Hommage

Howard S. Becker, souvenirs

Sociologue

C’est Henri Peretz qui, le premier, fit découvrir Howard S. Becker au public français, en publiant au mitan des années 1980 la traduction de son déjà classique Outsiders. Il lui rend ici hommage en partageant quelques souvenirs qui dessinent un juste portrait du grand sociologue américain mort il y a tout juste deux mois à 95 ans.

Jean-Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie et moi-même, tous trois alors enseignants de sociologie à l’Université de Paris, avons découvert l’œuvre de Howard S. Becker grâce à notre intérêt commun pour une tradition sociologique étrangère : la tradition de Chicago, dont Becker deviendrait en France, dans les années suivantes, l’un des chercheurs les plus visibles. Il semblait qu’il nous apporterait une façon concrète de faire de la recherche, d’écrire et d’enseigner. Une façon assez proche de celle que, alors jeunes enseignants, nous tentions d’instaurer par tâtonnements, face à un public étudiant très divers. L’obstacle à ce projet était la langue, peu de livres de sociologie étaient alors traduits de l’anglais.

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C’est dans cette perspective que Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie traduisirent Outsiders, une étude empirique qu’Howard Becker a rédigée dans une langue claire, sur un thème majeur : la déviance et la culture des petits groupes de personnes, un thème peu ordinaire dans la sociologie française. Après plusieurs rendez-vous pour justifier ce projet, nous avons finalement obtenu l’accord de la maison d’édition A.M. Métailié : la traduction d’Outsiders serait le premier titre d’une collection intitulée « Observations » – qui ne vit d’ailleurs jamais le jour. Des ouvrages de la tradition américaine, fruits d’un travail de terrain, que nous conseilla Becker lui-même et qui auraient dû figurer dans cette collection, furent traduits plus tard chez d’autres éditeurs : Street Corner Society de W. F. Whyte et Tearoom Trade de Laud Humphreys furent publiés par les éditions La Découverte et Tally’s Corner d’Elliot Liebow par les PUR. Ces traductions ne connurent pas le même succès qu’Outsiders mais eurent une bonne diffusion ; elles ont bénéficié de cet intérêt nouveau pour les travaux de terrain qu’a su susciter l’œuvre particulière de Becker, mais aussi de l’ensemble des ouvrages d’Erving Goffman traduits aux Éditions de Minuit.

Mais le succès de la traduction d’Outsiders ne fut pas immédiat. Nous avions pensé qu’un compte rendu dans Le Monde serait à cette fin utile. Il se trouvait que je connaissais un journaliste qui travaillait depuis peu dans ce quotidien, je le contactai et le rencontrai. Je me souviens de son étonnement devant ce type de recherche « si peu théorique » et je dus, au cours de cette rencontre, me faire l’avocat de ce livre. Le Monde publia dans sa rubrique consacrée aux livres, un bref compte rendu fidèle au contenu de l’ouvrage et assez élogieux, signé Th. F. (Thomas Ferenczi). Il ne faut pas s’étonner si, à cette époque, le style et l’approche de l’ouvrage suscitèrent de la part d’un lecteur français des réserves et une question : ce livre ne constitue-t-il pas une forme de journalisme ? On y trouvait peu de théorie, un langage simple et aucune statistique ! À la fin du compte rendu, on pouvait ainsi lire : « Elle [l’approche] suppose une patiente enquête, à la façon d’un journaliste : lorsque l’observation est aigüe et le style limpide, comme chez Becker, la monographie se lit agréablement. » Outsider fut rapidement un succès. Un an presque jour pour jour après ce compte rendu, Le Monde publia un classement des best-sellers de la sociologie ; Outsiders figurait en sixième position, seule traduction, seul livre étranger de cette liste.

Plus tard, à la lecture de la traduction d’Outsiders, Becker nous fit remarquer que l’expression « left field » qu’il utilise est un terme du baseball et non de la politique se rapportant à la gauche. Becker apprit avec grand succès le français à l’Alliance française à San Francisco et avec une Française, il mit dès lors un point d’honneur à faire ses conférences en France en français.

Nous avons rencontré pour la première fois Howard S. Becker au printemps 1985 à Paris, nous eûmes avec lui une longue conversation autour de son livre et de la sociologie américaine. Ce jour-là, il nous parla également de sa façon peu académique d’enseigner la sociologie, de commencer par écouter ses étudiants qui présentaient leurs données d’enquête sans intervenir. Il décrivit le décor où se déroulaient ces « cours » : une sorte de salle en sous-sol, où chacun occupait une place sur des anciens canapés trouvés çà et là sur le campus. « Ah bon ? » dis-je, « Venez voir » répondit-il en guise d’invitation !

J’acceptai et arrivai à Chicago en octobre 1985 à l’Université de Northwestern, avec une valise remplie des exemplaires de la traduction d’Outsiders. Ce fut mon premier jour aux États-Unis, je découvris Chicago en prenant le métro pour traverser la ville du Sud au Nord et me rendre à Evanston, où se trouve l’Université de Northwestern[1]. Becker ne cacha pas son émotion quand il me vit arriver avec cette valise remplie de volumes de la traduction d’Outsiders.

Je visitais le campus et n’ayant aucune idée de là où j’allais habiter, Becker et sa collègue, Arlene Kaplan Daniels, me firent inviter par un couple d’enseignants, les Gordon. Dès mon arrivée à leur domicile, Andy Gordon m’interrogea sur ma familiarité avec l’ordinateur McIntosh. Je compris alors l’importance que Becker et lui accordaient à son usage dans le traitement des données, l’écriture et l’enseignement. Mais je ne compris pas tout de suite l’emploi incessant de l’expression « HyperText » qui se rapporte au rôle de l’ordinateur.

Je pus suivre le cours de Howard Becker dans cette étrange salle au sous-sol, meublée de vieux fauteuils et de canapés. Il laissait ses étudiants parler. Joe (un étudiant) décrivit des choses très banales à propos des matchs de basket de sa paroisse. Becker pratiquait l’induction, s’efforçait de rapprocher ce cas d’autres situations sociales, comme celles qu’évoqueraient d’autres étudiants. Il allait très lentement dans cette forme de généralisation. Il écoutait, n’interrompait pas les étudiants même si leurs interventions étaient « trop subjectives ». Il citait souvent Goffman et Simmel. Becker n’était pas le seul à pratiquer cette forme d’enseignement dialogué. Arlene Kaplan Daniels, sa collègue, elle aussi très proche de ses étudiants, prêtait une attention particulière aux femmes et aux Noirs de ce groupe.

Un sociologue de Northwestern, Albert Hunter, m’invita dans les jours suivants à suivre une conférence à propos de « Rhétorique and sociology » et l’écriture en sociologie. Là, autour d’une table je découvris certains des sociologues dont nous connaissions les recherches : certains étaient des proches de Becker, comme Joe Gusfield qui insista sur la nécessité de présenter de façon directe les notes d’observation, un des objectifs de Becker qui resta cependant silencieux. Je découvris James Bennett, auteur de Oral History and Delinquency, un ouvrage remarquable portant sur l’histoire du recueil de biographies auprès des délinquants. Je crois être intervenu pour expliquer à la fois le caractère inédit et marginal de la pratique de l’observation en France et les nombreux préalables qui pesaient sur nous dans l’écriture quand nous prêtions beaucoup plus d’attention au contexte social que les sociologues américains. Pendant cette conférence, je remarquai la présence silencieuse d’un participant qui prenait beaucoup de notes, on m’apprit qu’il s’agissait de Doug Mitchell, l’éditeur des sciences aux Presses de Chicago ; il jouait un rôle clé dans le choix des publications des livres de sociologie et publia une grande partie de l’œuvre de Becker lui-même. Cette conférence m’ouvrit les yeux sur la nécessité de davantage se demander pour qui un sociologue écrivait.

Je fus invité à la réunion du département de sociologie : Becker ne s’y rendit pas malgré deux sujets importants, la réforme du PhD et la nomination d’un professeur noir. Je découvris vite son statut d’enseignant à part et le peu d’intérêt qu’il portait aux contraintes administratives. Ses liens personnels étaient multiples hors du monde universitaire et surtout dans le monde artistique.

Contexte américain, contexte français

Je me suis souvent entretenu avec Becker des différences entre les sociétés américaine et française. J’ai tenté de lui faire saisir l’importance des catégories de classes sociales dans notre perception de la France. S’il en avait saisi le poids lors de ses nombreux séjours en France, la question de l’appartenance raciale prédominait dans sa perception des États-Unis et avait joué un rôle dans son choix de la sociologie. Il m’apprit que cette décision, plutôt que celle de faire des études d’anglais, était née après la lecture du livre Black Metropolis de St. Clair Drake et Horace Cayton publié en 1945 ; à la fois une histoire, une anthropologie et une sociologie de la population noire de Chicago. Cette découverte décisive pour Becker le fut pour moi également, quand je lus sur son conseil cet ouvrage ; et cela détermina mes propres recherches sur le Chicago noir.

Il faut noter que Becker était l’un des rares sociologues de sa génération à être né à Chicago, il connaissait parfaitement cette ville si particulière qu’il avait découverte tout jeune garçon en prenant seul le métro aérien, le EL. Il était né près de Maxwell Street, le plus grand marché aux puces du monde où se côtoyaient tous les groupes ethniques et raciaux, notamment Juifs et Noirs. Je découvris moi-même la spécificité de cette ville en lisant de nombreuses monographies qu’il m’avait recommandées.

Chicago fut comme l’arrière-fond de son œuvre. S’il s’est détaché peu à peu de l’enquête du monde urbain et public, il rappelait qu’il avait commencé à regarder les personnes et les lieux en prenant le métro de Chicago, très jeune et tout seul. Il aimait la structure des villes américaines, le grid system, la différence entre rue et avenue, et surtout le rôle des blocks dans la construction du paysage urbain, l’orientation des piétons et l’estimation des distances à parcourir. Ainsi, quand il se promenant à Paris avec moi, il me demandait comment nous faisions pour estimer les distances et nous orienter sans avoir une idée des blocks d’immeubles. Ma tentative de lui proposer le terme « pâtés de maison » comme équivalent le laissa perplexe.

Il vécut longtemps entre deux villes, Chicago et San Francisco. Cette dernière devint son véritable territoire et sa nouvelle métaphore des villes. Il habitait à son sommet, à Lombard Sreet, où l’on tourna les scènes de poursuite automobile du film Bullitt. Il évoquait souvent la Coit Tower de San Francisco comme un repère pour s’orienter dans la ville.

Il voyait dans la photographie le point de vue le plus pertinent sur la vie urbaine et appréciait en particulier le travail de Danny Lyon, The Bikeriders, sur un gang de motocyclistes. Il voyait également dans son œuvre, comme dans celle d’un autre photographe, Bruce Jackson, des témoignages sur le monde carcéral plus forts que tout texte écrit. Il attachait une grande importance au regard des photographes. Quand nous nous promenions dans Paris avec son épouse dans les années 1990, tous deux souhaitaient revisiter les lieux qu’avait photographié Atget, comme les Halles ou le 5e arrondissement.

Ses années d’apprentissage dans les clubs de jazz

Dans un entretien illustré de photographies, réalisé avec son épouse Dianne Hagaman et intitulé « Tout le monde ferme les yeux », Howard Becker décrivait le monde des musiciens des années 40 et 50 et sa propre expérience, sorte d’années d’apprentissage des lieux suspects de Chicago qu’il transposera dans Outsiders, son étude des fumeurs de marijuana et des musiciens de jazz.

Parce qu’il fut pianiste, il avait connaissance des expériences de divers mondes sociaux propres à Chicago : le monde des gangsters, celui du strip-tease, celui des entraîneuses, des tripots de Clark Street au nord de la ville, des clubs « black and tan » du South Side noir, des clubs irlandais ou polonais. Becker avait d’abord participé à des terrains d’enquête étrangers à son propre milieu, celui des étudiants en médecine (Boys in White) ; il étudia ensuite ce monde qu’il avait connu comme musicien de jazz, puis dans une autre étape de sa vie le monde de l’art et de ses œuvres.

Si Becker se rattache à la tradition du travail de terrain, il pratiquait surtout l’entretien approfondi plutôt que l’observation. Nombre de ses lecteurs ne remarquent pas cette différence. Son œuvre n’était pas politique en ce sens qu’il n’y manifestait pas une volonté de dénoncer des injustices ou d’appartenir à un mouvement revendicatif, la libéralisation de l’usage de la marijuana fut cependant un de ses soucis. J’ai appris de son ancien étudiant, le sociologue Elijah Anderson, que Becker et Erving Goffman avaient témoigné en faveur du comédien Lenny Bruce qui, après avoir défendu le droit à l’avortement et dénoncé la discrimination raciale, fut accusé en 1962 d’usage de langage obscène.

Becker pratiquait un éclectisme fructueux : pianiste de jazz, photographe, lecteur de poésie et de littérature, de récits de la vie quotidienne, du monde du théâtre. Il parlait français et portugais, aimait la vie culturelle de ces deux pays, souhaitait rencontrer des gens nouveaux et appréciait toute forme d’avant-garde.

Il ne se comportait, ni ne se considérait comme un mentor ou chef d’une école de pensée, comme les aiment les universitaires français. Il représentait un exemple d’une large tradition dont il était le dernier représentant, celle du travail de terrain de Everett Hughes à Eliott Liebow, jusqu’aux plus contemporains comme Forrest Stuart, qu’il rencontra à la fin de sa vie.

Il a bénéficié d’un contexte favorable, l’intérêt pour le travail de terrain, la traduction de nombreuses de ses œuvres. Il était largement cité en France, dans les cours non seulement de sociologie mais aussi de science politique, d’histoire de l’art et de photographie. Avoir Becker dans son jury de thèse devint le souhait de nombreux jeunes universitaires, il s’y pliait avec grâce : combien de thèse a-t-il vraiment lues ? Lui qui savait dire non le fit rarement. Je lui demandait : « Ça t’intéresse ? Ça ne te fatigue pas ? » Il répondait à chaque fois : « C’est la dernière fois. » Quant à moi, au fur et à mesure que j’avançais dans ma découverte des études sur Chicago, sur tel personnage de la ville ou sur tel quartier que je visitais, je le consultais. Seul survivant de la tradition de Chicago, il suffisait de lui poser une question pour qu’il évoque par le détail cette histoire, la biographie de ses anciens collègues, ou même de lointains prédécesseurs. Sa mémoire était infaillible.

Il fut maintes fois honoré par des titres prestigieux (comme Docteur Honoris Causa) qu’il ne méprisait pas. Je me souviens de son embarras amusé lorsqu’il fallut lui louer un smoking et des chaussures vernies, lui le découvreur des austères sandales Birkenstock.


[1] Je reprends ici mes notes extraites de mon journal lors de ma visite aux États-Unis en 1985.

Henri Peretz

Sociologue, Professeur émérite à l'Université Paris 8

Notes

[1] Je reprends ici mes notes extraites de mon journal lors de ma visite aux États-Unis en 1985.