Société

L’humiliation peut-elle être un thème de « gauche » ?

Philosophe

Ce que l’humiliation fait subir à la parole est une terrible mutation. Dans la mesure où le langage est l’institution des institutions, cette double maladie du langage affecte la société entière. Et si on cherchait déjà à faire une société moins humiliante ? Et si l’humiliation était la bonne question-test pour comprendre les injustices, et déjà pour les localiser ? Et pourquoi la gauche rencontre t-elle tant de difficultés à se saisir de cette question ?

Il n’y a pas de semaine qui n’apporte un nouvel exemple de situation où le mot « humiliation » est employé dans un sens ou un autre. La récente affaire des « abayas », où il s’est agi d’imposer un changement d’habit (un déshabillage et un rhabillage, comme par hasard de jeunes filles, et de jeunes filles musulmanes), sous motif de laïcité, sinon d’émancipation, l’a encore illustré.

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Mais c’est tellement général… Les révoltes des jeunes de banlieue de ce début de l’été 2023, comme naguère celle des « gilets jaunes », sont des révoltes de l’humiliation, du soupçon perpétuel, du mépris, de l’absence de considération. Un de leurs éducateurs disait qu’ils ne se sentaient pas aimés. Pour reprendre le mot de Ricœur, rien ne les « approuve d’exister ».

Certes il y a d’autres humiliations dans nos sociétés, de toutes sortes, et dans tous les sens, depuis la petite enfance et nos formes de famille jusqu’aux guerres qui enjambent les générations, en passant par les institutions et les milieux de la santé, de l’école ou de la prison, de la police et des administrations, du monde du travail comme du monde des médias, et bien sur des réseaux sociaux. Il y a aussi un vieux complexe d’humiliation qui nous lie à nos anciennes colonies africaines (là aussi nous venions pour les éduquer !) et sans lequel on ne comprend pas le désir d’humilier en retour, même de manière irrationnelle et périlleuse, et qui s’empare de ces sociétés les unes après les autres. Il y a certainement par ailleurs des manipulations hypocrites et démagogiques du sentiment d’humiliation. Ce dernier, disons-le, n’excuse et ne justifie rien : simplement il permet de localiser, d’expliquer et de comprendre une part importante de ce qui nous arrive. On pourrait multiplier les exemples qui l’attestent, ces dernières années, et que la puissante réception de mon récent livre m’a fait voir.

Mais revenons à cette humiliation d’une partie de notre jeunesse. Ressentie par eux de toute part, elle est déniée par « no


[1] L’idée « politique », au sens fort du terme, est ici que l’on ne peut pleinement développer un point de vue que si l’on accepte qu’il existe d’autres points de vue, et qu’on n’a jamais raison tout seul.

[2] L’émancipation, après tout, était justement écrite sur le ticket d’entrée dans cette histoire, puisque ceux qui étaient mis en état de minorité ne l’étaient qu’en tant qu’ils devaient d’abord être formés et grandir. C’était le comble de l’humiliation qu’une humiliation au nom de l’émancipation, mais telle était bien l’entreprise coloniale. En ce sens la décolonisation n’est pas seulement l’effondrement classique d’un empire, elle n’est que le retournement annoncé d’une histoire.

[3] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Nouvelle éd., Paris, Gallimard, 2011.

[4] De l’humiliation, p.161.

[5] Il ne faut pas sous-estimer l’influence sur Ricœur de son ami André Philip, membre comme lui des jeunesses du christianisme social (comme ultérieurement Michel Rocard), député du Rhône en 1936, rapporteur sur la semaine de 40 heures et les congés payés, et qui dès 1933 le mettait en garde contre le pacifisme face à Hitler.

[6] O. Abel, Le vertige de l’Europe, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 65‑66.

[7] Nous ne mesurons pas à quel point les textes bibliques, dans la diversité de leurs genres littéraires, de leurs théologies implicites, ont été une institution de la pluralité, du pluralisme.

[8] Quand on voit tout ce à quoi nos intérêts collectifs et nos libertés individuelles sont prêt à tout « sacrifier », on se dit qu’il y a beaucoup de sacré qui ne dit pas son nom dans nos sociétés.

[9] Voir ce qu’on a appelé l’Eglise confessante dans l’Allemagne nazie.

[10] Il y a l’exploitation du travail humain, certes, mais il y a aussi celle du désir humain, et celle des ressources « naturelles » que nous considérons comme gratuites.

[11] C’était précisément la lecture de Hegel par Kojève, qui propose de voir le marché mondial comme la fin de l’histoire, un

Olivier Abel

Philosophe, Professeur de philosophie éthique à l’Institut Protestant de Théologie-Montpellier

Notes

[1] L’idée « politique », au sens fort du terme, est ici que l’on ne peut pleinement développer un point de vue que si l’on accepte qu’il existe d’autres points de vue, et qu’on n’a jamais raison tout seul.

[2] L’émancipation, après tout, était justement écrite sur le ticket d’entrée dans cette histoire, puisque ceux qui étaient mis en état de minorité ne l’étaient qu’en tant qu’ils devaient d’abord être formés et grandir. C’était le comble de l’humiliation qu’une humiliation au nom de l’émancipation, mais telle était bien l’entreprise coloniale. En ce sens la décolonisation n’est pas seulement l’effondrement classique d’un empire, elle n’est que le retournement annoncé d’une histoire.

[3] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Nouvelle éd., Paris, Gallimard, 2011.

[4] De l’humiliation, p.161.

[5] Il ne faut pas sous-estimer l’influence sur Ricœur de son ami André Philip, membre comme lui des jeunesses du christianisme social (comme ultérieurement Michel Rocard), député du Rhône en 1936, rapporteur sur la semaine de 40 heures et les congés payés, et qui dès 1933 le mettait en garde contre le pacifisme face à Hitler.

[6] O. Abel, Le vertige de l’Europe, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 65‑66.

[7] Nous ne mesurons pas à quel point les textes bibliques, dans la diversité de leurs genres littéraires, de leurs théologies implicites, ont été une institution de la pluralité, du pluralisme.

[8] Quand on voit tout ce à quoi nos intérêts collectifs et nos libertés individuelles sont prêt à tout « sacrifier », on se dit qu’il y a beaucoup de sacré qui ne dit pas son nom dans nos sociétés.

[9] Voir ce qu’on a appelé l’Eglise confessante dans l’Allemagne nazie.

[10] Il y a l’exploitation du travail humain, certes, mais il y a aussi celle du désir humain, et celle des ressources « naturelles » que nous considérons comme gratuites.

[11] C’était précisément la lecture de Hegel par Kojève, qui propose de voir le marché mondial comme la fin de l’histoire, un