Société

L’humiliation peut-elle être un thème de « gauche » ?

Philosophe

Ce que l’humiliation fait subir à la parole est une terrible mutation. Dans la mesure où le langage est l’institution des institutions, cette double maladie du langage affecte la société entière. Et si on cherchait déjà à faire une société moins humiliante ? Et si l’humiliation était la bonne question-test pour comprendre les injustices, et déjà pour les localiser ? Et pourquoi la gauche rencontre t-elle tant de difficultés à se saisir de cette question ?

Il n’y a pas de semaine qui n’apporte un nouvel exemple de situation où le mot « humiliation » est employé dans un sens ou un autre. La récente affaire des « abayas », où il s’est agi d’imposer un changement d’habit (un déshabillage et un rhabillage, comme par hasard de jeunes filles, et de jeunes filles musulmanes), sous motif de laïcité, sinon d’émancipation, l’a encore illustré.

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Mais c’est tellement général… Les révoltes des jeunes de banlieue de ce début de l’été 2023, comme naguère celle des « gilets jaunes », sont des révoltes de l’humiliation, du soupçon perpétuel, du mépris, de l’absence de considération. Un de leurs éducateurs disait qu’ils ne se sentaient pas aimés. Pour reprendre le mot de Ricœur, rien ne les « approuve d’exister ».

Certes il y a d’autres humiliations dans nos sociétés, de toutes sortes, et dans tous les sens, depuis la petite enfance et nos formes de famille jusqu’aux guerres qui enjambent les générations, en passant par les institutions et les milieux de la santé, de l’école ou de la prison, de la police et des administrations, du monde du travail comme du monde des médias, et bien sur des réseaux sociaux. Il y a aussi un vieux complexe d’humiliation qui nous lie à nos anciennes colonies africaines (là aussi nous venions pour les éduquer !) et sans lequel on ne comprend pas le désir d’humilier en retour, même de manière irrationnelle et périlleuse, et qui s’empare de ces sociétés les unes après les autres. Il y a certainement par ailleurs des manipulations hypocrites et démagogiques du sentiment d’humiliation. Ce dernier, disons-le, n’excuse et ne justifie rien : simplement il permet de localiser, d’expliquer et de comprendre une part importante de ce qui nous arrive. On pourrait multiplier les exemples qui l’attestent, ces dernières années, et que la puissante réception de mon récent livre m’a fait voir.

Mais revenons à cette humiliation d’une partie de notre jeunesse. Ressentie par eux de toute part, elle est déniée par « nous » de toute part. Du côté de l’idéologie « libérale » (mais prête à se blinder dans des protections tout ce qu’il y a de plus illibérales) dominante, l’humiliation est perçue comme une affaire subjective, qui ne correspond à aucun préjudice réel, et c’est à chacun d’apprendre à s’en débrouiller, à savoir s’en défendre et s’en moquer. En tout cas, l’humiliation ne saurait devenir un nouveau thème social, le sujet d’une nouvelle réclamation, et moins encore la justification de quoi que ce soit. Du côté d’une certaine gauche, définitivement marquée par un marxisme que j’estime mal digéré, on dira que les questions d’humiliation et de considération, toutes ces questions de lutte pour la « reconnaissance », risquent de se noyer dans une demande indéfinie, sinon imaginaire, des inégalités et des injustices très réelles et concrètes, seules vraiment sérieuses et mesurables, et seules vraiment radicales, dont elles ne seraient que le symptôme.

Ces deux dénégations de l’importance et du rôle de l’humiliation dans l’histoire de nos sociétés ont des points communs, qui rejoignent de nombreux autres facteurs plus anciens de notre insensibilité (ou de notre hypersensibilité, ce sont les deux faces du même dérèglement), dont j’ai tenté dans ce livre de démonter les mécanismes. L’humiliation n’explique bien sûr pas tout, et il est essentiel dans les choses humaines de tenir ouvert le conflit des interprétations, mais nous avons voulu montrer qu’elle est trop sous-estimée. On peut nier la réalité de l’humiliation, elle ne cesse de nous rattraper, et d’autant plus que nous la tenons pour quantité négligeable. Pourquoi ? Ma question, dans cet article en forme de postface, sera de savoir si et comment elle peut être traitée non seulement comme un thème politique, comme j’ai tenté de le montrer dans ce livre avec la question des institutions non-humiliantes, mais comme un thème de « gauche ». On pourrait sans doute poser la question à « droite » et ce serait sans doute la question centrale d’une droite vraiment civilisée[1]. Mais ce sera mon parti-pris, un parti-pris interrogatif : pourquoi cette méfiance à gauche autour du thème de l’humiliation ? Pourquoi la pensée de gauche est-elle à ce point décomposée face à cette question ? Et peut-on pousser un peu plus loin la description « politique » du paysage de l’humiliation ? Michel Rocard, alors premier ministre, m’avait dit un jour : « je ne sais pas faire de justice sans croissance ». Quinze ans plus tard, en en reparlant, il disait : « il faudra bien pourtant faire une société plus juste sans croissance ». Mon hypothèse : et si on cherchait déjà à faire une société moins humiliante ? Si on attaquait la question par le front de l’humiliation ? Et si l’humiliation était la bonne question-test pour comprendre les injustices, et déjà pour les localiser ?

De quelle humiliation parlons-nous, d’abord ? La question finalement est moins de définir ce qu’est l’humiliation, terriblement protéiforme et insaisissable (c’est justement le problème), que de la considérer par ses effets, par son effectivité : que fait-elle ? En gros, dans ce livre, j’ai tenté de montrer trois choses :

1/ Qu’elle dévaste à long terme les circuits de la reconnaissance mutuelle, avec des effets différés, apparemment sans rapport avec leur origine, et disproportionnés. L’humiliation est exactement le négatif de la reconnaissance, toutes les deux ne se voient que par leurs effets dans le temps long.

2/ Qu’elle montre celle ou celui qui voudrait se retirer, tandis qu’elle écarte celle ou celui qui voudrait se montrer. Elle s’attaque ainsi tant au respect de l’autre ainsi dévoilé, qu’à l’estime de soi du sujet ainsi rebuté. Elle défait la confiance en l’autre comme en soi-même.

3/ Qu’elle s’attaque au visage et fait taire. L’indice de la profondeur de l’humiliation c’est justement qu’elle n’est pas clamée par l’humilié… L’humiliation s’attaque au « sujet parlant », qui est le cœur de toutes les dénégations, de tout ce qui est refoulé par nos manières de faire, par notre forme de société.

Attardons-nous sur ce dernier point. Ce que l’humiliation fait subir à la parole est une terrible mutation. En effet la parole humiliée tourne mal, ne trouve pas de lieu d’écoute, elle devient malheureuse et mauvaise. Soit elle devient dérisoire, sceptique, cynique, sarcastique et le langage n’a plus de valeur. C’est une parole qui ne croit plus à la parole, pas plus à la sienne qu’à celle des autres. Soit à l’inverse, par demande et réclamation d’être « crue », prise au sérieux, elle se radicalise, éventuellement jusqu’au fanatisme. Elle s’enferme toute seule dans l’importance qu’elle s’accorde. Dans la mesure où le langage est l’institution des institutions, cette double maladie du langage affecte la société entière, elle est partout. Ce que j’appelais notre insensibilité s’est peu à peu moulée dans le discours de la relativisation, de l’indifférence aux autres comme à soi, du « c’est pas grave, pas de souci », sinon du sarcasme par lequel on se joint aux uns pour rire des autres. Ce que j’appelais notre hypersensibilité à l’inverse se coule dans les méandres du ressentiment amer, et dans les accès d’une furie qui n’est plus une saine et juste colère mais une passion autodestructrice, pourvu de faire mal à ceux que nous détestons…

Oser déconstruire l’émancipation et le ressentiment

C’est ici que nous rencontrons le « discours de gauche » une première fois. Il me semble d’abord piégé entre d’une part le « grand récit » de l’émancipation et du progressisme, qui est en train de toucher ses limites et de voler en éclats, et d’autre part, dans l’effondrement de ce grand récit, la tentation de se raccrocher au seul grand récit qui reste, et qui fédère tous les « offensés et humiliés », le grand récit du ressentiment.

Or les « politisations » du ressentiment sont dangereuses, parce que notre espace public est déjà submergé par les sentiments sombres de la peur, de la haine, du sarcasme, du mépris, et que nos démocraties sont menacées par de potentielles majorités dangereuses et démagogiques, qui voudraient refaire l’unité du corps social en fabriquant un corps étranger à moquer et mépriser, sinon à rejeter et expulser. Mais ce processus de rejet radical est partout, et il ne signifie rien d’autre précisément que la défaite du « politique ». Et il est suicidaire, car une fois lâché et attisé, il génère une rancœur sociétale ou identitaire sans autre fin que la furie de la destruction mutuelle.

Le grand récit du ressentiment est dangereux, également, parce qu’incarcérant chacun dans une mémoire souvent imaginaire, il refaçonne un passé à la taille de son ressentiment, en gommant toute pluralité, toute complexité, de ce qui pourtant a été vécu. Il peut donner lieu à la prétention de tout récapituler et d’accéder enfin au point de vue synoptique de l’histoire universelle, fût-ce sous la forme d’une anti-histoire ! Le ressentiment anti-Occidental en ce sens peut outrepasser la nécessaire déconstruction critique du passé et devenir une politique purement réactionnaire, qui justifie n’importe quoi en ne regardant que dans le rétroviseur du passé sans voir monter les nouveaux périls, pourtant gigantesques.

Mais, et c’est non moins difficile pour le discours de gauche, nous devons déconstruire aussi le grand récit de l’émancipation, jusque et y compris sous les espèces de la lutte pour la reconnaissance. Dans ce livre, nous avons en effet observé qu’à l’humiliation ancestrale du domestique par le maître, du petit par le grand qui le tient en état de « minorité », de sujétion, se joint une nouvelle dimension de l’humiliation, plus horizontale, dans les sociétés managées par internet et les réseaux : non plus l’humiliation de l’esclave qu’il faudrait émanciper[2], mais l’humiliation de celui qui est relégué, tenu comme superflu, encombrant, inexistant, exclu. C’est peut-être la définition du capitalisme aujourd’hui : ce qui fabrique le maximum de déchets, à tous les égards.

Nos sociétés de projets et de réseaux ont fait leur lit dans la dérégulation et la désinstitution généralisée. D’où une profonde mutation de nos liens, dont internet et les réseaux sociaux ne sont peut-être que la face technique. Ce qu’ajoutent internet et les réseaux de communication, c’est le besoin d’immédiateté, presque de simultanéité, le refus de prendre le temps, de différer ; c’est aussi la perpétuelle et immédiate comparaison dans une société de l’image et de la réputation, et donc de la calomnie. Mais cette nouvelle forme de nos liens correspond aussi à ce qu’on a appelé « le nouvel esprit du capitalisme » [3]. Dans une société « connexionniste », le « petit » a peu de connexions, qu’il ne cesse de réactiver, le « grand » en a beaucoup, et peut sans cesse en changer pour pousser ses projets plus loin, avec les meilleurs partenaires. Le petit mettra en avant ses quelques pauvres attachements, parce qu’il est « out » et très déprotégé ; le grand peut mettre en avant sa flexibilité, son détachement, et même son émancipation, parce qu’il est « in » et très protégé, par toutes sortes d’enceintes successives qu’il ne perçoit même pas. C’est pourquoi il ne sent plus ce qu’il fait. Même le « sujet » généré par cette émancipation, équipé par tous ses « choix » et se redonnant à lui-même ses propres conditions, à la fois hyper-autonome et hyper-connecté, est souvent conduit jusqu’à son propre effondrement. Qui dira l’humiliation non seulement d’être jeté, mais d’être amené par l’autre à se jeter soi-même, à se délier soi-même, avec le sentiment d’être trop lourd, d’être devenu inutile, sans insertion réelle ni utilité dans la société. Qui dira l’humiliation de se sentir superflu ! N’est-ce pas le point commun de trop d’humains aujourd’hui ? Et n’est-ce pas à cette déréliction que conduit notre forme de société ?

Ce glissement des humiliations verticales, notamment institutionnelles à l’égard desquelles la sensibilité anarchiste était si vive, vers des humiliations horizontales d’autant plus difficile à définir que nous sommes dans une société de réseaux, correspond donc à une complication de la question sociale : jadis le problème était celui de la servitude, mais aujourd’hui, alors que nous ne sommes pas vraiment sortis des servitudes qui se reforment sans cesse, un nouveau problème se pose, celui de l’exclusion. Depuis La Boétie pointant la servitude volontaire, John Milton poète de toutes les ruptures libératrices, ou Kant, posant qu’il faut être mis en liberté pour devenir capable de liberté et sortir de l’état de minorité, jusqu’aux pensées les plus radicales de l’émancipation féministe et décoloniale aujourd’hui, la pensée de l’émancipation est un fleuve puissant. Mais il nous manque de rassembler un autre fleuve, non moins puissant, et qui dirait, face à l’exclusion et à la solitude involontaire, l’importance des solidarités, des attachements, des fidélités – et qui nous donnerait de solides « déclarations d’interdépendance », pour reprendre le mot de Mireille Delmas-Marty.

Cette retombée des magnifiques promesses de l’émancipation dans une terrible et puérile ingratitude, une incapacité à reconnaître tout ce que l’on doit aux autres, à la vie et au monde, et dans ce que j’appelais une « solitude involontaire », n’a rien d’étonnant. Aux grandes questions de l’histoire (la servitude en est une) il faut des grandes réponses. Mais les grandes réponses à leur tour soulèvent souvent de grands et nouveaux problèmes. Quel discours pourrait prétendre avoir réponse à tout, s’il n’est pas un opium du peuple… ? Il n’y a pas de « valeur », si grande soit-elle, qui ne demande à être à la fois limitée, validée et corrigée par une autre, de même ampleur. C’est pourquoi il nous faudrait trouver dans l’attachement et la loyale solidarité un moteur de la critique morale, sociale, politique, aussi fort que l’émancipation, et susceptible de corriger ses dévoiements dans l’idéologie néo-libérale.

Si nous n’y parvenons pas, la pensée de gauche restera écrasée entre deux discours désormais fortement « tenus » par les deux droites qui s’opposent, mais qui ensemble occupent puissamment le paysage : d’un côté la droite néo-libérale, rassemblant tous ceux qui sont « in », et qui a repris le discours de la marche au progrès et d’une émancipation des forts, piétinant allègrement les plus vulnérables, et de l’autre côté la droite démagogique, prétendant représenter ceux qui sont « out », et qui surfe sur le discours du ressentiment contre une mondialisation qui les laisse au bord de la route. C’est le propre de la droite (ou de ce terrible centrisme centrifuge, croyant incarner à lui seul la rationalité politique, et repoussant les autres vers les extrêmes), d’être à la fois technocratique et démagogique, à la fois enfermée dans une rationalité économique à court terme et ne cessant de surfer sur des émotions bien peu rationnelles.

Oser repenser l’institution contre les mafias

Ce n’est pas seulement le discours de l’attachement, de la fidélité, de la solidarité, de l’interdépendance qu’il nous faut relever pour le tisser finement avec celui de l’émancipation, dans des liens qui libèrent, c’est aussi le sens de l’institution qu’il nous faut défendre contre tout ce que nous venons de voir, et qui le démantèle. Il y a dans la gauche française un noyau anarchiste sympathique mais qui ne voit dans l’institution que la domination. Quand je dis « institution » je ne veux pas dire administration ni gestion ni bureaucratie : je veux dire ces divers théâtres du monde humain, plus durables que nos vies éphémères, ces théâtres de la comparution tant simultanée que successive de nos existences. Sans ces théâtres, qui démultiplient les possibilités pour chacun de nous de nous montrer, d’essayer qui nous sommes, et de nous retirer, nos vies sont noyées dans le bruit et l’insignifiance. Quand je dis « institution » je veux dire ces grands vaisseaux, eux-mêmes bien fragiles sur l’océan de nos irréparables et de nos incertitudes, surtout pas gros temps, mais sans lesquels les vies humaines ne valent pas grand-chose.

Il y a toujours eu une gauche attachée à la convention des institutions républicaines, au risque que la défense des institutions se fasse au détriment de l’inventivité vive des acteurs. Il y a toujours eu une gauche attachée à la créativité de la société, au risque de traiter les institutions comme de simples appareils de domination. Tant qu’il y en a encore, qu’elles n’ont pas complètement sombré, il nous faut repenser le sens de l’institution à l’âge d’internet et des réseaux. De la même manière qu’il a fallu repenser l’institution à l’âge de l’imprimerie, pour redéfinir le théâtre des sociétés humaines à l’âge moderne, de même il nous faut repenser nos institutions, non pas contre le « réseau », mais de manière à canaliser (j’oserai dire au sens propre à donner le canon, le cadre, les limites et la mesure) les nouvelles formes de conflictualité et de transmission, aujourd’hui tellement en crise, et ravagées en tous sens par l’humiliation. Et ne cesser de penser ce qu’Avishaï Margalit appelait, dans La société décente, des institutions non-humiliantes. Il nous faut, institution par institution, tout reconstruire à partir de cette question : est-ce humiliant ? Est-ce une occasion d’humiliation ? En quoi l’institution ici fait preuve de respect, pose des limites à l’intrusion, et aussi laisse aux acteurs l’estime de soi, la confiance en soi essentielle à la vie bonne ? Quels tests imaginer pour vérifier régulièrement que l’institution ne s’est pas dévoyée ?

Il faut penser l’institution non pas contre le réseau, qui pourrait être l’occasion de penser plus radicalement la dimension horizontale de l’institution, jusque là pensée de manière toujours verticale, mais contre les mafias qui rongent nos États, tous nos États, même les plus démocratiques. Car nous devons reconnaître que, plus gravement encore que l’effondrement des États, ce sont les sociétés qui se défont, non plus seulement ici dans leurs règles et institutions, mais dans leurs liens les plus intimes, dans leurs formes de vie et de cohabitation, dans leurs mœurs. Et ce qui émerge, au fur et à mesure que les vieux États se fragilisent, et que les vieilles sociétés se défont, c’est la forme mafia. Pour comprendre cela il faut comprendre l’anthropologie profonde des mafias, et comment cet archaïsme peut s’avérer ultra-moderne. Pourquoi parler de mafia ? Ce n’est pas seulement parce qu’on a vu émerger, au niveau international et planétaire, des réseaux qui n’hésitent devant aucune violence. C’est parce qu’en bien des pays ils ont gangréné, segmenté, et instrumentalisé l’appareil d’État, l’appareil militaire, policier, judiciaire. C’est particulièrement vrai dans les sociétés habituées à instrumentaliser les institutions, à ne voir dans le droit qu’un obstacle ou une technique : on règle ses affaires directement, ou par l’intermédiaire des amis de nos amis. Mais nos démocraties elles-mêmes, précisément parce qu’elles ont largement dérégulé leur économie, ont fait le lit de la puissance de ces réseaux.

On retrouve ici l’analyse de la société « connexionniste » décrite par Eve Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme. Elle montre comment les liens connexionnistes de cette société de projets forment un milieu favorable à la reconstitution des liens de reconnaissance, de loyauté et d’allégeance, qui font les liens mafieux, et qui manquent dans une société marchande extrêmement froide et impersonnelle. La chaleur des liens mafieux correspond ainsi à un besoin sociétal, dans une société en manque de reconnaissance, ou de mise en scène de la reconnaissance.

On peut ainsi rapporter le phénomène planétaire de la montée des mafias à l’effondrement du registre du don cérémoniel et des circuits de la reconnaissance mutuelle dans les échanges humains. Ce sont des sujets, d’ailleurs liés au thème de l’attachement évoqué plus haut, que nous avions beaucoup travaillés avec Laurent Thévenot et Marcel Hénaff. Car, comme je l’ai rapidement esquissé dans le livre, on peut distinguer trois circuits de la reconnaissance qui doivent coexister et s’équilibrer dans nos sociétés. Le premier est celui de la rétribution, ce circuit qui est le plus court est celui de l’échange par rétribution et réciprocité, selon une logique d’équivalence. Le second registre est celui de la reconnaissance, au sens propre, que Marcel Hénaff appelle le « don mutuel cérémonial », qui se situe sur le temps long qui génère de la confiance, des fidélités, des attachements mutuels. Il y a enfin un troisième registre, celui du don oublieux, et c’est le circuit le plus infini, le plus ouvert, celui de l’endettement mutuel anonyme, infini et incommensurable, celui de la pure gratitude, celui du bien commun et du gratuit. Il me semble que le manque d’institution du circuit médian de la reconnaissance est compensé par les excroissances monstrueuses des dons corrupteurs et des mafias. « Pourquoi les liens mafieux sont-ils aujourd’hui si actifs ? C’est que les mafias, comme les groupes inclusifs intenses, forment des milieux où se jouent l’honneur, la fidélité, la parole donnée et tenue, la reconnaissance symbolique, bref la sortie de l’humiliation dans un monde où cette dimension est écrasée, sans place et sans issue »[4].

Quel point d’appui, au cœur de la pensée de l’institution, pouvons-nous trouver pour résister aux liens mafieux, à la corruption, au clientélisme, au népotisme et à la préférence pour les amis de nos amis ? Au risque de déplaire à une certaine gauche, pour laquelle le sujet est devenu épidermique, et qui n’a cessé d’occulter tout ce qui lui vient d’un vieux fond de christianisme social, je dirai que c’est l’oubli de l’incognito de l’agapè (oui, la charité), dans son sens profondément évangélique, qui a fait s’affaisser le sens éthique des institutions de la solidarité. Dans un texte des années 50, devenu programmatique pour l’ensemble du Christianisme social, tant protestant que catholique, et intitulé « Le socius et le prochain », Ricœur[5] commentait ensemble la parabole du « bon samaritain » (un étranger), et la parabole du Jugement Dernier, lorsque Jésus affirme de ceux qui ont secouru les démunis, les précaires : « chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25). La mutation de la charité est ici immense, car il ne s’agit plus d’être généreux au su et au vu de tous, en ayant « ses » pauvres ; Jésus brise la relation de clientèle qui fait la force (d’ailleurs ultra-moderne) des sociétés archaïques, des féodalités et des mafias. Au contraire, c’est dans cette idée de l’incognito du visage du Christ que s’originent toutes nos institutions sociales de charité, de solidarité et de mutualité ; la Sécurité Sociale, les services publics, etc., ont été inventés dans ce sillage. Ricœur commentait : c’est à travers des institutions, et de manière anonyme, que nous traitons notre prochain. Nos sociétés semblent froides, peu chaleureuses pour des gens qui viennent de pays où il y a des liens familiaux et claniques très solides, mais où, en revanche, il y a peu d’institutions de la solidarité anonyme, peu d’incognito de la solidarité[6]. Mais c’est aussi que nous avons oublié la chaleur discrète qui les anime.

Oser repenser la place du « religieux »

Le fait d’avoir osé évoquer les « humanités bibliques[7] », comme on évoquerait les humanités de la Grèce antique, ou les humanités arabes ou chinoises, est ici l’occasion d’un troisième point, également présent dans ce livre, celui de l’humiliation de la parole dite « religieuse »[8]. Nous avons, il faut le dire, vécu sous le mythe d’un triple dépérissement de la Religion, de l’État, et du Capital – un mythe de la fin de l’histoire. Le mythe du dépérissement de l’État a abrité des États d’autant plus totalitaires qu’on les pensait provisoires, et qu’on ne pensait plus à les instituer et les limiter. Le mythe du dépérissement du Capital nous a trop longtemps interdit de penser sérieusement la mise en place de régulations spécifiquement économiques, de contre-pouvoirs sans lesquels la force économique glisse elle aussi à la barbarie. Et ce sont bien les pays les plus marqués par la croyance dans la fin inéluctable du capitalisme qui sont aujourd’hui parmi les pays où le capitalisme dérégulé et mafieux propage ses effets les plus désastreux. Et le mythe du dépérissement de la religion a permis la prolifération d’un religieux ensauvagé, inculte. Les traditions théologiques, qui étaient à la fois critiques et d’une formidable inventivité, et qui canalisaient la force religieuse, ont été sapées et désertées. A bien des égards l’ultra-libéralisme actuel, sur les trois registres, a amplifié ce qui aurait pu être le grain d’une triple utopie critique, bien nécessaire, mais qui est devenu une illusion mystificatrice. A ce sujet comme à d’autres, une large partie de la gauche a été trop complaisante à ses propres préjugés – même les jugements justes d’une époque, à force d’être répétés bêtement, peuvent devenir de simples préjugés.

L’un de ces préjugés est que la religion est toujours conservatrice, et vise à justifier l’ordre établi. Historiquement il s’est souvent produit au contraire qu’une grande invention religieuse (Moïse et l’Exode, la Réforme, Martin Luther King, etc.) ait eu pour conséquence une sortie hors de l’ordre établi, une délivrance par une sécession intérieure ou extérieure, mais dans tous les cas avec des conséquences politiques. Il s’est aussi produit que face à un régime totalitaire la prédication ait eu une fonction désacralisatrice à l’égard d’un pouvoir, faisant appel à un « tout autre » absolu qui ne pouvait être enfermé dans un régime quelconque[9]. Bref les cultes et traditions religieuses, mais c’est aussi la tragédie grecque et les grandes traditions du théâtre, exercent une fonction « métapolitique » qui nous manque aujourd’hui, comme j’ai tenté de le montrer en Épilogue, dans ce livre. C’est sur cette « scène », certes, que sont projetées les furies les plus destructrices, mais c’est aussi sur cette scène que ces furies peuvent être converties en bienveillance, en bonté.

Je crains ensuite que la critique du thème de l’humiliation comme masquant des inégalités et des injustices plus réelles dont elles ne seraient que le symptôme, ne soit que le vieux préjugé du fondement économique de toutes les affaires humaines, et de l’idée que l’homo economicus du travail et du besoin soit le seul réel. Mais réduire la critique de l’exploitation économique[10] à cela, c’est déjà manquer ce qu’il y a de spécifique dans la barbarie économique : le management humiliant sous la menace d’être jeté. C’est manquer le terrible sentiment d’une part croissante des humains, d’être traités comme superflus. C’est manquer ce qu’il y a d’humiliant dans le fait d’être réduit au statut de sujet consommateur – tant du moins qu’on est solvable.

Cependant le préjugé le plus ancien et profond à gauche est la dévalorisation du monde de la parole par celui du travail – un monde où tout est « travail ». Dans sa Condition de l’homme moderne Arendt parlait avec inquiétude du triomphe du travail, des processus vitaux ramenés à des procès de production, de reproduction et de consommation. Mais n’est-ce pas exactement ce que pointait Michel Foucault dès 1976 avec ses remarques acérées sur la gestion industrielle du vivant et le bio-pouvoir ? Or la question religieuse a profondément à voir avec l’humiliation du sujet parlant. C’est d’abord par la parole, par le langage, que les sujets donnent forme à leur vie. Comment instituer des sujets parlants, comment les créditer d’une parole, d’une confiance dans leur parole et celle des autres, si on ne cesse d’humilier leur langage ?

La gauche, dans le démantèlement méthodique qu’elle a exercé à l’égard de la transmission de culture religieuse, n’a pas voulu comprendre que la culture n’existe, ne se transmet et ne s’invente, que dans des milieux vivants. Elle n’a pas peu contribué, sans le vouloir, à réduire la culture et les loisirs à un marché livré aux seuls choix individuels, si faciles à manipuler. Elle n’a pas voulu voir que la culture est toujours liée à une forme de vie, où l’esthétique est indissociable d’une éthique, jusque dans la contestation. Le refus que le religieux soit autre chose qu’une affaire purement individuelle et privée, la manière dont nous avons fait en sorte que les individus soient autant que possible soustraits à tout milieu religieux, ont eu des effets désastreux. Toutes ces grandes chanteuses américaines dont nous pleurons la disparition, où avaient-elles trouvé leurs voix, si ce n’est dans les paroisses de leur enfance, de leur adolescence ? Les formes de vie et de langage ont été laminées par la société de marché, et par une conception foncièrement touristique du monde et des cultures.

On retrouve ici le préjugé évolutionniste et colonial contre l’archaïsme religieux des « primitifs ». Le capitalisme serait ce qui recueille tout le passé et en fait la recollection sous forme d’un immense Musée imaginaire, d’un Exposition universelle de formes mortes[11]. Dans les musées ainsi compris, tout est vu de l’extérieur, comme des formes de vie déjà mortes, qui ne parlent plus : on parle à leur sujet ! Elles sont idiotes et ne comprennent rien, mais nous on sait, on peut les expliquer, et leur donner leur vraie valeur ! C’est l’universalisation d’un modèle touristique, dans lequel les formes ont été vidées de leur vie, de la possibilité qu’elles soient portées par des sujets parlants. Le tourisme n’est pas seulement une forme nouvelle de colonialisme mais l’horizon de son plein accomplissement, au départ réservé à une caste aristocratique, mais qui ne demande qu’à être mondialisé. Le tourisme en ce sens est le dernier stade du colonialisme et du capitalisme, qui laisse les cultures comme des coques mortes, identitaires et meurtrières – notamment par l’énucléation des noyaux religieux des cultures. Je pense à cette critique du tourisme comme nihilisme proposée en 1959 par Ricœur, qui redoutait qu’il n’y ait bientôt « plus que des autres » ! Ce serait disait-il la fin de l’histoire dans le scepticisme général – ou dans le fanatisme intégriste qui est son ombre.

Or le comble de cette attitude « coloniale », c’est qu’elle est depuis longtemps déjà rétro-projetée sur tout ce qui est considéré comme religieux dans nos propres sociétés, c’est-à-dire déjà condamné au dépérissement. Pourtant ce sont des formes de vie vraiment vécues, par des sujets qui disent je, dans leur « âme » comme dirait Descola, de l’intérieur. La réduction par exemple de la dimension religieuse à des « faits » recensés par les sciences des religions manque la vivacité et l’inventivité de ce qui a été et qui encore est vécu et pensé.

J’ai voulu dans ce livre reprendre appui sur ce que Bruno Latour appelait « les embarras de la parole religieuse ». Pourquoi la parole religieuse est-elle embarrassée, humiliée, comme écrasée entre la dérision et le fanatisme ? Certes il y a des entrepreneurs de parole religieuse qui sont bien peu embarrassés (dans leur milieu l’embarras serait un aveu de faiblesse de la conviction !). Cependant l’ironie à l’égard de la religion n’est pas très embarrassée non plus, habituée à faire taire la question. Dans nos médias, on parle beaucoup de la religion mais on ne laisse pas beaucoup s’exprimer la parole religieuse, on la cantonne, on la dénigre, elle devient amère et réactionnaire. On explique tout ce qui va mal par un passé religieux ramené à quelques stéréotypes. On n’hésite pas à donner à la laïcité la forme inédite de lois humiliantes, infantilisantes, méfiantes, sinon méprisantes. On n’encourage guère la critique interne, proprement théologique, des traditions, on ne voit pas qu’il y existe des traditions extrêmement critiques et novatrices.

Bref, il me semble que pour la gauche tout cela est un immense chantier à reprendre, urgent dans notre époque d’inculture généralisée. Et on aimerait une parole religieuse qui ne soit pas embarrassée parce qu’elle est humiliée, mais par un embarras profond, constitutif de sa forme d’énonciation, de vibration sincère. Celle d’une parole qui n’est crédible que parce qu’elle n’est, comme disait Latour, ni croyante ni incroyante. Une parole qui tente de comprendre d’où lui provient sa confiance en soi, c’est-à-dire en l’autre. Mais comme disait Ricœur parlant de la conversation des cultures, « pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi », accepter l’étroitesse d’un point de vue situé, d’être né dans un corps et dans une langue que l’on n’a pas choisis, reconnaître sa part d’enfance.

Le choc en retour d’une nature humiliée

Il ne me semble pas inutile de conclure par une remarque plus globale, et qui ne concerne pas seulement le « discours de gauche », et qui dit peut-être l’essentiel, sur l’humiliateur humilié que nous sommes. Nous n’avons cessé d’humilier le monde naturel, la prodigieuse diversité des êtres vivants, animaux et végétaux avec lesquels nous cohabitons, dont nous avons fait nos choses. Nous avons réduit les ressources de la planète à n’être que nos matériaux, supposés inépuisables. Cette planète, nous l’avons pillée sans limites, sans respecter les règles élémentaires de la prédation – en laisser pour les autres vivants, et pour soi-même comme un autre mais plus tard, rester dans les limites du renouvelable. Nous avons cru, et Marx le premier, que tout cela n’était que notre « production ». Et pourtant nous étions sans le savoir tellement interdépendants de tous les vivants, nous qui déclarions fièrement notre totale indépendance !

Le réchauffement climatique qui nous frappe de plus en plus durement nous masque l’inexorable épuisement des ressources minérales sur lesquelles nous comptions pour la transition écologique[12], et pour lesquelles nous sommes en train de nous enfoncer dans de terribles guerres[13]. Bien pire encore, bien plus tragique, nous nous masquons la gravité irréparable de l’effondrement de la biodiversité. Pour protéger notre « mode de vie », nous avons sacrifié l’incroyable densité en formes de vie qui peuplaient notre monde, et le rendaient habitable. A chaque guerre, à chaque attentat, nous brandissons la défense de notre « mode de vie » – un mode de vie, disons-le au passage, qui écrase tous les autres formes et styles de vie qui faisaient la diversité des cultures humaines, et qui rend impossible le maintien de ce mode de vie pour nos successeurs.

Le comble est que nous avons écrasé, pillé, humilié, tout en prétendant avoir reçu les leçons de modestie de Copernic et de Darwin ! C’est que nous avons su encore tourner ces « leçons » à l’avantage de notre présentisme égocentrique, bien plus que nos prédécesseurs, que nous jugeons avec sévérité. Et nous ne voyons pas venir la grande humiliation, l’humiliation de notre mythe du progrès et du développement, et même de la « gentille » transition écologique, qui nous fait croire qu’il y aura toujours une solution technique – et qui en train de s’ébouler de toute part.

Ce n’est pas que la nature cherche à nous humilier ! Elle ne se venge pas. C’est nous qui nous nous punissons et nous humilions nous-mêmes par l’éboulement et le fracas de nos prétentions. Nous faisons semblant de regarder ailleurs, nous montons en épingle des questions minables qui nous cachent la gravité de la situation, nous sommes dans la dénégation. La dénégation de l’importance des effets de l’humiliation dans nos sociétés n’a d’équivalent que la dénégation de l’humiliation que nous sommes en train de (nous faire) subir. Et plus l’ardente et urgente obligation de changer, de lâcher notre mode de vie se fait pressante, plus nous nous y accrochons, plus nous nous durcissons et nous enfermons dans une fuite en avant, qui laisse derrière elle des pans de plus en plus vastes de l’humanité et du monde vivant.

Notre économie et notre psychisme, gouvernés par les logiques financières du profit et d’un principe de plaisir immédiat, sont devenus ceux d’un parasite. L’humiliation, c’est de découvrir que nous ne sommes que des parasites du vivant, des parasites suicidaires, qui croient pouvoir survivre au monde ! Les humains sont devenus des prédateurs trop puissants pour le monde dont ils vivent, et qu’ils sont en train de tuer. Quand on est trop fort pour son environnement, quand on ne sent plus ce qu’on fait, plutôt que de se protéger au maximum et monter à la catastrophe globale, il ne reste qu’à se déprotéger. Se retrouver avec humilité parmi les autres formes de vie et leur faisant place. On en est loin.

NDLR : Olivier Abel a récemment publié De l’humiliation aux éditions Les Liens qui libèrent


[1] L’idée « politique », au sens fort du terme, est ici que l’on ne peut pleinement développer un point de vue que si l’on accepte qu’il existe d’autres points de vue, et qu’on n’a jamais raison tout seul.

[2] L’émancipation, après tout, était justement écrite sur le ticket d’entrée dans cette histoire, puisque ceux qui étaient mis en état de minorité ne l’étaient qu’en tant qu’ils devaient d’abord être formés et grandir. C’était le comble de l’humiliation qu’une humiliation au nom de l’émancipation, mais telle était bien l’entreprise coloniale. En ce sens la décolonisation n’est pas seulement l’effondrement classique d’un empire, elle n’est que le retournement annoncé d’une histoire.

[3] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Nouvelle éd., Paris, Gallimard, 2011.

[4] De l’humiliation, p.161.

[5] Il ne faut pas sous-estimer l’influence sur Ricœur de son ami André Philip, membre comme lui des jeunesses du christianisme social (comme ultérieurement Michel Rocard), député du Rhône en 1936, rapporteur sur la semaine de 40 heures et les congés payés, et qui dès 1933 le mettait en garde contre le pacifisme face à Hitler.

[6] O. Abel, Le vertige de l’Europe, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 65‑66.

[7] Nous ne mesurons pas à quel point les textes bibliques, dans la diversité de leurs genres littéraires, de leurs théologies implicites, ont été une institution de la pluralité, du pluralisme.

[8] Quand on voit tout ce à quoi nos intérêts collectifs et nos libertés individuelles sont prêt à tout « sacrifier », on se dit qu’il y a beaucoup de sacré qui ne dit pas son nom dans nos sociétés.

[9] Voir ce qu’on a appelé l’Eglise confessante dans l’Allemagne nazie.

[10] Il y a l’exploitation du travail humain, certes, mais il y a aussi celle du désir humain, et celle des ressources « naturelles » que nous considérons comme gratuites.

[11] C’était précisément la lecture de Hegel par Kojève, qui propose de voir le marché mondial comme la fin de l’histoire, une sorte de recollection totale, de récapitulation dans le savoir du Musée de l’histoire universelle.

[12] Prêts que nous sommes à laisser saccager des régions entières en Afrique, et laisser des enfants travailler dans ces carrières, pour produire les batteries dont nous avons besoin.

[13] J’avais développé cette analyse dans « Interrogation écologique et responsabilité politique » (Libération du 10 Avril 1992), et dans « Ce n’est qu’un éboulement » (Esprit n° 2007/5).

Olivier Abel

Philosophe, Professeur de philosophie éthique à l’Institut Protestant de Théologie-Montpellier

Notes

[1] L’idée « politique », au sens fort du terme, est ici que l’on ne peut pleinement développer un point de vue que si l’on accepte qu’il existe d’autres points de vue, et qu’on n’a jamais raison tout seul.

[2] L’émancipation, après tout, était justement écrite sur le ticket d’entrée dans cette histoire, puisque ceux qui étaient mis en état de minorité ne l’étaient qu’en tant qu’ils devaient d’abord être formés et grandir. C’était le comble de l’humiliation qu’une humiliation au nom de l’émancipation, mais telle était bien l’entreprise coloniale. En ce sens la décolonisation n’est pas seulement l’effondrement classique d’un empire, elle n’est que le retournement annoncé d’une histoire.

[3] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Nouvelle éd., Paris, Gallimard, 2011.

[4] De l’humiliation, p.161.

[5] Il ne faut pas sous-estimer l’influence sur Ricœur de son ami André Philip, membre comme lui des jeunesses du christianisme social (comme ultérieurement Michel Rocard), député du Rhône en 1936, rapporteur sur la semaine de 40 heures et les congés payés, et qui dès 1933 le mettait en garde contre le pacifisme face à Hitler.

[6] O. Abel, Le vertige de l’Europe, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 65‑66.

[7] Nous ne mesurons pas à quel point les textes bibliques, dans la diversité de leurs genres littéraires, de leurs théologies implicites, ont été une institution de la pluralité, du pluralisme.

[8] Quand on voit tout ce à quoi nos intérêts collectifs et nos libertés individuelles sont prêt à tout « sacrifier », on se dit qu’il y a beaucoup de sacré qui ne dit pas son nom dans nos sociétés.

[9] Voir ce qu’on a appelé l’Eglise confessante dans l’Allemagne nazie.

[10] Il y a l’exploitation du travail humain, certes, mais il y a aussi celle du désir humain, et celle des ressources « naturelles » que nous considérons comme gratuites.

[11] C’était précisément la lecture de Hegel par Kojève, qui propose de voir le marché mondial comme la fin de l’histoire, une sorte de recollection totale, de récapitulation dans le savoir du Musée de l’histoire universelle.

[12] Prêts que nous sommes à laisser saccager des régions entières en Afrique, et laisser des enfants travailler dans ces carrières, pour produire les batteries dont nous avons besoin.

[13] J’avais développé cette analyse dans « Interrogation écologique et responsabilité politique » (Libération du 10 Avril 1992), et dans « Ce n’est qu’un éboulement » (Esprit n° 2007/5).