Santé

Vers une éthique du design sonore à l’hôpital ?

Philosophe

La précarité de la vie à l’hôpital, au sens philosophique, amène à réfléchir sur de nouvelles possibilités de « bien vivre », à travers notamment l’usage réfléchi du son. Comment alors retrouver les chemins qui mènent à la conversation en milieu hospitalier et comment le design sonore peut-il travailler en ce sens ?

L’hôpital est un espace médical et social où patients, personnels soignants, administratifs, techniques, d’entretien et entourage des patients font l’épreuve, chacun de manière singulière, de la maladie dans ses processus de guérison, de rémission, de rechute ou de mort.

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Chacun y vit la précarité de nos existences en son sens le plus philosophique. La précarité c’est le provisoire, ce qui est soumis au passage du temps, ce qui est voué au mouvement, à la transformation et à la disparition. À ce titre, elle définit et structure notre mode d’existence en tant qu’êtres vivants. En raison de cette précarité, nos vies et nos situations de vie sont animées par un fort coefficient d’incertitude : on ne sait pas combien de temps cela va durer, quand cela va terminer, ni comment tout cela va se passer. Aussi nos existences sont-elles toujours inquiètes car suspendues au risque de leur effondrement, de leur effacement, mais aussi de leur renouvellement. C’est précisément cette précarité ontologique et existentielle qui est vécue en contexte hospitalier de façon intense et consciente.

À l’hôpital, cette précarité se manifeste concrètement, parmi d’autres possibles, au travers des sons et des silences. Voix et musiques des bureaux d’accueil, sonneries des appareils techniques, alarmes, portes qui s’ouvrent et qui se ferment, roues des chariots-repas et des brancards, cliquetis de vaisselles, bruits de pas et de béquilles, actes médicaux et chirurgicaux, soulèvement et retombée des draps, radio, téléviseurs, gémissements, appels, cris, pleurs et rires sont autant de signes et de signifiants qui évoquent, au-delà des sons qu’ils émettent et des signaux qu’ils envoient, cette dimension précaire de la condition humaine. C’est pourquoi, comprendre les divers usages de ces sons d’origine humaine ou technique, c’est en même temps accéder aux différentes façons que nous avons de nous rapporter à la maladie en milieu hospitalier, et cela quelle que soit la place que nous occupons dans l’établissement. C’est aussi pourquoi agir sur et transformer les sons de l’hôpital, que ce soit pour les atténuer, les dissimuler, les rendre plus opérationnels, les contenir ou pour en ajouter de nouveaux, c’est en quelque sorte esquisser d’autres manières de vivre la maladie et notre condition.

Le design sonore, domaine d’activité qui s’est développé avec l’apparition au XIXe siècle des techniques d’enregistrement et de manipulation des éléments sonores, investit, entre autres, le champ médical et ses établissements dans l’objectif d’améliorer les environnements des personnels, des patients et des visiteurs. Cet intérêt du design pour les sons à l’hôpital s’est particulièrement imposé avec la mise en lumière par des études en sciences humaines et sociales de la nocivité d’une surcharge de bruits (par exemple dans la superposition des alarmes des appareils médicaux) sur la santé du personnel hospitalier et des patients[1]. Aussi des aménagements sonores participeraient-ils à rendre la vie à l’hôpital, non pas bonne (car le vieillissement, la maladie et la mort, avec le lot de douleurs qui les accompagnent, ne peuvent pas être dits « bons » au sens éthique du terme de quelque façon que ce soit), mais meilleure. Ces aménagements aideraient-ils à vivre dignement et plus sereinement les expressions et les expériences limites de notre précarité constitutive, et, si oui, à quelles conditions ?

C’est en partant d’une qualification des enjeux qui travaillent les chantiers sur l’ambiance sonore des hôpitaux que je propose d’aborder cette question. Les degrés d’importance et de hiérarchie qu’on leur confère permettent en effet d’évaluer d’un point de vue critique la valeur de tels projets et d’en définir des orientations.

La question des sons en milieu hospitalier engage d’abord des enjeux vitaux au sens médical et technique du terme. À l’hôpital, sont diagnostiquées des pathologies, s’éprouvent des douleurs, et sont soignées (ce qui n’implique pas la réussite ou l’échec de l’activité de soin) des personnes atteintes de maux dont le taux de gravité est plus ou moins important et dont l’état nécessite plus ou moins de vigilance. Agir sur l’environnement sonore d’un hôpital, c’est donc s’assurer avant tout que la signalétique sonore liée aux soins des personnes soit efficace : c’est-à-dire qu’elle puisse être entendue et être lisible rapidement pour remplir sa fonction d’appel et rendre possible une intervention adéquate. Cependant, ces alertes, pour autant qu’il en soit possible, ne doivent pas non plus ajouter de l’angoisse à l’angoisse, ni produire chez certains patients des traumatismes psychologiques qui viendraient entraver les processus de guérison ou provoqueraient de nouvelles pathologies. Aussi est-ce à un jeu d’équilibre des sons qu’il convient de réfléchir pour que les trois types d’écoute que sont l’alerte (identifier un danger), le déchiffrement (qualifier ce danger), et la signifiance (ce que cela signifie pour nous[2]) puissent s’articuler en faveur d’une action de soin accomplie.

Ensuite, les enjeux sont économiques : l’hôpital, en particulier ces trente dernières années, est une institution, on le sait, qui subit des contraintes financières fortes, et dont l’organisation, la gestion, l’administration, les soins sont pensés et orientés selon un objectif de rationalité des coûts[3]. Aussi, la question des sons de l’hôpital implique-t-elle celle de l’efficacité de l’institution dans sa capacité à prendre en charge et à soigner des patients eux-mêmes convoqués par leur propre guérison. Or, si les nuisances sonores répétées et importantes produisent de l’anxiété et du stress, qui perturbent la tranquillité des souffrants et des personnels, et avec eux les processus de guérison et les actes de soin, alors c’est d’abord et essentiellement en matière de calme qu’il convient de penser les sons à l’hôpital. Ce calme vient contrebalancer les bruits de la rue, comme les moments d’agitation, de bousculement ou de grande tension de l’hôpital. Il correspond au temps de la concentration, de la récupération, du repos. Ce calme n’est pas le silence mais « désigne un bruit de fond de l’activité dont les sources sonores se laissent entendre[4] » qui évoque la vie et ses efforts pour se poursuivre. À cet égard, bien que non quantifiable, il est un soin en lui-même, sinon un vecteur de succès dans la qualité des soins apportés à court et long terme, et donc présente de fait un intérêt économique.

Un aménagement sonore à l’hôpital ne peut faire l’impasse sur l’exigence démocratique de permettre à chacun d’investir le champ de la parole.

Ce sont encore des éléments culturels, sociaux et politiques qui entrent en compte dans la question des sons à l’hôpital. Les hôpitaux sont des lieux de rencontre où circule une population dans sa plus grande diversité (langue, parcours, histoire, valeur, habitude, goût). Dans ces espaces de retrait provisoire par rapport aux espaces publics du quotidien, viennent y naître, se reconstituer, se maintenir ou s’effacer des vies citoyennes. Considérant ces dimensions sociale et politique, en principe et en droit, la parole et l’écoute peuvent se déployer entre toutes les personnes qui y vivent ou y passent. Mais l’échange et le dialogue ne se réalisent qu’à la condition d’une certaine disponibilité des différents interlocuteurs. Or ce qui contribue à créer cette disponibilité est ce que le philosophe Claude Lefort appelle un « lieu vide[5] », c’est-à-dire un espace démocratique vidé de tout pouvoir, que nous pourrions nommer aussi un « espace politique silencieux » mais relationnel. Cet enjeu démocratique n’est pas dupe des jeux de pouvoirs qui s’exercent dans les hôpitaux entre par exemple ceux qui détiennent le savoir scientifique à propos des pathologies (les médecins, les experts) et ceux qui ne le détiennent pas ou seulement partiellement (souvent les patients et les autres membres du personnel). On retrouve une autre asymétrie entre ceux qui réclament des renseignements sur les actes par la médiation de l’outil informatique (i.e. pratique du reporting exigée par les pouvoirs politiques de santé publique) et ceux qui doivent répondre à ces contraintes au dépend de l’entretien (i.e. altération du temps et de la qualité des échanges avec les patients et entre personnels)[6].

Reste qu’un aménagement sonore ne peut faire l’impasse sur cette exigence démocratique de permettre à chacun d’investir le champ de la parole. En plus de favoriser un espace calme, le design sonore a donc à travailler sur un vide sonore.

Cela est d’autant plus important que ce que l’on appelle le tournant ambulatoire des hôpitaux, qui est encore le résultat d’une injonction de rendement, requiert un engagement des patients plus important dans les processus de soins. Aujourd’hui, d’ailleurs, émerge la notion de « patients éclairés », rappelant la capacité du patient à accéder à une certaine autonomie au cœur même de l’expérience de sa propre vulnérabilité. Pour autant, il ne faut pas oublier que la constitution même de cette autonomie (et je précise ici qu’elle est toujours relative quel que soit le degré de vulnérabilité dans lequel on se trouve) passe nécessairement par la transmission, le conseil, la discussion, mais aussi le désaccord et le conflit sur les vécus, les faits, les moyens et les objectifs à tenir. L’autonomie n’est possible qu’à la condition, et c’est ce qui constitue son caractère paradoxal, d’une relation à d’autres personnes qui accompagnent ses formes concrètes, elle ne se réalise donc que dans un ensemble d’interdépendances.

La force des savoirs ne peut alors prendre son élan et prétendre être efficiente qu’à partir d’un espace authentiquement intersubjectif et réciproque d’échange de paroles, qui n’ont pas seulement un caractère informatif. Aussi les sons de l’hôpital doivent-ils laisser leur part aux différentes voix qui s’y expriment et s’y rencontrent dans leur pouvoir de verbaliser, de trouver les mots pour dire, d’énoncer des vécus personnels et spécifiques, bref de nommer, partager, signifier, comprendre.

Toutes ces remarques me conduisent assez naturellement vers les enjeux éthiques du design sonore en milieu hospitalier, enjeux qui intéressent le « bien vivre » des individus. Ce « bien vivre » englobe aussi bien des processus d’individuation (accéder à une certaine unité ou cohérence du soi), d’individualisation (s’engager dans des modulations et des transformations reconduites du soi), de stylisation (trouver des manières propres d’être, d’agir, de penser) et de capabilités (développer des compétences et des pratiques de liberté). Ces processus se comprennent dans un sens perfectionniste, c’est-à-dire qu’ils poursuivent, en principe, une certaine amélioration de soi et du monde. Mais on peut d’ores et déjà souligner ici l’infini écart qui affecte cet enjeu éthique quand il est pensé dans le cadre d’institutions où se vivent précisément la perte, la diffraction et/ou la séparation. Écarts qui conduisent à la reconnaissance des limites irrémédiables d’un projet de réparation et/ou d’amélioration des sons de l’hôpital. L’hôpital est, sans y être bien sûr réductible, un lieu de douleur. Qu’est-ce à dire ?

Le philosophe Jérôme Porée dans son ouvrage Sur la douleur en distingue trois formes : la douleur physique, la douleur morale, la douleur de vieillir. De la douleur physique, l’auteur dit qu’elle est « ce qui nous rend la vie impossible », « une altération globale de notre présence au monde » et un « effort impuissant pour être soi ». La douleur morale, elle, est une « maladie du temps ». Sa temporalité est paradoxale comme arrêt sur un passé qui ne passe pas, impossibilité de s’engager vers un avenir dont l’individu serait l’agent, fermeture du vivre sur un présent sans projet. De la douleur de vieillir, Jérôme Porée dit qu’elle est tout à la fois « diminution, déchéance, dépendance et perte d’autonomie[7]»et que le mot qui convient pour décrire le sentiment qui accompagne l’ensemble de ces pertes chez la personne vieillissante est celui d’indignité. La vieillesse est bien vécue comme une perte de soi en tant que personne.

Ces trois douleurs, impossibilité d’être soi, impossibilité d’exister comme de mourir, et perte de soi, sont des épreuves de fractures, de soi à soi, de soi à l’autre, et de soi au monde. Le son a-t-il un pouvoir sur ces césures ? A-t-il la puissance d’ouvrir sur les processus éthiques que nous avons déterminés ? C’est très incertain : il ne peut évidemment réparer l’irréparable, cet irréparable dont il n’existe pas à proprement parler d’« expérience », au sens de recollection possible au moment où il est vécu[8]. Alors que faire ? Devrions-nous renoncer pour autant à toute réflexion et action autour du son à l’hôpital ? Cela rend-il vain une approche éthique du design sonore ? Bien sûr que ce constat d’impuissance, dans la conscience même des limites de notre vouloir et de nos actes, ne doit et ne peut pas empêcher les tentatives de réparation comme expressions de nos espoirs.

Le détour par la philosophie du care devrait pouvoir nous aider à aborder différemment notre cheminement éthique quant au son, à sa place et à ses pouvoirs dans l’institution hospitalière. La philosophie du care (soin) est un courant de pensée né aux États-Unis dans les années 1980, qu’une philosophe comme Sandra Laugier a largement contribué à faire connaître et à développer en France. L’objectif de cette philosophie est pragmatique : il s’agit d’opérer des transformations dans les pratiques en faveur d’un élargissement capacitaire d’individus confrontés à des problématiques de vulnérabilité très concrètes – exclusion, pauvreté, souffrance, non-reconnaissance, différences de traitement dans l’accès au droit, à l’éducation, à la santé, etc. Le malade comme parfois le médecin, plus encore quand ce dernier ne peut plus rien, médicalement parlant, contre l’avancée de la maladie, sont exposés à des situations d’impuissance. Un des apports des philosophes Carol Gilligan et son héritière (et critique) Joan Tronto est d’aborder le soin de façon globale, aujourd’hui nous dirions selon « une perspective écologique ».

Soigner, ce n’est pas seulement réparer ou tenter de réparer le corps et l’esprit, c’est reconnaître une difficulté et proposer une réponse qui s’inscrira dans un monde, en somme c’est agir singulièrement en vue d’une amélioration du milieu[9]. Partant de la spécificité des individus et de leur parcours, le care revendique une attention et une organisation différenciée du soin, au sens où il se veut approprié à chacun, avec cette conscience que le soin ne provoque pas des mutations majeures, radicales et subites mais plutôt qu’il offre des inflexions, des nuances et des colorations à la vie. Ces attentions différenciées impliquent pour le care d’attribuer une importance aux détails des vies singulières, à leurs motivations, leurs arrière-plans, leurs motifs, leurs tenues corporelles et morales, leurs histoires, leurs textures et leurs expressions ordinaires.

Or ces attentions s’expriment et se pratiquent dans l’art de la conversation[10]. Mais, comme pour le care, la conversation est à entendre dans un sens global. Elle n’est pas seulement échange de paroles, car elle peut paradoxalement aussi être silencieuse, comprenant ces moments inaltérables et précieux où s’entendent les murmures du silence, les frémissements d’une pensée ou d’une émotion, les bruissements d’un geste et des matières, les respirations de chacun et de toutes choses. La conversation est donc ce contact réversible avec un autre et avec le monde qui fait que quand je touche, je suis en même temps touchée et inversement. Comme l’explique Sandra Laugier dans plusieurs de ses articles, la conversation est un moyen pour le philosophe américain Stanley Cavell de lutter contre ce mal contemporain qu’il appelle le scepticisme[11]. Rapidement, le scepticisme consiste à vivre dans un doute permanent et à opposer une résistance à faire confiance. Il serait lié chez les êtres humains au fait de refuser d’établir un lien de proximité, qui est à distinguer de la promiscuité, avec le monde et avec l’autre.

Ce refus d’après, le philosophe l’enracine dans une anxiété profonde quant à notre condition humaine marquée par la précarité et le deuil. Ajoutons que cette anxiété est aujourd’hui accentuée par le nouveau régime climatique, l’épisode de la Covid-19 et de ses confinements successifs, enfin par le développement de certains usages immodérés des technologies de l’information et de la communication dans leurs effets délétères d’isolement[12]. La fuite du contact s’exprime alors par des incapacités : incapacités de toucher, écouter, goûter, sentir, regarder le monde, mais aussi d’être touché, écouté, etc.

D’après Cavell nous dissimulons ces impuissances par une volonté de savoir, de maîtrise et de discipline du monde et de nous-mêmes, parmi quoi les maladies, les corps, et pourquoi pas la mort. Que perd-on avec ce scepticisme ? Nous perdons la relation et ses effets de résonance[13]. Son remède est la conversation.

Les sons de l’hôpital, travaillés par le design, ont à favoriser l’échange pour des êtres intérieurement divisés.

Comment alors retrouver les chemins qui mènent à la conversation en milieu hospitalier et comment le design sonore peut-il travailler en ce sens ? Pour le comprendre, il convient de revenir à la fonction historiquement première de l’hôpital qui est de garantir l’hospitalité aux plus vulnérables. L’hospitalité consiste en la disposition et la pratique d’être hôte en son sens polysémique, c’est-à-dire d’accueillir et d’être accueilli. Les conditions d’une hospitalité authentique résident d’après le philosophe Jacques Derrida dans un « se taire » inaugural par lequel nous taisons « le nom[14]». On ne demande pas son nom à celui à qui on offre l’hospitalité, ni celui qui reçoit donne le sien. Ce n’est pas le nom (et sous ce nom il convient d’entendre le statut social, la profession, l’âge, l’origine sociale et culturelle, etc.) qui conditionne l’accueil.

De la sorte, l’authenticité du geste d’hospitalité se réalise dans une exigence d’anonymat de l’accueilli et de l’accueillant qui fonde une réciprocité, un rapport d’égalité. Cet anonymat inaugural du « se taire » ouvre sur une qualité d’écoute où ce qui sera le plus singulier chez l’autre apparaîtra, suivant un double mouvement que nous trouvons dans l’accueil : un mouvemen t de retrait permettant de se glisser dans une situation de réception d’une part et un mouvement tendu vers ce qui se donne à entendre d’autre part. Ce double mouvement introduit à une expérience complexe des personnes parce qu’il accepte non seulement une attention à ce qui est dit mais aussi aux allures, rythmes, intensités, densités, timbres, tonalités, caractères des êtres qui le portent. Dans le retrait ou la discrétion, chacun reconnaît ainsi « l’immunité de l’autre[15] », son espace propre, et dans la tension vers, son pendant qui est la sollicitude que je peux lui accorder. C’est dans un tel contexte d’hospitalité que la conversation apparaît. L’hospitalité reste cependant animée par un déséquilibre et une certaine dissymétrie, et cela est particulièrement le cas à l’hôpital : les uns y sont accueillis parce qu’ils souffrent (ils arrivent avec une question) tandis que les autres offrent un espace pour apaiser leur souffrance (ils apportent une réponse).

Alors, quand on ne parvient plus à se frayer une voix dans la maladie, parce que tout simplement on ne peut plus parler, ou parce qu’on a oublié, ou encore parce qu’on ne peut pas rétablir la santé, il est encore possible de s’inscrire dans la conversation et d’être relié aux êtres et aux choses par la présence de l’autre comme relais de cette « voix muette[16] » qui s’exprime par-delà les mots, par-delà le jeu discursif de l’adresse et de la réponse. La conversation peut alors aussi se réaliser dans une simple co-présence des corps sensible, affective et affectueuse. La conversation, comme espace d’échanges de paroles prononcées ou silencieuses, a bien une réelle valeur symbolique dans sa force de liaison. C’est ce que signale ici le philosophe Pierre-Henry Frangne lorsqu’il souligne que « [l]e terme grec de symbolon […] originairement désignait les deux parties d’un objet cassé en deux et que deux hommes pouvaient recoller ensemble afin de se reconnaître et de reconnaître leur communauté. Si donc accueillir c’est produire un symbole (un mettre ensemble), cette production ne peut se faire que par l’usage des symboles et de la parole qui est le lieu, le moyen et le but de la réciprocité[17]. » C’est par la conversation qu’un processus de cicatrisation commence son travail à même la maladie et la mort.

De la sorte, les sons de l’hôpital, travaillés par le design, ont à favoriser ce lien pour des êtres intérieurement divisés. Dans les cas les plus désespérées, ce que nous désirons et espérons sans fin, c’est la conversation comme « plaisir de passer du temps ensemble[18] ». Là se trouve la dimension de soin des sons : rendre possible le passage du temps partagé. Ce n’est donc pas tant la nature des sons qui importent. Une fois la cacophonie et le silence de la sidération écartés, ce sont les manières de produire les sons, de se manifester, les façons que nous avons d’y répondre, enfin les manières dont ils résonnent entre eux et en nous qui sont déterminantes pour un art du soin. Plus ces matières sonores seront portées par le souci de la conversation, plus les sons se feront soins, dans leur capacité à nous sentir « exister vivant[19] » jusqu’à la mort et encore après elle.

C’est en participant à la production d’une vacance sonore, une vacance qui échappe à la fois au vacarme et à l’absence de son, que le design sonore entre dans des processus de soin. Un des enjeux éthiques majeurs du design sonore en milieu hospitalier consiste à créer des espaces conversationnels, à ouvrir des espaces attentionnels où chacun peut devenir disposé et disponible, sans y être contraint ni obligé, pour la relation, fût-elle fugace, fût-elle silencieuse. C’est à cette condition éthique que l’activité de soin par le son devient « trans-faire » au sens de Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio, c’est-à-dire qui admet la possibilité en même temps qu’elle s’effectue dans « sa métamorphose en autre chose », par-delà sa propre fin. L’au-delà éthique du design sonore comme soin consiste dans notre cas d’étude en la possibilité permanente d’une appropriation existentielle d’une traversée – celle de la souffrance, de la maladie, de la mort – qui, parce qu’elle est aussi celle de notre précarité, ne cesse de nous échapper.

On comprendra cependant que la contribution éthique du design sonore à produire un « climat de soin »[20] en milieu hospitalier, aussi essentielle fût-elle, demeure, dans son isolement, modeste, et appelle à une reconfiguration générale des conditions matérielles d’existence au sein de l’hôpital.

NDLR : Ce texte est une version remaniée d’une communication qui a été présentée lors de la journée d’étude « L’art du so(i)n, sons, espaces et soins à l’hôpital », co-organisée par Olivier Houix et Miguel Mazeri professeurs à l’École supérieure d’art et de design TALM Le Mans en partenariat avec Le Mans Innovation.


[1] Voir les études de Martine Leroux et Jean-Luc Bardyn dans le cadre des activités du laboratoire « Ambiances, architectures, urbanités », unité mixte de recherche, équipe CRESSON, basée à l’ENSA Grenoble, en ligne.

[2] Voir Roland Barthes, « Écoute », L’Obvie et l’Obtus, Essais critiques iii, Seuil, 1982, p. 217-230.

[3] Voir à ce sujet l’article de Albert Ogien, « Reprendre possession de l’hôpital », AOC, 20 juin 2022, en ligne.

[4] Le rapport de recherche « À l’écoute de l’hôpital : enquête sociologique » de Martine Leroux et Jean-Luc Bardyn, édité par le CRESSON à Grenoble en 2003, souligne le critère du calme dans l’appréciation des espaces sonores. Disponible en ligne.

[5] Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1994.

[6] Joy Sorman dans son roman À la folie (Paris, Flammarion, 2021) montre le dramatique empiètement des actes administratifs des soignants sur les attentions aux patients.

[7] Jérôme Porée, Sur la douleur, Quatre études, Presses universitaires de France, coll. Questions de soin, 2017, p. 15 ; 28 ; 38 ; 46 ; 72.

[8] En témoignent Pierre Zaoui dans son livre La traversée des catastrophes (Paris, Seuil, coll. L’Ordre philosophique, 2010) et Pierre-Henry Frangne dans Le Dernier Regard (Paimboeuf, L’Insulaire, 2021).

[9] Voici comment Tronto définit le care dans son ouvrage Un monde vulnérable, pour une politique du care : « Activité caractéristique de l’espère humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie. » Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, trad. Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009.

[10] Voir Sandra Laugier, « Le commun comme ordinaire et comme conversation », Multitudes, n° 45, 2011/2, p. 104-112.

[11] On pourra consulter par exemple : Sandra Laugier, « Stanley Cavell : scepticisme et reconnaissance », dans Alain Caillé et Christian Lazzeri (dir.), La reconnaissance aujourd’hui, CNRS Éditions, 2009, p. 273-301.

[12] Voir Zygmunt Bauman, « Le flâneur dans la rue », trad. de Clément Bosqué, Les Cahiers de l’imaginaire, 2015.

[13] Hartmut Rosa propose une analyse similaire quand il alerte sur les aliénations spécifiques aux sociétés modernes dites « tardives » dues aux accélérations de nos formes de vie. D’après lui, la résonance constitue un outil d’émancipation.

[14] Jacques Derrida, Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre De L’hospitalité, Calmann-Lévy, 1997.

[15] Ibidem, p. 51.

[16] L’expression « voix muette » est un emprunt à Jon Fosse qualifiant la voix silencieuse qui traverse l’écriture sans être un personnage. Voir Jon Fosse, programme de Nammet (Le Nom), pièce créée à la scène nationale de Bergen, 27 mai 1995, trad. Terje Sinding, en ligne.

[17] Pierre-Henry Frangne, « L’accueil et la consultation », 2000, mis en ligne en mai 2007.

[18] Sandra Laugier dans un article intitulé « Le commun comme ordinaire et comme conversation », art. cit., p. 145.

[19] Jérôme Porée, « Exister vivant. Le sens de la naissance et de la mort chez Martin Heidegger et Paul Ricœur », Archives de Philosophie, t. lxxii, n° 2, 2009, p. 317-336.

[20] Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio, Ce qui ne peut être volé. Charte du Verstohlen, Gallimard, coll. Tracts, 2022, p. 12.

Rachel Rajalu

Philosophe, Enseignante à l'École supérieur d'art et de design TALM-Le Mans

Rayonnages

SociétéSanté

Notes

[1] Voir les études de Martine Leroux et Jean-Luc Bardyn dans le cadre des activités du laboratoire « Ambiances, architectures, urbanités », unité mixte de recherche, équipe CRESSON, basée à l’ENSA Grenoble, en ligne.

[2] Voir Roland Barthes, « Écoute », L’Obvie et l’Obtus, Essais critiques iii, Seuil, 1982, p. 217-230.

[3] Voir à ce sujet l’article de Albert Ogien, « Reprendre possession de l’hôpital », AOC, 20 juin 2022, en ligne.

[4] Le rapport de recherche « À l’écoute de l’hôpital : enquête sociologique » de Martine Leroux et Jean-Luc Bardyn, édité par le CRESSON à Grenoble en 2003, souligne le critère du calme dans l’appréciation des espaces sonores. Disponible en ligne.

[5] Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1994.

[6] Joy Sorman dans son roman À la folie (Paris, Flammarion, 2021) montre le dramatique empiètement des actes administratifs des soignants sur les attentions aux patients.

[7] Jérôme Porée, Sur la douleur, Quatre études, Presses universitaires de France, coll. Questions de soin, 2017, p. 15 ; 28 ; 38 ; 46 ; 72.

[8] En témoignent Pierre Zaoui dans son livre La traversée des catastrophes (Paris, Seuil, coll. L’Ordre philosophique, 2010) et Pierre-Henry Frangne dans Le Dernier Regard (Paimboeuf, L’Insulaire, 2021).

[9] Voici comment Tronto définit le care dans son ouvrage Un monde vulnérable, pour une politique du care : « Activité caractéristique de l’espère humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie. » Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, trad. Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009.

[10] Voir Sandra Laugier, « Le commun comme ordinaire et comme conversation », Multitudes, n° 45, 2011/2, p. 104-112.

[11] On pourra consulter par exemple : Sandra Laugier, « Stanley Cavell : scepticisme et reconnaissance », dans Alain Caillé et Christian Lazzeri (dir.), La reconnaissance aujourd’hui, CNRS Éditions, 2009, p. 273-301.

[12] Voir Zygmunt Bauman, « Le flâneur dans la rue », trad. de Clément Bosqué, Les Cahiers de l’imaginaire, 2015.

[13] Hartmut Rosa propose une analyse similaire quand il alerte sur les aliénations spécifiques aux sociétés modernes dites « tardives » dues aux accélérations de nos formes de vie. D’après lui, la résonance constitue un outil d’émancipation.

[14] Jacques Derrida, Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre De L’hospitalité, Calmann-Lévy, 1997.

[15] Ibidem, p. 51.

[16] L’expression « voix muette » est un emprunt à Jon Fosse qualifiant la voix silencieuse qui traverse l’écriture sans être un personnage. Voir Jon Fosse, programme de Nammet (Le Nom), pièce créée à la scène nationale de Bergen, 27 mai 1995, trad. Terje Sinding, en ligne.

[17] Pierre-Henry Frangne, « L’accueil et la consultation », 2000, mis en ligne en mai 2007.

[18] Sandra Laugier dans un article intitulé « Le commun comme ordinaire et comme conversation », art. cit., p. 145.

[19] Jérôme Porée, « Exister vivant. Le sens de la naissance et de la mort chez Martin Heidegger et Paul Ricœur », Archives de Philosophie, t. lxxii, n° 2, 2009, p. 317-336.

[20] Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio, Ce qui ne peut être volé. Charte du Verstohlen, Gallimard, coll. Tracts, 2022, p. 12.