Société

Reprendre possession de l’hôpital

Sociologue

Le directeur général de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, Martin Hirsch, a remis ce vendredi sa démission au gouvernement, signifiant ainsi son désaccord avec la politique de santé, et notamment le manque de volonté en matière de lutte contre la « bureaucratisation ». Mais pour transformer sérieusement le fonctionnement de l’hôpital et le rendre à sa mission de service public, il faudra que les professionnels et les patients se décident à reprendre possession du système d’information qui l’organise en sous main.

La situation de délabrement du système hospitalier français est admise de toutes parts et les professionnels qui la vivent au quotidien ne cessent de battre le pavé pour réclamer les dispositions d’urgence requises pour la corriger. Pour expliquer ce désastre, un argument est couramment avancé : ce serait la faute à la « bureaucratisation » du fonctionnement des établissements de soin. C’est d’ailleurs parce que le gouvernement lui a refusé les moyens de s’attaquer à ce mal que le directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch, vient de remettre sa démission. Toute la question est tout de même de savoir ce à quoi renvoie cette accusation.

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Depuis le début des années 1980, et en dépit des alternances politiques, les pouvoirs publics mènent en France une entreprise tenace : maîtriser le financement public du système de santé. Cette entreprise a souvent été présentée comme la substitution d’une vision purement comptable de l’activité de soins à une démarche qui respecte les exigences médicales de la prise en charge des pathologies. Une maxime a résumé le sens de cette entreprise : si la santé n’a pas de prix, elle a un coût. Cette maxime ne signale pas seulement une focalisation sur la dimension financière de la politique de santé. Elle reflète surtout un changement majeur dans la manière d’administrer l’Etat qui consiste à justifier la décision politique en s’adossant à l’objectivité supposée de données de quantification au nom desquelles on fixe des objectifs chiffrés dont la réalisation est mesurée à l’aide d’indicateurs de performance[1]. Cette nouvelle manière de gouverner s’accompagne d’un mantra : l’action de l’Etat doit passer d’une « obligation des moyens » à une « obligation de résultat ».

Pour accomplir cette métamorphose, un élément est toutefois indispensable : la mise en place d’un système d’information qui détaille chacune des opérations mises en œuvre par une administration dans le moindre de ses éléments constitutifs afin d’atteindre la « rentabilité ». Cette conception de l’action publique, directement inspirée des méthodes de management en vigueur dans les entreprises, a été consacrée en France par l’entrée en vigueur de la Loi d’Orientation de la Loi de Finances (LOLF) en 2006[2]. Elle s’applique au domaine de la santé, qui est désormais géré à partir des mêmes données de quantification qui servent à la fabrication du budget de l’Etat comme à la mise en place de « politiques d’amélioration continue de la qualité, de sécurité et de pertinence des soins[3] ». Au lieu de s’alarmer de l’état dans lequel se trouve aujourd’hui l’hôpital, mieux vaut analyser ce qui l’a conduit à ce point. Et un des éléments à prendre en considération en ce cas est la dépendance de l’organisation du système de santé à la quantification gestionnaire. Quels sont les effets de cette dépendance ?

La politique de « maîtrise des dépenses de santé » a été instituée par une série de textes officiels et règlementaires qui datent de 1993. Puis, durant une trentaine d’années, l’appareillage statistique permettant de rendre les activités de soins « mesurables » de façon standardisée s’est peu à peu mis en place afin de parvenir à les encadrer pour en réduire le coût et assurer leur « efficacité ».. Telle est la fonction dévolue aux systèmes d’information installés dans les services de l’Etat, comme l’énonce clairement un rapport de la Cour des Comptes rédigé en 1997 : « Les systèmes d’information n’ont pas seulement une finalité comptable et statistique. Dès lors, en effet, que la régulation comporte à la fois la fixation d’objectifs et des mécanismes de sanction, il importe que les systèmes d’information produisent des données exhaustives, fiables et opposables aux tiers. Ils deviennent un élément central du système de gestion. Leur mise en place constitue une priorité. »

L’emprise de la quantification gestionnaire sur l’activité médicale s’est affirmée avec la création d’un ensemble de dispositifs statistiques.

Cette démarche pose un problème spécifique dans le domaine de la santé. C’est que les modèles mathématiques utilisés pour mettre l’activité médicale en chiffres ont deux visées différentes. Ils sont de nature descriptive lorsqu’ils visent à développer le savoir en épidémiologie et en santé publique et à favoriser la pratique d’une médecine fondée sur la preuve ; ils sont à vocation de contrôle lorsqu’ils garantissent que la dépense engagée par les activités de soin est contenu dans les normes fixées par la quantification[4]. Un phénomène complique donc la construction du système d’information unique, exhaustif et interopérable dont les pouvoirs publics souhaitent disposer en ce domaine : le fait que les logiques médicale et gestionnaire sont structurellement divergentes.

Pour les professionnels du soin, l’information médicale renvoie à une connaissance scientifique produite pour ajuster les pratiques thérapeutiques aux progrès de la recherche ; pour les gestionnaires du système de santé, elle renvoie exclusivement aux données chiffrées qui alimentent la mise en œuvre de quatre techniques de management public : a) l’analyse des mécanismes de formation des prix (des actes, des traitements, des prises en charge ou des séjours) dans le but de réaliser des « gains de productivité » ; b) la transparence, afin de mettre fin à l’opacité des pratiques de soins et de réduire la résistance des professionnels à la mise en cause d’avantages ou de privilèges acquis ; c) l’aide à la décision en matière de nature de soins à dispenser, de nombre de personnels soignants affectés à cette tâche, de niveau de remboursement des traitements prodigués, d’allocation d’équipements de santé (public et privé) et d’encadrement des pratiques de la médecine libérale, de la pharmacie et des métiers paramédicaux; d) la coordination des soins, entendue comme un procédé d’économie réduisant les gaspillages et définissant le rôle de chacun des corps de praticiens dans la chaîne idéale de production des soins[5].

L’emprise de la quantification gestionnaire sur l’activité médicale s’est affirmée avec la création d’un ensemble de dispositifs statistiques[6]. En 1982, le PMSI est introduit à l’hôpital. Il entrera vraiment en vigueur dix années plus tard avec la généralisation des Départements d’Information Médicale. Puis la loi du 4 janvier 1993 officialise une disposition déterminante dans la construction du système d’information : l’obligation pour les médecins de coder les actes et les pathologies. Une série de dispositions suivront pour consolider l’effort de standardisation des données : fixation d’un taux d’évolution annuel des dépenses médicales, R.M.O., informatisation des cabinets, Feuille de Soins Electronique, carte SESAME-VITALE (qui préfigure le Dossier Médical Personnalisé toujours en attente), nouvelle Classification Commune des Actes Médicaux (CCAM). La loi constitutionnelle du 22 février 1996 crée ensuite le principe du vote annuel d’une loi de financement de la Sécurité sociale, en donnant au Parlement la mission de définir et de contrôler la réalisation d’un Objectif National de Dépenses de l’Assurance Maladie (ONDAM) décliné par spécialités et établissements. Enfin, en 2010, les Agences régionales de santé voient le jour[7]. Il aura donc fallu une quarantaine d’années pour que l’infrastructure technique et légale permettant de fournir une information médicale de nature gestionnaire soit mise en place et opérationnelle en France au niveau régional. Dans ce mouvement, le chiffre s’est peu à peu retourné contre les professionnels de santé en leur imposant la force contraignante de mesures décidées au nom de l’objectivité des données fournies par des algorithmes dont la définition échappe à leur maîtrise.

Les accommodements avec la règle sont une sorte de réflexe de survie face à la violence arithmétique du chiffre.

L’ensemble des pièces de l’imposant édifice de quantification de l’activité médicale est à présent en place : LOLF, ONDAM, ARS, Système d’Information Hospitalier, Système National des Données de Santé. Et pourtant, la mise en chiffres reste toujours insatisfaisante. C’est en tous cas ce qu’on peut lire entre les lignes du diagnostic porté par D. Pon et A. Coury dans la partie “Accélérer le virage numérique”, de la Stratégie de transformation du système de santé du projet Masanté 2022 : « Les professionnels de santé disposent de nombreux outils et services numériques dans leur pratique quotidienne, que ce soit pour la prise en charge des patients ou leur gestion administrative. Cependant, ces outils sont proposés par différents acteurs institutionnels et privés de manière morcelée et souvent peu interopérable. Ainsi, à chaque usage correspond souvent un outil, ce qui complexifie grandement la pratique professionnelle quotidienne Ce phénomène conduit à ce qu’aujourd’hui les attentes et les besoins les plus basiques des professionnels de santé ne sont pas satisfaits ou de façon trop parcellaire : échanges d’informations entre soignants autour d’un patient, coordination des professionnels, exhaustivité des informations disponibles sur les parcours de soin, simplification des démarches administratives.[8] »

La quantification porte toujours la promesse un peu folle d’un monde parfaitement agencé et dans lequel tout écart à la norme serait immédiatement détectable (on remplit l’objectif ou pas), absolument incontestable (on ne discute pas des chiffres) et totalement inacceptable (il est difficile de s’opposer à une façon de faire optimale ou de perpétuer le gaspillage). Elle permet également de localiser précisément les failles dans le « chaînage » des actes qui composent la fabrication d’un produit (industriel ou médical) et d’identifier les responsabilités individuelles lorsqu’un défaut d’enchaînement est repéré. On comprend vite la croyance que les administrateurs de l’Etat ont mise dans cette promesse.

Par chance, la pratique se moque du caractère impérieux de la planification. Manageurs et personnels soignants ont vite appris à contourner, ignorer ou bafouer les injonctions du chiffrage. Soit en continuant à délivrer des soins à la population sans se préoccuper de mettre les établissements en état de cessation de paiement ; en négligeant de remplir des tableaux de bord au prétexte de manquer de temps et de personnel pour accomplir cette tache inutile alors que le soin est urgent ; en cochant les cases des tableaux excel à l’aveugle ; en assignant des valeurs conformes aux variables affichées sans que cala ne reflète la réalité de l’activité ; en bidouillant les chiffres pour satisfaire l’attente d’une direction ; en jouant sur la distribution de personnel dans les services pour pallier les absences ; en négociant des affectations budgétaires de complaisance. Ou en faisant défection en quittant le service public pour aller officier dans le privé.

Ces accommodements avec la règle sont une sorte de réflexe de survie face à la violence arithmétique du chiffre. Ils mettent tout de même au jour le fait que le système d’information gestionnaire actuellement en vigueur est incapable d’intégrer dans ses calculs des paramètres comme l’humanité de la prise en charge des patients, l’accessibilité des soins, la disponibilité ou les humeurs des professionnels de santé, les coûts réels de l’intervention thérapeutique, les rapports de pouvoir au sein des établissements, la cohésion des équipes médicales ou le burn-out des personnels infirmiers. En réduisant l’activité médicale à ce qui peut en être mesurable (ou finançable), le système d’information gestionnaire exclut de la mesure ce qui donne précisément sa signification à ce qui fait l’objet de la mesure.

A la faveur de l’épidémie de Sars-Cov2, et de l’adoption du « quoi qu’il en coûte », les pouvoirs publics semblent avoir pris acte des tensions que la quantification provoque. C’est ce dont atteste le « Ségur de la santé » de 2021, qui a mis en scène une volonté d’instaurer un nouvel équilibre des responsabilités dans la « gouvernance hospitalière ». Mais il ne suffit pas de le claironner. Pour transformer sérieusement le fonctionnement de l’hôpital et le rendre à sa mission de service public, il va falloir que les professionnels et les patients se décident à reprendre possession du système d’information qui l’organise en sous main. Ce qui implique de pénétrer cette « boîte noire » de la quantification dans laquelle se définissent les variables utilisées pour décomposer l’activité de production de soin en unités pertinentes et se construisent les algorithmes de recomposition de cette activité qui permettent de déterminer les objectifs que les équipes soignantes doivent atteindre pour qu’ils ne soient plus uniquement ceux qui servent à la réduction des dépenses[9]. Qui est prêt aujourd’hui à s’engager dans cette tache tout à la fois technique, scientifique et politique qui consiste à repenser de fond en comble les modalités de production de l’information médicale. Et si ce travail n’est pas accompli, il est à craindre que les gestionnaires et leurs experts continueront à régner en maîtres sur le monde hospitalier à partir de leur contrôle sur les chiffres ; et les établissements, à se vider de leur substance. C’est là l’un des enjeux déterminants de la période à venir.


[1] A. Ogien, L’Esprit gestionnaire, Paris, Ed. de l’EHESS, 1995.

[2] A. Ogien, « La valeur sociale du chiffre », Revue française de socio-économie, 5, 2010.

[3] Selon les termes de l’Ordonnance n°2021-291 du 17 mars 2021 relative aux groupements hospitaliers de territoire et à la médicalisation des décisions à l’hôpital.

[4] Sur la distinction entre modèles de description et de contrôle, G. Israel, La mathématisation du réel, Paris, Ed. du Seuil, 1996.

[5] P. A. Juven, F. Pierru et F. Vincent, Le casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Paris, Raisons d’agir, 2019.

[6] E. Suleiman, Le démantèlement de l’Etat démocratique, Paris, Ed. du Seuil, 2005.

[7] Créées le 1er avril 2010 en vertu de la loi no 2009-879 du 21 juillet 2009 dite « Hôpital, patients, santé et territoire » (HPST), les agences régionales de santé ont pour but “d’assurer un pilotage unifié de la santé en région, de mieux répondre aux besoins de la population et d’accroître l’efficacité du système.”

[8] Rapport D. Pon et A. Coury, Ma santé 2022, Paris, Ministère de la Santé, 2022, p.3.

[9] Dans Masanté 2022, on lit cette directive contradictoire : « Il s’agit de passer d’un système cloisonné, fondé sur les soins curatifs tarifés à l’activité à un système davantage tourné vers le parcours du patient, la prévention, la coordination des acteurs et des secteurs (médical, médico-social), la qualité des soins et la pertinence des actes. L’objectif est, avec un même montant de dépense, d’améliorer la qualité de vie des français. »

 

 

Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS

Rayonnages

SociétéSanté

Notes

[1] A. Ogien, L’Esprit gestionnaire, Paris, Ed. de l’EHESS, 1995.

[2] A. Ogien, « La valeur sociale du chiffre », Revue française de socio-économie, 5, 2010.

[3] Selon les termes de l’Ordonnance n°2021-291 du 17 mars 2021 relative aux groupements hospitaliers de territoire et à la médicalisation des décisions à l’hôpital.

[4] Sur la distinction entre modèles de description et de contrôle, G. Israel, La mathématisation du réel, Paris, Ed. du Seuil, 1996.

[5] P. A. Juven, F. Pierru et F. Vincent, Le casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Paris, Raisons d’agir, 2019.

[6] E. Suleiman, Le démantèlement de l’Etat démocratique, Paris, Ed. du Seuil, 2005.

[7] Créées le 1er avril 2010 en vertu de la loi no 2009-879 du 21 juillet 2009 dite « Hôpital, patients, santé et territoire » (HPST), les agences régionales de santé ont pour but “d’assurer un pilotage unifié de la santé en région, de mieux répondre aux besoins de la population et d’accroître l’efficacité du système.”

[8] Rapport D. Pon et A. Coury, Ma santé 2022, Paris, Ministère de la Santé, 2022, p.3.

[9] Dans Masanté 2022, on lit cette directive contradictoire : « Il s’agit de passer d’un système cloisonné, fondé sur les soins curatifs tarifés à l’activité à un système davantage tourné vers le parcours du patient, la prévention, la coordination des acteurs et des secteurs (médical, médico-social), la qualité des soins et la pertinence des actes. L’objectif est, avec un même montant de dépense, d’améliorer la qualité de vie des français. »