points de vue sur le rôle des affects dans la vie politique : « C’est précisément en faisant référence à un de vos ouvrages, Peuples en larmes, peuples en armes, que, dans la conclusion de Mélancolie de gauche, je soulignais l’importance de considérer ensemble, comme deux dimensions indissociables d’un même phénomène, le pathos des affects et le logos du discours politique ». Bref, il y a bien du « sensible » – de l’affect, du pathos, du sentiment, de la sensibilité – dans le devenir historique.

Mais cela ne veut justement pas dire, aux yeux d’Enzo Traverso, que la discipline historique elle-même doive succomber, au niveau de sa méthode ou de son écriture, à ce qu’il considère comme les charmes ou les pièges du « sensible ». L’histoire est à définir, disait-il dans sa deuxième lettre, comme « un discours critique sur le passé fondé sur la clarification et l’interprétation des faits », tout le reste n’étant que « mystification ». Une telle mystification sera finalement nommée, dans sa réponse à votre intervention : « histoire sensible ». L’observation de la « sensibilité » ne pouvait valoir que « dans [un] temps et dans les lieux concrets ». L’« histoire sensible » dont il est désormais question n’est, aux yeux de Traverso, que le fatras de ces formes gestuelles qui scandaient le parcours de l’exposition Soulèvements : « formes de pathos » déconnectées de toute histoire, « librement flottantes » et, par conséquent, purement esthétisantes et gratuites (pour ne pas dire : incapables d’une moindre position politique).

Comme l’étymologie nous le rappelle, le mot sensible fait système, dans toute son histoire, avec le mot esthétique. La photographie de Gilles Caron montre sans doute des jeunes gens sensibles, affectés, passionnés, en colère, déterminés, etc. Comme on le voit dans toute manifestation politique. Mais l’exposition de cette image, avec d’autres séries du même photographe, un dessin de Courbet ou une œuvre de Pascal Convert rendant hommage à Jean-Pierre Timbaud et Paul Vaillant-Couturier, tout cela n’aura été, aux yeux d’Enzo Traverso, qu’un amusement esthétique. C’est-à-dire « décontextualisé », « flottant », « non historique » : égaré politiquement. Je lis à présent : « Les images de Soulèvements seraient donc de pures “icônes” » dans lesquelles « les seules qualités formelles de l’image deviennent un critère justifiant [leur] publication », selon ce que vous dites, quant à vous, de la presse à sensation et de ses vulgaires tromperies. Ici se place une précision concernant le positionnement philosophique de Traverso, lorsqu’il note qu’un tel « repli dans une sphère esthétique indifférente au combat politique […] caractérise la trajectoire de l’école de Francfort et d’Adorno en particulier ». C’est donc le retour de la séquence classique : forme-formalisme-esthétique-élitisme-dépolitisation-bourgeoisie (voire aristocratie)… désignation de l’ennemi de classe.

Vous n’êtes pas, cher Guillaume Blanc-Marianne, de cet avis. D’une part vous connaissez de l’intérieur la situation théorique de l’histoire de l’art et de la Kulturwissenschaft, les destins de l’histoire des mentalités, puis des représentations, enfin de cette histoire des sensibilités, toutes disciplines qui ne sauraient régler leur légitimité épistémologique sur les seuls « faits » de l’histoire politique. D’autre part, vous plaidez pour « une attention redoublée aux images elles-mêmes », sachant bien qu’« une image n’est jamais seule ». C’est pourquoi il vous fallait scruter l’heuristique sensible du cadrage, de la profondeur de champ ou du choix de la pellicule à travers l’intégralité du reportage de Gilles Caron : « Il ajuste et réajuste », comme vous dites, à tous les niveaux de son dispositif technique comme de sa propre « technique du corps » (je parle de son parcours compliqué au milieu d’un événement si riche en périls). Ayant, de plus, une pratique de l’exposition, vous en venez à considérer comme une erreur de méthode le fait de « révoquer la dimension esthétique », depuis la chorégraphie des soulèvements eux-mêmes jusqu’à leur mise en forme par le photographe, puis leur utilisation par un artiste, un historien ou un curator.

Et c’est alors que vous plaidez pour une certaine décontextualisation qui peut perdre de vue, momentanément, la situation historique particulière dont une image témoigne (niveau du syntagme, pourrait-on dire) pour retrouver ailleurs – voire anachroniquement – une certaine recontextualisation articulée sur d’autres critères (au niveau du paradigme, pourrait-on dire). Vous avez, alors, la générosité de voir dans Soulèvements « une recontextualisation iconologique pour retrouver l’historicité des soulèvements par d’autres chemins encore largement inusités : ceux de la sensibilité, qui méritent d’être affranchis de toute pédagogie [par-delà l’opération visant] quoi et comment regarder, et quoi penser. » Quitte, comme vous l’affirmez à vos risques et périls – que je partage – « à placer, temporairement et heuristiquement, l’ordre du sensible dans un régime d’autonomie : c’est en définitive ce qui permet aussi, depuis un détour par les formes et leurs significations, d’établir des savoirs bels et bien politiques. »

Vous vous exprimez là de façon ramassée, cher Guillaume Blanc-Marianne. C’est un peu la loi du genre dans un débat comme celui-ci, mais c’est aussi ce qui peut rendre votre proposition totalement irrecevable selon la perspective avancée par Enzo Traverso. On devrait pourtant toujours chercher, dans une discussion, à convaincre l’autre si peu que ce soit, ou si désespérée que soit la tentative. Je vais donc, pour finir – et pour justifier le pas méthodologique que vous proposez dans ces lignes –, esquisser un bref rappel et résumer, en quelque sorte, mon propre « contexte » s’agissant de l’exposition Soulèvements. Le débat, « sous » la photographie de Gilles Caron, est né d’un clivage théorique : pourquoi ai-je eu le sentiment de travailler à une iconologie politique dans la suite d’Aby Warburg – et de ses commentateurs avec qui j’ai dialogué depuis des années, Martin Warnke, Horst Bredekamp, Michael Diers, Charlotte Schoell-Glass entre autres –, et dont témoignent, outre les catalogues de Soulèvements dans leurs différentes versions, les deux volumes de la série « Ce qui nous soulève »… alors que pour Enzo Traverso je n’avais fait dans tout cela que produire une iconologie dépolitisée ?

La réponse, on l’a vu, concerne des notions comme celles de « contenu » ou d’« analyse iconologique », et se résume aisément dans le mot contexte puisque, aux yeux de Traverso, une iconologie « dépolitisée » ne serait rien d’autre qu’une iconologie « décontextualisée ». Cela lui était apparu flagrant et, même, choquant dans ma décision de montrer ce qu’il croyait être un « pogrome protestant » dans un exposition de gestes émancipateurs, puis dans le fait de mettre ensemble des œuvres d’avant-garde incompréhensibles pour tout spectateur en quête de pédagogie politique. Comment m’y suis-je donc pris pour être un si bon « contextualisateur » à l’égard des images du Sonderkommando à Birkenau – comme Traverso m’en accorde encore le crédit – et un si mauvais pour tout le reste de l’exposition Soulèvements ? La réponse tient au contexte, justement : ou plutôt aux contextes pluriels dont est faite toute vie, toute recherche intellectuelle pour peu qu’elle ne se fossilise pas dans ce qu’elle imagine être son intangible domaine d’expertise. Faire un livre entier sur quatre photographies exactement situées dans l’histoire est une chose. Faire une exposition de trois cents œuvres depuis Goya jusqu’aux images contemporaines du camp d’Idomeni, c’est tout autre chose.

Je dois rappeler que l’exposition Soulèvements avait son point de départ dans une exposition précédente, intitulée Atlas, et dont l’enjeu consistait à contextualiser, justement, l’invention warburgienne de l’atlas d’images Mnémosyne[12]. C’est dans cette œuvre testamentaire que Warburg a ouvert pour l’histoire des images une voie heuristique bouleversante, atypique et mystérieuse : symétriquement à ses études monographiques – ou apparemment monographiques –, dans lesquels la mise en jeu des sources était poussée jusqu’à une précision étourdissante, comme dans le cas des usages politiques de l’astrologie à l’époque de Luther[13], Warburg pratiqua, surtout dans les années 1927-1929, une heuristique des expositions dans l’espace de lecture ou le Denkraum de sa bibliothèque à Hambourg. Il s’agissait, justement, de montages photographiques qui, en l’absence des textes prévus pour leur éventuel commentaire, nous semblent d’abord extrêmement énigmatiques et « décontextualisés » : quel rapport, par exemple, établir dans la planche 77 – qui traite explicitement d’« iconologie politique » – entre une œuvre de Delacroix représentant les massacres de Scio, l’iconographie de Médée, une golfeuse en pleine action et une image publicitaire pour un rouleau de papier-toilette[14] ?

Une exposition n’est pas une étude. Elle se construit plutôt comme un montage heuristique : on essaie des mises en rapports, on voit ce que ça donne et on change tout si cela se révèle ne pas marcher. Un critère fondamental de cette procédure réside dans ce qui se passe visuellement pour le parcours du spectateur, qu’il soit attentif ou distrait, qu’il soit lecteur ou non des cartels pédagogiques. Il faut savoir rythmer l’apparition des œuvres de grandes dimensions et la multiplication des petits formats, la place des images très colorées vis-à-vis des dessins ou des gravures en noir et blanc. Dans le cas d’une exposition où interviennent des œuvres contemporaines ou des extraits filmiques, il faut penser aussi à la succession des espaces sonores, etc. Mais à quoi tout cela sert-il, à part « esthétiser » le monde ? À côté des inévitables expositions monographiques, y a des expositions à thèmes. Il y a aussi des expositions à thèses. Je me méfie de celles-ci, je n’ignore pas tout ce qu’un parcours balisé peut receler d’idéologie, avec son corps de doctrine et son axiomatique préalable porteuse de légendes. J’ai essayé – je dis bien : essayé, il s’agit un peu de ce qu’Adorno nomma, pour rendre hommage à Walter Benjamin, une forme-essai[15] –, dans plusieurs de mes expositions, à proposer au spectateur un parcours libre : disons un peu plus libre, scandé non par des thèses ou par les étapes d’une démonstration, mais par des occasions de découvertes ou des surprises d’ordre poétique.

Cela ne m’empêche pas de « contextualiser » l’image exposée, non seulement en évoquant son histoire, mais encore en suggérant un regard non standard sur elle, ce que vous avez nommé, cher Guillaume Blanc-Marianne, une « recontextualisation » capable d’incidence politique. Par exemple, il pouvait sembler totalement incongru, dans un exposition intitulée Soulèvements, de montrer les quatre photographies du Sonderkommando de Birkenau, en ce sens qu’elles ne montrent que des victimes : des femmes courant vers la chambre à gaz, des cadavres extraits de celle-ci brûlant à l’air libre… L’effet de surprise, s’il persistait chez le spectateur, pouvait alors se trouver relayé par le cartel qui suggérait la perception d’un autre contexte : ici, les gens n’ont certes pas pu se soulever, victimes d’un massacre de masse, et Alberto Errera – le membre du Sonderkommando qui a pris ces photos – ne pouvait lui non plus rien faire contre cela.

Alors on propose de changer notre point de vue spontané devant ces quatre photographies : on propose, sans l’oublier bien sûr, de laisser le sujet représenté – le « contenu intrinsèque », à savoir les victimes –, et de s’interroger à présent sur le faire-image. On comprend soudain tout le risque pris par cet homme pour réaliser une telle image. On comprend que c’est ici l’image elle-même qui se soulève (si pauvre, si ténue que soit l’efficacité d’un tel soulèvement). On comprend aussi que le risque était collectif. On apprend que la décision de faire ces photos faisait partie de tout un travail clandestin visant à extraire du camp des témoignages sur les massacres. On apprend que tout cela était exactement contemporain de la préparation d’un soulèvement qui eut lieu quelques semaines plus tard : un crématoire fut détruit, beaucoup perdirent la vie. On comprend alors ce qu’est l’autre contexte de ces images : non pas le « contenu intrinsèque » de ce qu’elles représentent, à savoir les victimes d’un processus de gazage à Birkenau, mais le geste d’extraire quelques « vues » de cet enfer. Geste par lequel les photographies « prenaient position » et le photographe se révélait lui-même dans sa qualité de sujet politique au sens le plus radical du terme.

Non seulement chaque événement historique, si minuscule soit-il, relève de plusieurs contextes à la fois, mais encore il revient à notre faculté imaginative de découvrir certains contextes inaperçus que seul un montage expérimental pourra révéler. À la façon de Warburg, mais aussi de Godard, de Farocki, de Sigmar Polke, d’Alexander Kluge et de bien d’autres encore : ce qui nous dit quelque chose sur l’inanité de concevoir l’art contemporain en général comme une pure et simple « esthétisation » du monde, ainsi que le débat en traîne depuis fort longtemps[16]. Si l’on admet que chaque situation historique se trouve au croisement de plusieurs contextualités, on devra convenir que la pensée critique a pour charge de faire émerger cette pluralité de contextes par-delà la factualité « intrinsèque » de cette situation. La procédure de montage – et, avec elle, la forme-atlas – n’est si efficace que parce qu’elle fait lever de nouveaux contextes en confrontant des images qui n’avaient pas, entre elles, de rapport évident ou purement factuel. Le montage crée de nouvelles constellations, c’est-à-dire, au sens de Benjamin, de nouvelles « idées ». N’est-il pas vrai, comme on le lit dans les thèses « Sur le concept d’histoire », que « faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir “comment les choses se sont réellement passées” [mais consiste à] s’emparer d’un souvenir tel qu’il surgit à l’instant du danger[17] » pour lui conférer, par montages, constellations ou chocs explosifs, quelque chose comme une nouvelle lisibilité ?

Or cela vaut également pour la photographie de Gilles Caron. Celle-ci fait partie d’un « reportage », comme on dit : un parcours de « vues » à travers les lignes de front d’un événement conflictuel. Caron a photographié, comme je le notais depuis le début, des catholiques et des protestants, des manifestants et des policiers. A-t-il « décontextualisé » pour autant ? Pas du tout : il a ouvert plusieurs perspectives pour notre compréhension de l’événement, tout en s’efforçant de ruser avec les contraintes formelles, extérieures, de la presse illustrée. C’est ce que vous montrez remarquablement, cher Guillaume Blanc-Marianne, en précisant qu’il n’aura pas révoqué la « dimension esthétique » des deux lanceurs de pierre qui semblent danser alors qu’ils prennent de réels risques face aux policiers. Comme vous le rappelez, Caron n’a pas cessé de prendre position en Algérie, au Tchad, à Prague où à Paris, ce dont témoignent aussi ses références littéraires à Sartre ou à Camus. J’ajouterai que son image est particulièrement puissante en ce qu’elle conjoint la force orientée du conflit frontal (et des gestes qui le manifestent) à quelque chose d’autre qui est la force atmosphérique des gaz lacrymogènes à travers l’espace entier de ce que nous voyons. Vous avez, cher Guillaume Blanc-Marianne, rappelé comment tout peut changer, dans ce genre d’image, selon l’objectif utilisé, mais aussi selon le tirage plus ou moins contrasté que l’on aura effectué par la suite. Je suis frappé par le fait que, sur la planche-contact, la présence des gaz lacrymogènes – dont vous rappelez l’usage intensif dans ces journées d’émeutes – semble beaucoup plus « pesante », si je puis le dire ainsi, que dans le « tirage d’exposition » que j’ai été amené à montrer.

Ce n’est pas nier le contexte – historique, politique – que de dire qu’il y en a toujours plusieurs. Se référer, devant une image, à un seul contexte, c’est à l’inverse se contenter d’une volonté identificatoire, réductrice si elle croit tout résoudre, si elle croit « percer le mystère » une fois pour toutes. Une exposition n’est féconde, au contraire, qu’à faire émerger de nouveaux points de vue en suscitant l’émergence expérimentale de nouveaux contextes. Lorsque Ernst Friedrich, dans son album de photographies Guerre à la guerre !, composa, au début des années 1920, une double page qui montrait à gauche « le Kronprinz, homme de peine » (en fait, une tête couronnée jouant au tennis) et à droite « le prolétaire mutilé de guerre exécutant son “sport” quotidien » (à savoir quelqu’un privé de son bras droit mais contraint au travail à la chaîne pour l’effort de guerre), il pratiquait fort légitimement une manière très simple de montage protestataire, anarchiste, pour offrir une illustration flagrante et cruelle de la lutte des classes[18].

Lorsque Aby Warburg, quelques années plus tard, plaça une golfeuse en regard des Massacres de Scio esquissés par Delacroix, l’opération devenait plus complexe, déjà parce que le montage n’était plus binaire, simplement affronté, mais comportait pas moins de dix-neuf images sur la même planche. Elle produisait donc une multiplicité de positions plutôt que de pures oppositions. Je ne doute pas que son « iconologie politique » perdait là en clarté de message mais, si l’on entre un peu dans cet extraordinaire atlas d’images, on découvre justement une véritable pluralité des contextes où, par exemple, la transmission des gestes antiques parvenait jusqu’au principe même de l’émergence contemporaine du fascisme. En aucun cas les Pathosformeln ne sont « flottantes » chez Warburg : elles se reconfigurent – se « repolarisent », comme il disait exactement – selon chaque nouveau contexte, et c’est là leur grande différence avec les « archétypes » intemporels sur lesquels on a quelquefois voulu les rabattre[19].

Faire lever d’autres contextes, voilà comment une pensée critique peut échapper aux conformismes de la pratique historienne. L’enjeu de l’exposition Soulèvements n’était autre que celui de donner matière, matériaux ou manières propres à solliciter notre imagination politique (je parle là de quelque chose qui se situerait en amont, en-dessous ou en marge de l’action révolutionnaire comme telle, action dont Enzo Traverso fait, de son côté, l’objet d’une recherche différente, et légitime il va sans dire). Quelque chose comme des graines jetées au vent pour ce « ferment utopique » dont a si bien parlé Miguel Abensour. À l’heure où les Soulèvements de la terre sont criminalisés par l’État policier, où l’aide apportée à un migrant peut constituer un délit, il est peut-être temps d’accepter que les « soulèvements d’images » fassent partie de notre monde commun, sans chercher à se perdre dans les sectarismes, les guerres de religions ou les crimes de lèse-politique.

J’aurais bien aimé, cher Guillaume Blanc-Marianne, m’en tenir là. Je me sens obligé, cependant, de revenir, et avec tristesse, sur un aspect moins reluisant de ce débat. C’est déjà ce qui m’avait incité à clore l’échange, lors de ma brève lettre sur la pratique, chez Enzo Traverso, de la surenchère et, plus précisément, des glissements sémantiques en direction du fascisme (« esthétisation de la politique »), du négationnisme (mon propos rabattu sur ceux de Hayden White) ou de l’ennemi de classe (« élitisme aristocratique »). Glissements sur lesquels il est revenu quelquefois, aux deux sens du terme : pour s’en excuser ou bien pour en radicaliser la portée.

« Tout le monde peut se tromper », me disait-il dans une de ses lettres, m’incitant à faire amende honorable sur la photo de Gilles Caron et à reconnaître, devant l’évidence historique du « pogrome protestant », mon propre « déni de la réalité ». Il se trouve, cher Guillaume Blanc-Marianne, que votre analyse a renversé complètement ce point de vue, et qu’il faudrait par conséquent inclure Traverso lui-même dans la formule « tout le monde peut se tromper ». Mais voici comment il y revient dans la réponse à votre intervention : « La Fondation Gilles Caron peut aussi se tromper, de même que les historiens de l’art. » Prélude à une opération – psychologiquement et moralement pour le moins retorse – par laquelle il rejette sur « l’historien de l’art » toute l’erreur que celui-ci lui demandait de corriger en prenant le « temps de regarder »… Là, donc, où je lui suggérais de douter de la légende et où il répondait avec le leitmotiv d’une légende qui « ne laisse aucun doute », il veut à présent définir mon attitude comme une croyance bornée et s’arroge désormais la position de celui qui voulait « exprimer un doute ».

Ainsi vont, indécrottables, la passion de surenchère et la logique du déni ou « désaveu » au sens freudien : ce n’est pas moi qui me suis trompé, dit-il en substance, c’est lui qui ment, c’est lui qui m’a trompé. Je cite brièvement la lettre qu’il vous a adressée : « L’ambiguïté de Soulèvements me semble confirmée par votre enquête. Si la photo a été incluse dans l’exposition en pensant, comme le suggère sa légende, qu’elle montrait des manifestants “anticatholiques”, c’est toute la conception de l’entreprise qui pose un problème, car cela reviendrait à faire de Soulèvements un répertoire de Pathosformeln dans lequel la beauté du geste prime sur sa nature politique et son historicité apparaît insignifiante. » Et, un peu plus loin, il s’agira de dire que, là où je lui demandais de regarder l’image d’un peu plus près, j’aurais en réalité tué cette image : « Présenter une photo prise lors d’une révolte en lui superposant une légende qui en dénature le sens revient à la tuer. » Traverso n’aura pas eu ce genre de mots – « c’est toute la conception de l’entreprise qui pose un problème » – à l’égard des photographies mal légendées dans l’exposition organisée par l’Institut für Sozialforschung de Hambourg.

Plutôt que répondre frontalement à cela, je voudrais, pour finir, suggérer modestement à Enzo Traverso d’appliquer la méthode de l’historien à cela même qu’il n’a traité qu’en juge partial. Critiquer une exposition sur un thème comme celui des soulèvements est tout à fait légitime et, même, bienvenu. Encore faut-il que la critique propose, comme y invite Traverso en général et avec raison, de contextualiser, historiciser, interroger les sources. Voici donc un dernier point factuel qui aidera peut-être à contextualiser cette question de légende, décidément coriace. La légende d’une photographie que l’on désire exposer dans un lieu public relève de ce qu’on appelle les mentions légales. C’est pourquoi la légende imposée par la Fondation Caron apparaissait comme telle dans le catalogue de Soulèvements. C’est prêter au « commissaire » un pouvoir très surestimé que de croire qu’il peut – en dépit de sa conviction, ou de son hypothèse – modifier la légende d’une photographie prêtée par une collection. Ce serait comme citer un livre en modifiant son titre. Mais, au vu de mon propre doute, la galerie du Jeu de Paume, à ma demande, adressa à la Fondation Caron ainsi qu’à Michel Poivert, spécialiste du photographe, plusieurs courriers suggérant de modifier le titre de la photographie. L’échange de courrier a pris plusieurs semaines mais, pour finir, le cartel de l’image, dans la salle de l’exposition comme dans les versions successives en Espagne ou en Amérique latine, portaient bien cette légende : « Manifestants catholiques, bataille du Bogside, Derry, Irlande du Nord, août 1969[20] ».

On peut visiter une exposition à sa guise, en dix minutes si l’on veut (comme dans la fameuse séquence godardienne au musée du Louvre). Si on la critique, il vaut mieux retourner sur place, contextualiser, historiciser, s’enquérir des sources. Et ne pas d’emblée confondre un débat argumenté avec un combat aussi abstrait qu’obstiné.


[1] M. Poivert, Gilles Caron. Le conflit intérieur, op. cit., p. 225-227 et 264-290.

[2] J. Rancière, « La phrase, l’image, l’histoire » (2002), Le Destin des images, Paris, La Fabrique Éditions, 2003, p. 41-78.

[3] Cf. G. Didi-Huberman, Le Témoin jusqu’au bout. Une lecture de Victor Klemperer, Paris, Les Éditions de Minuit, 2022.

[4] Id., « Pour une anthropologie des singularités formelles », art. cit., p. 145-163.

[5] W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand (1928), trad. S. Muller et A. Hirt, Paris, Flammarion, 1985, p. 45.

[6] Cf. S. Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle (1960), trad. D. Blanchard et C. Orsoni, Flammarion, 2010.

[7] F. Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption (1921), trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Le Seuil, 1982 (éd. revue, 2003).

[8] G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 205-226.

[9] A. Warburg, « L’art du portrait et la bourgeoisie florentine. Domenico Ghirlandaio à Santa Trinita. Les portraits de Laurent de Médicis et de son entourage » (1902), trad. S. Muller, Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990, p. 106.

[10] Id., « Art italien et astrologie internationale au Palazzo Schifanoia à Ferrare » (1912), trad. S. Muller, ibid., p. 215.

[11] W. Benjamin, « L’auteur comme producteur » (1934), trad. P. Ivernel, Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique Éditions, 2003, p. 134.

[12] Cf. G. Didi-Huberman, Atlas ¿Cómo llevar el mundo a cuestas?, trad. M. D. Aguilera, Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 2010 (Atlas. How to Carry the World on One’s Back ?, trad. S. B. Lillis, ibid.). Le texte du catalogue a été repris en français dans Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011.

[13] A. Warburg, « La divination païenne et antique dans les écrits et les images à l’époque de Luther » (1920), trad. S. Muller, Essais florentins, op. cit., p. 245-294.

[14] Id., Gesammelte Schriften, II.1. Der Bilderatlas Mnemosyne, éd., M. Warnke et C. Brink, Berlin, Akademie Verlag, 2000 (éd. revue, 2003), pl. 77. Id., Gesammelte Schriften, II.2. Bilderreihen und Austellungen, éd., U. Fleckner et I. Woldt, Berlin, Akademie Verlag, 2013. Pour un commentaire des planches 77 à 79 du Bilderatlas Mnemosyne, cf. notamment C. Schoell-Glass, Aby Warburg und der Antisemitismus. Kulturwissenschaft als Geistespolitik, Francfort, Fischer, 1998, p. 183-208.

[15] T. W. Adorno, « L’essai comme forme » (1954-1958), trad. S. Muller, Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984 (éd. 2009), p. 5-29.

[16] Cf. G. Didi-Huberman, « D’un ressentiment en mal d’esthétique », Les Cahiers du Musée national d’Art moderne, n° 43, 1993, p. 102-118 (réédité avec un post-scriptum : « Du ressentiment à la Kunstpolitik », Lignes, n° 22, juin 1994, p. 21-62.

[17] W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », art. cit., p. 431.

[18] E. Friedrich, Krieg dem Krieg !, Berlin, Internationales Kriegsmuseum, 1924, p. 186-187 (commenté à la lumière de Rosa Luxemburg dans Imaginer recommencer, op. cit., p. 146-149).

[19] Cf. G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 51-60 et 273-283.

[20] Je remercie Judith Czernichow, du Jeu de Paume, de m’avoir communiqué l’échange des messages électroniques entre l’équipe de l’exposition et la Fondation Caron pour qu’elle donne son autorisation – sur la base des avis sollicités auprès des spécialistes Pauline Vermare et Michel Poivert – au choix final de cet intitulé.

Georges Didi-Huberman

Philosophe, historien de l'art, Directeur d'études de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Notes

[1] M. Poivert, Gilles Caron. Le conflit intérieur, op. cit., p. 225-227 et 264-290.

[2] J. Rancière, « La phrase, l’image, l’histoire » (2002), Le Destin des images, Paris, La Fabrique Éditions, 2003, p. 41-78.

[3] Cf. G. Didi-Huberman, Le Témoin jusqu’au bout. Une lecture de Victor Klemperer, Paris, Les Éditions de Minuit, 2022.

[4] Id., « Pour une anthropologie des singularités formelles », art. cit., p. 145-163.

[5] W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand (1928), trad. S. Muller et A. Hirt, Paris, Flammarion, 1985, p. 45.

[6] Cf. S. Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle (1960), trad. D. Blanchard et C. Orsoni, Flammarion, 2010.

[7] F. Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption (1921), trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Le Seuil, 1982 (éd. revue, 2003).

[8] G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 205-226.

[9] A. Warburg, « L’art du portrait et la bourgeoisie florentine. Domenico Ghirlandaio à Santa Trinita. Les portraits de Laurent de Médicis et de son entourage » (1902), trad. S. Muller, Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990, p. 106.

[10] Id., « Art italien et astrologie internationale au Palazzo Schifanoia à Ferrare » (1912), trad. S. Muller, ibid., p. 215.

[11] W. Benjamin, « L’auteur comme producteur » (1934), trad. P. Ivernel, Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique Éditions, 2003, p. 134.

[12] Cf. G. Didi-Huberman, Atlas ¿Cómo llevar el mundo a cuestas?, trad. M. D. Aguilera, Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 2010 (Atlas. How to Carry the World on One’s Back ?, trad. S. B. Lillis, ibid.). Le texte du catalogue a été repris en français dans Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011.

[13] A. Warburg, « La divination païenne et antique dans les écrits et les images à l’époque de Luther » (1920), trad. S. Muller, Essais florentins, op. cit., p. 245-294.

[14] Id., Gesammelte Schriften, II.1. Der Bilderatlas Mnemosyne, éd., M. Warnke et C. Brink, Berlin, Akademie Verlag, 2000 (éd. revue, 2003), pl. 77. Id., Gesammelte Schriften, II.2. Bilderreihen und Austellungen, éd., U. Fleckner et I. Woldt, Berlin, Akademie Verlag, 2013. Pour un commentaire des planches 77 à 79 du Bilderatlas Mnemosyne, cf. notamment C. Schoell-Glass, Aby Warburg und der Antisemitismus. Kulturwissenschaft als Geistespolitik, Francfort, Fischer, 1998, p. 183-208.

[15] T. W. Adorno, « L’essai comme forme » (1954-1958), trad. S. Muller, Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984 (éd. 2009), p. 5-29.

[16] Cf. G. Didi-Huberman, « D’un ressentiment en mal d’esthétique », Les Cahiers du Musée national d’Art moderne, n° 43, 1993, p. 102-118 (réédité avec un post-scriptum : « Du ressentiment à la Kunstpolitik », Lignes, n° 22, juin 1994, p. 21-62.

[17] W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », art. cit., p. 431.

[18] E. Friedrich, Krieg dem Krieg !, Berlin, Internationales Kriegsmuseum, 1924, p. 186-187 (commenté à la lumière de Rosa Luxemburg dans Imaginer recommencer, op. cit., p. 146-149).

[19] Cf. G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 51-60 et 273-283.

[20] Je remercie Judith Czernichow, du Jeu de Paume, de m’avoir communiqué l’échange des messages électroniques entre l’équipe de l’exposition et la Fondation Caron pour qu’elle donne son autorisation – sur la base des avis sollicités auprès des spécialistes Pauline Vermare et Michel Poivert – au choix final de cet intitulé.