Société

Le temps à la découpe ou la vie impossible des migrants

Philosophe

Au moment où le projet de loi immigration arrive au Sénat, il paraît urgent de rappeler combien, parmi les mesures administratives qui balisent l’« accès au séjour » des étrangers, la quantification du temps joue un rôle essentiel pour procéder à leur refoulement.

«Temps et pouvoir », titrent les auteurs d’un numéro des Actes de la recherche en sciences sociales qui se référant à Michel Foucault écrivent dans leur introduction : « Les temporalités propres aux institutions (bureaucratiques notamment) participent du contrôle social : elles disciplinent les conduites des agents, hiérarchisent leurs positions et les poids symboliques qui leur sont accordés ».

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L’usage du temps pour discipliner et assujettir a été longuement décrite et théorisée par l’auteur de Surveiller et punir. Cette instrumentalisation du temps s’est déplacée dans toutes les institutions administratives et s’est transformée en hiérarchisant le temps de traitement des dossiers et le temps attribué à la réception du public, en introduisant des quotas de refus et d’acceptation des dossiers, en réduisant les postes – tactique qui se traduit par une réduction de l’attention portée aux documents et à chacune des personnes reçues. Ainsi la police par le temps affecte les agents administratifs, et par leur truchement la vie des citoyens dont elle réglemente les rapports de ceux-ci à l’État mais également leurs rapports entre eux puisqu’elle régente aussi la vie sociale.

Il y a une catégorie de la population sur laquelle elle exerce un pouvoir exorbitant : ce sont les étrangers. Particulièrement les étrangers parce que leur séjour en France est réglementé par un régime administratif d’exception. L’appareil législatif et les actes réglementaires qui instruisent le droit des étrangers, forment un monde à part où les réfugiés ne sont « protégés » que par une administration et non par la Constitution. L’article 1 de la Constitution de 1958 dit « La France (…) assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine et de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances (…) ». Mais la citoyenneté, n’est reconnue qu’aux nationaux, ce que signifie l’article 3 « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. ». La Constitution ignore la figure de l’étranger. « Jamais le Conseil constitutionnel n’a souhaité changer la nature juridique du statut étrangers » écrit Vincent Tchen, professeur de droit public. À partir des années 1980, le législateur s’approprie le droit des étrangers qu’il complexifie, enrichit, durcit, sans toucher à sa structure administrative. Danièle Lochak, juriste et militante, a très justement parlé des étrangers comme des individus en sursis, soumis à un statut discriminatoire, auxquels on concède au mieux des faveurs – quoiqu’ils soient indispensables au développement économique de la société.

Les migrants en sursis

La sphère juridique dans laquelle évolue la vie des étrangers sur le territoire français et particulièrement celle des « migrants », a des affinités avec les institutions disciplinaires du XIXe et les sociétés de contrôle. Elle a gardé aussi quelques relents du pouvoir souverain du monarque qui a droit de vie et de mort sur ses sujets à l’âge classique, représenté aujourd’hui par le Préfet. Non seulement de nombreux titres de séjour sont à la discrétion du Préfet mais refoulant des migrants aux frontières le représentant de l’État assume de les exposer aux naufrages, aux persécutions, à l’esclavage, à la mort notamment au Maroc, en Tunisie, en Libye.

La survivance de pratiques souveraines et mortifères s’inscrit au XXe siècle dans des dispositifs juridiques nouveaux qui invitent les étrangers à concourir en même temps à leur intégration et à leur exclusion, à leur renaissance et à leur ruine. La société capitaliste les invite (par périodes et pour les exploiter la plupart du temps) à participer à la production des richesses et du bien-être social, tout en disposant sur leur chemin des obstacles qui mettent en péril non seulement la progression de leur inclusion sociale mais aussi leur présence en France. À la recherche d’une technique libérale de gouverner, le libéralisme a trouvé selon Foucault « que la régulation de la forme juridique constituait un instrument autrement efficace que la sagesse ou la modération des gouvernants. (..) Cette régulation c’est dans la « loi » que le libéralisme l’a cherchée, non point par un juridisme qui lui serait naturel, mais parce que la loi définit des formes d’interventions générales et exclusives de mesures particulières, individuelles, exceptionnelles, et parce que la participation des gouvernés à la loi dans un système parlementaire, constitue le système le plus efficace d’économie politique. »[1]. Sauf que dans notre système parlementaire aujourd’hui, la participation des migrants à la loi et au régime parlementaire est nulle, interdite, bien qu’ils participent économiquement à la vie sociale et politique. Leur insertion est bien conçue et régulée par une technologie libérale, mais les formes de vie que la loi leur impose ne sont pas générales, mais exclusives et exceptionnelles (à l’instar des régimes disciplinaires).

La réalité, pour les migrants, est que les tranches de temps, que découpe obsessionnellement la police administrative des régularisations, impose un régime du temps où l’attente du bon vouloir de l’administration et sa logique erratique paralysent la vie des étrangers – avant que, et pour quelques-uns seulement, celle-ci retrouve un cours. Compter les jours, les mois, les années, avant, pendant, après, devient le principal souci des migrants dont la vie ne s’écoule plus que dans les nombres.

Compter

Avant de savoir parler français, les étrangers doivent savoir compter, pas des euros, pas des oranges, mais le temps. Moins l’étranger compte, plus le temps lui est compté. Il n’y a pas d’ « autorisation » temporaire, pas d’ « admission » exceptionnelle au séjour, pas de délivrance de titre de séjour, pas d’attestation de demande d’asile, dont les prérequis ne se transcrivent sur un, deux, trois calendriers avec lesquels ils finissent par se confondre. Année, mois, semaines, jours, heures s’appellent ici un préalable, là un délai, à côté une convocation, ailleurs une validité, ou encore une ancienneté, un recours, une décision, l’attente. C’est toujours le même temps, ni chilien, ni mauritanien, ni nigérian, c’est le temps administratif. Un temps que doivent apprendre les étrangers pour s’uniformiser, entrer dans le moule du « régularisé », bientôt dans celui du travailleur corvéable sans merci.

Outre les visas, il y a deux grandes catégories d’accès au séjour : « discrétionnaire » et « de plein droit ». Chacune de ces branches se ramifie. La première « à la discrétion du préfet » se divise en admissions exceptionnelles au séjour et en autorisations provisoires de séjour qui elles-mêmes se différencient en un chapelet de titres de séjour aux motifs : du travail, de la santé, des études, de la stabilité résidentielle et affective, des enfants, de la vie conjugale, des emplois temporaires. La seconde « de plein droit » se divise en cartes de séjour d’un an, en cartes pluriannuelles, et en cartes de résidents de 10 ans, qui se ramifient à nouveau en vie privée vie familiale, salarié, soin, passeport et talent. Sans oublier le regroupement familial et la réunification familiale qui complexifient gravement le tableau.

Chacune de ces sous-classes est une boîte de pandore contenant des listes de conditions à remplir, extrêmement variées, où le temps joue un rôle primordial : durée des mois ou des années de travail, durées de vie en France, durée de vie conjugale, durée de concubinage, durée de la maladie, durée de la scolarité, durée des études universitaires, durée des contrats de travail à venir, durée des activités, durées de régularisation. Durées chiffrées dont les preuves doivent accompagner le dépôt d’une demande de titre souhaité parmi l’éventail de titres dont la durée de validité elle-même varie. Ces variations correspondent à une augmentation croissante des dispositions juridiques ordonnances, arrêtés, circulaires créant toujours plus de subdivisions et transformant le droit des étrangers en un grimoire.

À l’exercice du décompte des années passées en France et celui de l’apprentissage du nombre de titres de séjour existants et de leur durée respective, s’ajoute le déchiffrage des récépissés délivrés par l’administration au moment du dépôt des dossiers, en attendant la carte. Les récépissés renouvelés illégalement, remplissent parfois le rôle de titre de séjour en n’offrant moins de droits. Une personne malade peut revoir des récépissés tout au long de sa maladie. Guérie, elle est facilement expulsable, n’ayant pas de carte. Les récépissés sont utilisés comme variables d’ajustement. Chaque erreur commise à l’appel des nombres, chaque faux pas, est sanctionnée par une OQTF, obligation de quitter le territoire. Le découpage du temps instaure des limites qui définissent à l’intérieur des validités et à l’extérieur des pénalités. Les demandeurs d’asile ne sont pas mieux lotis. La durée des attestations est variable selon les catégories des demandeurs d’asile triés depuis peu. L’introduction de la procédure Dublin par exemple (attendre 6 mois ou 18 mois avant de demander l’asile en procédure normale) ajoute du temps au temps et l’angoisse du refoulement aux séquelles des persécutions. Une fois obtenu le statut de réfugié, les démarches auprès de la préfecture pour l’obtention de la carte rencontrent encore des difficultés, souvent dues aux lenteurs de l’OFPRA, l’office français des réfugiés et des apatrides, pour délivrer les nouveaux états civils, sans lesquels les réfugiés n’ont pas de statut, et donc pas de carte.

La parcellarisation du temps en laquelle se divisent les titres de séjours et leurs conditions, la fragmentation du temps en laquelle se morcelle, pour ne pas dire se brise, la vie des étrangers, a des précédents dans un autre domaine : celui du travail. La division du travail en activités spécialisées de production dans l’entreprise a des antécédents : la division du temps de travail en unités élémentaires. Celle-ci a été pensée comme méthode de rationalisation du travail, dont étaient éliminés tous les motifs de ralentissement. La sérialisation des titres de séjour a des parentés avec cette méthode de décomposition du temps, d’autant plus que ce sont les mêmes, travailleurs immigrés précaires qui subiront les deux procédés de déqualification et de désubjectivation.

La division du temps : la déqualification

L’utilisation du temps à des fins rationnelles d’objectivation et de morcellement a des précédents dans l’histoire du monde moderne. Modernité que la fragmentation du temps a contribué de faire éclore, que la décorrélation du temps et des rythmes astronomiques a permis de libérer (notamment de la dépendance de la mécanique céleste), que la division des tâches et l’évaluation de leur durée ont propulsé sur la voie de la rentabilité.

Dans Le travail en miettes, Georges Friedmann consacre un chapitre à l’éclatement des tâches au XIXe et au début du XXe siècle. Il souligne l’amenuisement de l’apprentissage au profit d’une formation dite rationnelle qui génère la déqualification des ouvriers et le déclin de la connaissance des matériaux. La rationalisation et l’accélération des cadences ont dépouillé dit-il « les travailleurs de ce qui était un des contenus les plus précieux de leur activité professionnelle : le contact avec le matériau et sa connaissance. ». Le grand « progrès » de la modernité a donc été de désintéresser les ouvriers et les artisans de leur travail, de les soustraire à la fabrication des objets à laquelle ils passent leurs journées.

La « rationalisation » des tâches – dont Friedmann décrit et critique les préalables de déculturation et ses conséquences ravageuses sur les corps et les esprits – a été conceptualisée et mise en œuvre par Frederick W. Taylor au XIXe. Sa réflexion sur une organisation du travail industriel plus rationnelle et plus rentable s’est nourrie d’une double formation d’ingénieur mécanicien d’une part, et d’ouvrier dans des usines à différents postes d’autre part. À côté de ses recherches sur l’usinage de métaux, il s’investit dans les causes de la faible productivité du travail dans les usines à laquelle il propose une solution : l’étude des temps opératoires, qui suppose la décomposition du travail en opérations élémentaires. Il propose une méthodologie du management moderne où à côté de l’organisation du travail, des modes de paiement, l’étude du temps prend une large part. Il élabore des fiches et des tableaux qui dénombrent les gestes élémentaires, dans une opération de pelletage par exemple, et évaluent le temps de chacun des mouvements. L’opération de décryptage sera renouvelée en changeant de matériaux les uns plus légers, les autres plus lourds. Matériaux, volumes, gestes, distances, temps sont comme difractés puis disposés en colonnes (reproduites dans son livre Organisation du travail[2]) ; ce qui permet d’estimer le temps mis par chaque ouvrier pour effectuer une opération complète, et surtout fait apparaître, « en coupe », les divers instants mesurés en minutes et secondes, dont est composé le mouvement de tel ouvrier au travail.

Le découpage d’un mouvement en éléments discrets (totalement abstraits) ne vise jamais l’objet industriel final, une maison, une route dont la réalisation fait intervenir une multiplicité d’acteurs, mais les évaluations temporelles des séquences sur lesquelles viendra se greffer (s’insérer) l’accélération. C’est alors que la qualification des ouvriers apparaît comme un handicap car elle implique une attention qui mange du temps et freine l’accroissement de la vitesse donc le progrès. Au contraire, le morcellement des tâches et la disqualification des compétences rendent possible une accélération des cadences, donc de la productivité. Curieusement, Taylor ne rejette pas le savoir traditionnel qui dans le passé résidait dans la tête des ouvriers, ni leur habileté physique, ni leur tour de main. Il veut qu’ils soient rassemblés et transformés en lois, en règles, en formules mathématiques. La traduction, en équations, de l’expérience acquise concourt au même principe d’abstraction, de décomposition et de robotisation. « Il n’existe aucun genre de travail qui ne puisse avec profit être soumis à l’étude du temps par décomposition en ses éléments, pas même les opérations mentales[3]. ».

Procéder à la division des tâches en unités élémentaires et chiffrer la durée de chacune d’elle, supprimer les gestes inutiles et les temps morts, standardiser les outils et les conditions de travail, établir des standards de temps et de quantité de travail effectué, former des chefs d’équipe et des contremaîtres à ce management scientifique telles ont été les grandes idées de Taylorisme.

La « rationalisation » implique des changements de procédures, dont découleront les progrès. Un des instruments phares de cette révolution est le chronomètre. Taylor insiste beaucoup sur ce travail délicat dont la maîtrise exige des talents spécifiques (au contraire des autres tâches). « Chronométrer chacun des éléments des divers genres de travaux et trouver ensuite le temps minimum, additionnant les temps partiels (…), constituent un art aussi important et difficile que celui du dessinateur[4]. » dit-il. Cet instrument de mesure est indispensable à la division du travail en unités de temps élémentaires dont l’addition fournira le temps total requis par le travail. Car une fois établi qu’une tâche se divise en tant de gestes qui s’exécutent en tant de minutes ou de secondes (Taylor préconise le chronomètre décimal), le calcul d’un temps moyen auquel tout ouvrier devra se conformer sera établi. Taylor ne tarit pas d’éloges sur sa méthode qui va permettre de passer de « la journée de travail » à la quantité de travail effectuée dans une journée. La journée de travail est propice à la flânerie et au relâchement déplore le manager. C’est la raison pour laquelle il insiste sur l’intégration dans le temps moyen, des temps de repos préalablement évalués. Grâce à cette « rationalisation » du travail les ouvriers travailleront beaucoup plus durement et produiront deux à trois fois plus d’ouvrage qu’auparavant.

Parvenir à « la maîtrise des temps opératoires », nécessite toutefois en amont un changement de comportements d’ordre éthique et politique. Ainsi prône-t-il l’obéissance, la hiérarchie, l’exclusion des agents compétents mais réticents à l’abandon des acquis, l’individualisation, l’exemplarité, la mise en concurrence, l’opposition aux syndicats. Ceux-ci en effet dénonçaient la méthode d’évaluation par chronométrage. C’est la raison pour laquelle Taylor préconise que cette mesure « scientifique » soit réalisée à l’insu des ouvriers. La réussite de ce projet de modernisation de l’usine passe par l’intégration et l’adhésion des ouvriers à la standardisation et la répétition des mouvements, génératrices de l’accroissement de la vitesse au travail.

Gérhard Dohrn-van Rossum, dans L’histoire de l’heure (éditions MSH, 1998) voit les signes avant-coureurs du taylorisme au début du XVIIIe dans la précision et la miniaturisation des unités de calcul pour le paiement du temps de travail et les amendes à payer pour le temps perdu dans l’aciérie de Crowley Ironworks, notamment, la plus grande d’Europe. (On peut aussi le lire à rebours et noter quelles astuces inventaient les ouvriers pour résister à l’exploitation).

Le contrôle du travail par le temps, calculé en heures et minutes était affecté à un contremaître chargé de tenir jour après jour et pour chaque employé une fiche horaire à la minute près, faisant état de l’heure d’entrée et de l’heure de sortie. Il avait dans son bureau une horloge particulière, sous clef, et il était le seul à pouvoir sonner la cloche marquant le début de la journée et les différents moments de pause jusqu’à la fin de journée. Fiches horaires, pointeuses, mouchards, amendes accompagnaient un degré élevé de la division du travail souligne Dohrn-van Rossum. Les horloges de contrôle sous l’œil du gardien vont permettent non seulement de punir mais de diviser le travail entre ce qui l’est et ce qu’il n’est pas (oisiveté, repos), avant de diviser le travail lui-même en temps compressibles et temps incompressibles.

Le contrôle du temps loin d’être seulement une question de discipline est bien la prémisse du capitalisme industriel. C’est le temps du travail qui est payé non plus la tâche, non plus la journée de travail. Ce n’est plus la tâche en tant que telle qui importe, mais la valeur de temps ramenée à un étalon monétaire. « Le temps devient une monnaie d’échange. Il n’est plus passé mais dépensé[5]. ». Alfred Krupp avait installé comme ses contemporains un chronomètre central dans son usine pour remédier « aux atroces différences des horloges » qui menacent son entreprise : « On ne doit jamais tolérer une différence d’une minute » car « chaque minute perdue coûte à présent 100 sous d’argent de rémunération sans prestation ».[6]

Le calcul du temps à la seconde près et la division infinitésimale du temps de travail entérinent la suprématie du temps quantitatif. Ils concourent à l’adoption d’un temps homogène identique pour tous et divisible à l’infini. Ce temps doit se soustraire à l’influence des agents extérieurs quelle qu’en soit la nature. Ce temps est également réclamé par les transports, les communications, le commerce maritime. Ce temps existe, c’est le temps absolu de Newton qu’il opposait au temps vulgaire qualitatif, et dont l’étalon invariant est trouvé trois siècles plus tard sous la pression conjuguée de l’industrie et de la navigation. C’est le temps atomique du césium qui va servir de référence à la valeur de seconde, prise comme unité de base. Chaque seconde correspond aux 9 192 631 770 vibrations émises par l’atome de césium dont la fréquence est toujours la même. La société industrielle s’est inventée un temps qui s’est imposé dans tous les domaines de la société occidentale.

Atomisation du temps : la désubjectivation

Sur le temps universel se règlent les activités nationales et internationales, les secteurs privés ou publics des pays qui partagent une même économie et une même gestion des populations. Cet invariant est aussi celui de notre police administrative. Pas question de prétexter un temps biologique décalé par rapport aux horaires fixés par la préfecture, inutile de justifier un retard par un « contretemps » quelle qu’en soit la nature. Le « contretemps » n’existe plus. Il n’y a plus qu’un seul temps « public » ou privé-public confondus. Toutefois, en dehors des entreprises, des hôpitaux, des écoles, des administrations, pour la plupart d’entre nous cesse la tyrannie des horaires, des plannings, des « emplois du temps » des pointages ; une fantaisie peut s’installer (ou son simulacre puisque les temps libres sont à nouveau phagocytés par l’industrie des loisirs), des goûts et des couleurs peuvent prendre le dessus sur les réglages publics, et le temps s’allonger ou se raccourcir à loisir. Cette vacance du temps social est autant un ressort d’ennui que de liberté, de désœuvrement que d’inventivité. Ce flottement du temps disparaît ou se réduit avec les week-ends ouvrables, avec les échanges commerciaux, d’informations et de communications numériques sur internet jour et nuit, et les livraisons 24h sur 24h. Le temps étant de l’argent, il est essentiel de le rentabiliser par la consommation quand ce n’est pas par le travail.

Mais pour les migrants, le problème est autre, il est en-deçà du dilemme du temps ouvert ou fermé. Pour eux : il n’y a pas le choix, pas le choix entre consommer et travailler, pas le choix entre travailler ou se reposer, pas le choix entre choisir et pas choisir. Pour obtenir un titre de séjour, pour conserver un titre de séjour, pour améliorer son statut, et bénéficier de titres de séjour plus avantageux, les migrants doivent travailler et oublier le temps du rêve. Ni le temps quantitatif, ni le temps qualitatif du rêve. Le temps libre leur est refusé deux fois, parce qu’ils ont souvent des emplois fatigants, éloignés de leur domicile, à des horaires extravagants, et parce que le temps de la police administrative absorbe leur attention, en ponctuant leur parcours d’obligations, de recherche de rendez-vous et d’attente.

Se projeter dans l’avenir nécessite un minimum de temps devant soi. Un temps qui ne se mesure pas en vibrations de l’atome de césium. Ce temps-là de « la vie devant-soi » croise le passé et le présent, la vie quotidienne et la vie imaginaire, la vie raisonnable et la vie rêvée. De ce temps subjectif le temps administratif les prive. Il en bloque l’accès, il en bloque le cours parce que l’horloge atomique à l’aune de laquelle leur vie de migrants demandeurs de papiers et de travail est mesurée, les enferme dans un modèle computationnel aux antipodes du cours indéfini de la vie. Il se passe pour eux la même chose que celle qui s’est passée pour le travail : une désubjectivisation.

La fragmentation du travail, son estimation en unités de temps de plus en plus minces a dissocié la vie du travail ; le savoir-faire, la vie d’atelier, la souffrance ou l’orgueil liés à la tâche ont été soustraits au travail répétitif et dénués de qualité. L’estimation de la vie (passée sur le territoire français) en mois et en années, attestés par des documents administratifs, les séquences temporelles à attendre avant pendant après l’obtention d’un titre de séjour, l’obligation d’anticiper le renouvellement du titre de séjour pour ne pas en perdre les bénéfices ont dissocié le « séjour autorisé » de la vie. Que la carte visée soit pour le travail, la santé, la famille, que les certificats, la domiciliation, l’hébergement, chaque item a son compte de temps. Ce codage universel est pratique puisqu’il permet de passer d’un champ à l’autre de l’illégalité à la légalité, du travail à la conjugalité, de l’asile à la famille, de l’école à la naturalisation, du changement d’adresse à la santé, de l’asile à l’expulsion, créant, projetant sur l’étranger, une encyclopédie à la Borges, incompréhensible, car changeant sans cesse de référents, sans queue ni tête, une hétérotopie – selon la première acception de Foucault de l’hétérotopie.

En effet, il n’y a plus de référent à ces tranches de vie comptabilisées. L’équivalent universel que le migrant en quête de titre de séjour est sommé d’adopter, le coupe de son passé – dont les coordonnées temporelles sont bien loin d’un temps universel. Les événements, les situations douloureuses qui ont provoqué son départ, les expériences de voyages sur terre, aux frontières, sur mer ont fait exploser le temps, en lui faisant frôler la mort, en le confrontant à la disparition de ses amis et des membres de sa famille. Il est déréalisé.

C’est le temps administratif basé sur le temps objectif des horloges atomiques que doivent apprendre les étrangers, pour s’uniformiser, pour s’intégrer à la société. Les années passées en France, les mois à chercher du travail, les mois partiels ou complets travaillés, les semaines hébergées dans des foyers, les nuits éveillées sous la tente, les heures passées devant la préfecture et maintenant derrière l’ordinateur, les recherches de nourriture, les rendez-vous à la préfecture, la durée des récépissés, les délais incompréhensibles des recours, les horaires des premiers métro, RER surtout, les heures retenues en garde à vue. Ces temps comptabilisés et disposés en colonnes sont de même nature, leurs différences ne comptent pas car elles seraient subjectives. Le temps administratif est plus juste, diront certains, car il est identique pour tous. Mais tous ne sont pas à la même enseigne. Ceux qui ont le plus à pâtir de son uniformité sont ceux qui en demandent la protection, plutôt l’allégeance. Ce temps qui égalise tous les instants, écrase la mémoire, suspend le récit, inhibe les possibles. Ce temps annule le temps vécu, suspend le temps à vivre. Identique en métropole et en Guyane ou en nouvelle Calédonie, le temps administratif peut ordonner que des retenus ici soient transférés là-bas, devenant des retenus privés de tout entourage familial ou amical.

Si la fragmentation infinie du temps physique homogène a permis aux entrepreneurs capitalistes de tirer un profit ascensionnel du travail des ouvriers, elle ne sert pas la même finalité quand elle est pratiquée par l’administration des étrangers, mais s’en approche. Lois, ordonnances, arrêtés, circulaires dont le nombre n’a cessé de croître depuis 1980, ont utilisé la division du temps en minutes heures, jours, semaines, mois, années pour servir leur but ultime : refouler, expulser. Ils ont multiplié les divisions du temps, à tous les échelons des titres de séjour, des attestations d’asile, des OQTF, des recours, de la rétention et s’en sont servis de leviers pour faire échouer les demandes de régularisation et exclure. La rentabilité de la division du temps ne se traduit pas en argent mais en nombre « possible » d’exclusions. « Possible » car les migrants multiplient à leur tour les ruses pour faire échouer leurs plans. Il n’en reste pas moins que si la finalité administrative n’est pas lucrative (fractionner plus pour produire plus et gagner plus,) elle est éliminatoire (se servir de l’atomisation du temps pour introduire toujours plus de difficultés et pour expulser).


[1] Michel Foucault, (Dits et Écrits, Tome 3, p. 822, Gallimard 1994.

[2]Frederick W. Taylor, Organisation du travail et économie des entreprises textes choisis et présentés par François Vatin, Editions Organisation, 2003, p.133.

[3] Ibid. p.126.

[4] Taylor, taylorisme, Que sais-je ?  1998, p.84.

[5] E.P Thompson Temps discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique 2004, p.38.

[6] Gerhard Dohrn-van Rossum L’histoire de l’heure, trad. Olivier Mannoni, éditions MSH 1998 p. 334.

Gaëtane Lamarche-Vadel

Philosophe, essayiste et chercheure associée à ACTE Aesthetica  Paris 1-Panthéon Sorbonne

Notes

[1] Michel Foucault, (Dits et Écrits, Tome 3, p. 822, Gallimard 1994.

[2]Frederick W. Taylor, Organisation du travail et économie des entreprises textes choisis et présentés par François Vatin, Editions Organisation, 2003, p.133.

[3] Ibid. p.126.

[4] Taylor, taylorisme, Que sais-je ?  1998, p.84.

[5] E.P Thompson Temps discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique 2004, p.38.

[6] Gerhard Dohrn-van Rossum L’histoire de l’heure, trad. Olivier Mannoni, éditions MSH 1998 p. 334.