Rediffusion

Penser l’autonomie des élèves contre l’obsession autoritariste

Sociologue

Le discours a été martelé avant la rentrée : le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, veut « remettre le respect de l’autorité » au cœur de l’école républicaine. Mais alors comment la défiance des jeunes les plus défavorisé·e·s face à une institution perçue comme oppressive et méprisante pourrait-elle se réduire en faisant l’expérience d’un autoritarisme accru ? Rediffusion du 30 août 2023.

Pour le nouveau ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal, il semble clair qu’une notion est particulièrement centrale dans sa conception de l’éducation : l’autorité.

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Lors de sa nomination ce 20 juillet, il a ainsi promis de « remettre le respect de l’autorité et les savoirs fondamentaux au cœur de l’École ». Ce discours s’inscrit dans le cadrage des « émeutes » de l’été 2023 par le gouvernement : celles-ci seraient le fait de jeunes en manque de repères et d’autorité au niveau de la famille et de l’école. Il trace également un inquiétant parallèle avec les discours d’extrême-droite sur l’école, le programme de Marine Le Pen en 2022 appelant également à « restaurer l’autorité du maître et de l’institution scolaire ». L’extrême-droite et l’extrême-centre se rejoignent également dans la proposition phare pour poursuivre cet objectif : l’uniforme.

Les impasses de l’autorité scolaire

Au-delà du caractère individualiste de ce cadrage, le gouvernement privilégie une conception de l’autorité scolaire qui ambitionne essentiellement l’intériorisation de « valeurs républicaines » par les élèves et s’incarne dans la figure de l’enseignant·e. Sous couvert de « respect », elle attend de l’élève une soumission à des valeurs qu’il doit intégrer sans discussion. L’autorité est ici fondamentalement répressive et orientée vers l’apprentissage d’un modèle de pensée et de comportement (adulte) déjà défini. Elle correspond donc à ce que le chercheur en sciences de l’éducation Bruno Robbes[1] nomme l’autoritarisme.

Plus largement, cette vision s’inscrit dans une conception déficitaire de l’enfant, clairement exposée par Hannah Arendt dans le fameux texte « La crise de l’éducation » (1961) qui inspire encore la pensée conservatrice sur l’éducation de nos jours. Celui-ci est conçu non comme un sujet à part entière, mais comme un objet de développement passif devant avant tout intégrer les valeurs de la société dans laquelle il naît. Toute tentative de conférer de l’autonomie aux enfants constitue, pour Arendt, un abandon de la « responsabilité du monde » par les éducateur·ice·s, et un risque de dévastation du monde social comme de l’enfant.

Il est certes difficile d’imaginer un projet pédagogique qui ne serait fondé sur aucune valeur substantielle. Mais par quel miracle des enfants à qui l’on refuse toute autonomie dans la définition des valeurs, toute possibilité de participer à la réflexion et la définition des règles de son existence, pourraient devenir à la majorité des citoyen·ne·s autonomes et capables de pensée critique ? Et comment la défiance des jeunes les plus défavorisé·e·s face à une école perçue comme oppressive et méprisante pourrait-elle se réduire en faisant l’expérience d’un autoritarisme accru ? C’est probablement que l’école n’est pas pensée comme un lieu d’émancipation par le gouvernement, mais comme un outil de discipline des « classes dangereuses » visant à produire une société fondée, pour reprendre le mot d’Emmanuel Macron, sur « l’ordre, l’ordre, l’ordre ».

Le discours autoritariste sur l’école s’appuie également sur la critique, très dynamique dans les milieux conservateurs, d’un supposé « pédagogisme » laxiste et relativiste, produisant en série des élèves individualistes et sans repères. Ce discours était déjà tenu par Arendt, dans la mesure où « La crise de l’éducation » est avant tout une critique (mal informée) de la progressive education américaine de l’époque[2]. Cette critique est en partie fantasmée, car la question de l’autorité a toujours fait partie de la réflexion de l’éducation nouvelle (chez Dewey ou chez Freinet par exemple). De façon générale, les pédagogies « différentes » se caractérisent par une conception alternative de l’autorité plutôt qu’une disparition de celle-ci[3]. Mais il faut néanmoins reconnaître le risque inverse à celui de l’autoritarisme, que Bruno Robbes appelle l’« autorité évacuée ». Celle-ci se caractérise par la non-intervention et le refus de la position statutaire de l’enseignant·e. Depuis ses débuts, l’éducation nouvelle pense et dénonce cet écueil. Mais on peut le retrouver, à différents degrés, dans certaines écoles valorisant la non-directivité, dans le sillage des écoles Subdury aux États-Unis ou de l’expérience de Summerhill au Royaume-Uni. Ces écoles sont d’ailleurs souvent conscientes des limites de la non-directivité et mènent des réflexions internes sur ce sujet.

L’autorité évacuée comme idéal-type partage paradoxalement avec l’autoritarisme l’idée d’une équivalence entre l’autorité et la domination : ne pouvant penser la première sans la seconde, elle en vient à abandonner l’idée même d’autorité. Il paraît néanmoins idéaliste d’imaginer que les enfants se dirigeraient spontanément vers l’autonomie et l’émancipation collective, à moins d’oublier les rapports de domination (de genre, de classe, de race, d’âge…) qui traversent les relations entre les enfants. Il s’agit alors d’essayer de penser une autorité au-delà de ces deux écueils, et en particulier une autorité permettant d’aboutir à une autonomie des enfants.

Autorité et institutions

L’autorité est souvent conçue comme une caractéristique de l’enseignant·e, qui « a » ou non de l’autorité ; ou bien comme une technique, la « gestion de classe », qu’il s’agirait d’apprendre à maîtriser. Or, si les compétences humaines, sociales et morales de l’enseignant·e ne peuvent être mises de côté, il faut réussir à penser l’autorité au-delà de son incarnation dans une personne qui la détiendrait et l’exercerait.

C’est tout l’apport de la pédagogie Freinet et de la pédagogie institutionnelle qui en découle historiquement. Célestin et Elise Freinet, pédagogues de la première moitié du XXe siècle, accordaient un rôle central à l’éducation morale et civique[4], mais affirmaient que « la morale ne s’enseigne pas ; elle se pratique ». Autrement dit, il est absurde de demander à l’enfant le respect quand lui-même n’en bénéficie pas, ou l’apprentissage de la citoyenneté quand il n’a aucune autonomie dans son quotidien. D’où la contradiction fondamentale de l’autoritarisme dénoncée par Freinet : « du fait même des méthodes autoritaires qui sont le fondement de l’École traditionnelle, l’enfant est poussé naturellement, pour essayer de se réaliser, à réagir contre l’autorité ».

Pour penser l’autonomie des élèves tout en leur offrant un cadre, la pédagogie institutionnelle (développée par des instituteur·ice·s de banlieue parisienne en s’inspirant de la pédagogie Freinet) développe le concept d’ « institution ». Selon un de ses fondateurs, Fernand Oury, l’institution doit être comprise non seulement dans sa dimension instituée (des normes déjà-là qui encadrent l’activité des enfants) mais aussi dans sa dimension instituante : les normes en question doivent pouvoir évoluer pour répondre aux besoins et envies des élèves. Oury précise : « nous appelons institutions ce que nous instituons ensemble en fonction de réalités qui évoluent constamment : définition des lieux et moments pour… (emploi du temps), des fonctions (métiers), des rôles (présidence, secrétariat), des statuts de chacun selon ses possibilités actuelles (niveaux scolaires, comportement[5] ». Il illustre cette idée dans une formule qui fit date : « La simple règle qui permet à dix gosses d’utiliser le savon sans se quereller est déjà une institution ».

Mais que recouvre exactement « instituer ensemble » ? Un outil par excellence dans les classes « institutionnelles » est le conseil d’élèves : une réunion, généralement hebdomadaire, durant laquelle les élèves d’une classe et leur enseignant·e se réunissent pour évoquer des problèmes ressentis durant la semaine, faire des propositions pour la classe, les discuter et prendre des décisions à leur sujet. Un tel dispositif reconnaît aux élèves le droit et la possibilité de définir collectivement ce qui est important pour le groupe, sans imposer par le haut les règles à respecter et les valeurs à suivre (à part les plus fondamentales que sont le respect mutuel et la sécurité physique et émotionnelle de chacun·e). Mais il ne dissout en aucun cas la notion d’autorité. Cette discussion, si elle est largement libre sur le fond, est fortement encadrée du point de vue de la forme : procédures de débat et de décision précises, tour de parole, rôles distribués aux élèves (présidence de séance, gestion de la parole, compte-rendu écrit…). On ne peut parler n’importe comment pendant le conseil ni imposer ses idées, et les décisions prises en commun doivent être respectées. En revanche, l’autorité est dissociée de la personne de l’enseignant·e, et trouve son fondement dans la discussion plutôt que dans l’imposition.

Aujourd’hui, ce dispositif apparu il y a près de cent ans dans la classe de Freinet est toléré par l’Éducation nationale, mais ne fait sauf exception l’objet d’aucune promotion ni de formation par celle-ci. De fait, s’il existe dans un certain nombre de classes, c’est à l’initiative des enseignant·e·s.

Prenons ainsi l’exemple concret d’une classe multiniveaux de cycle 3 (9-12 ans). Lors d’un conseil d’élèves, un enfant soulève un problème de tricherie et de violence pendant les parties de foot dans la cour de récréation. Plutôt qu’une prise en charge par les deux enseignantes de la classe, qui jugeraient de la culpabilité et des punitions adéquates, la discussion permet de préciser le problème et d’en faire apparaître de nouveaux (notamment un sentiment de discrimination de la part des filles de la classe). Alors que la discussion menace de tourner à la dispute, les enseignantes réorientent le groupe vers la prise de décision. Le conseil se conclut notamment par le choix de formaliser une procédure de constitution des équipes et d’ajouter une responsabilité d’arbitre. Il s’agit bien de nouvelles règles qui ont vocation à être contraignantes, mais qui émergent de l’expérience des enfants et d’une discussion collective.

On comprend alors que l’opposition entre autorité et autonomie n’a pas lieu d’être. D’un côté, les dispositifs offrant des espaces d’autonomie requièrent une autorité pour fonctionner, dans la mesure où l’enseignant·e doit garantir le bon fonctionnement de ces dispositifs (distribution de la parole, productivité de la délibération…). De l’autre, l’autorité qui ne laisse aucune marge de manœuvre aux élèves ne peut susciter que la soumission ou la révolte. L’autonomie des enfants ne remet pas en cause l’autorité de l’enseignant·e, mais l’incite à se déplacer vers la garantie de procédures permettant aux enfants d’expérimenter la liberté collective.

Les conditions de l’autonomie

Il faut néanmoins se garder d’une vision trop idéalisée de ces dispositifs. Si l’enseignant·e conserve un rôle central dans l’autonomisation des élèves, l’asymétrie entre l’adulte et les enfants n’en disparaît pas miraculeusement. L’enseignant·e reste plus influent·e, à la fois par le pouvoir que lui confère son âge et sa position, et par sa maîtrise du langage. Des dispositifs tels que le conseil d’élèves sont donc toujours au risque d’être détournés par l’adulte pour justifier ses propres idées en faisant mine d’y faire aboutir les élèves « par eux-mêmes ». Ils sont donc également au risque d’une contre-productivité si les élèves apprennent précocement que les dés de la démocratie sont pipés. De la même façon, on ne peut penser l’autonomie sans penser également le pouvoir : c’est parce que les élèves ont un pouvoir effectif de décision que ces dispositifs ont un sens.

Surtout, il faut être conscient que tous les élèves ne sont pas à égalité face à l’autonomie scolaire. Ainsi, au sein des conseils d’élèves, les enfants issus des catégories sociales favorisées parlent deux à trois fois plus que leurs camarades venant de familles défavorisées. C’est que ces dispositifs demandent une aisance verbale qui n’est pas également apprise dans tous les milieux familiaux. Cela se concrétise à la fois par un plus grand sentiment de légitimité à prendre la parole et faire des propositions, et par une plus grande facilité à répondre aux normes argumentatives qui restent finalement très scolaires. Même sans supposer une volonté consciente de domination de la part des enfants de familles favorisées, il apparaît que dans des contextes mixtes ce sont souvent eux qui en viennent à définir la « volonté générale » de la classe.

C’est qu’une telle conception de l’autorité ressemble finalement beaucoup à celle qui prévaut dans les familles des fractions culturelles de la classe supérieure. Comme l’ont montré Annette Lareau aux États-Unis ou bien Bernard Lahire en France, dans ces familles, l’avis de l’enfant est souvent suscité dans le cadre de négociations entre enfants et parents. À l’inverse, les familles de classes populaires reposent plus souvent sur une autorité peu négociée et des règles moins explicitées. Les enfants peuvent alors se retrouver dans une situation de désajustement face à des modes de régulation qui ne leur sont pas familiers. Il faut d’ailleurs reconnaître que, même si de nombreux·ses enseignant·e·s mettent en place des pédagogies différentes dans des milieux populaires, les écoles privées mettant en avant l’autonomie des enfants recrutent essentiellement des enfants issus des classes supérieures.

Ces éléments sont importants à garder à l’esprit pour se garder de toute idéalisation, mais ne devraient pas pour autant nous conduire à rejeter en bloc l’autonomie scolaire comme nouvelle ruse de la domination de classe. Nous risquons aujourd’hui de nous diriger vers une société dans laquelle prévaut une autorité à deux vitesses. Aux enfants des dominant·e·s, la participation et l’autonomie dans des dispositifs scolaires et familiaux prônant le respect de leur individualité. Aux enfants des dominé·e·s (et souvent racisé·e·s) dont l’éducation est jugée défaillante, la discipline militarisante du Service national universel (SNU). Contre les discours qui voudraient que les enfants de classes populaires ne répondraient qu’à l’autoritarisme, il faut donc opposer un postulat d’éducabilité à l’autonomie. Mais ce postulat doit être accompagné d’un réalisme sociologique pour s’efforcer de mettre en place l’autonomie scolaire sans laisser la moitié des élèves sur la touche. Cela implique bien sûr une réflexion pédagogique et une formation des enseignant·e·s. Mais il s’agit de ne pas oublier également les conditions matérielles de ces pratiques, au premier rang desquelles la limitation des effectifs dans les classes qui ne peut passer que par un recrutement accru.

L’obsession autoritariste conduit aujourd’hui à redorer le blason de vieux fantasmes conservateurs qui prennent souvent, du SNU à l’uniforme, les contours de la discipline militaire. Contre le retour de « l’école-caserne » dénoncée par Fernand Oury et Jacques Pain[6], l’histoire et le présent de la pédagogie nous montrent les voies d’une autorité qui autorise, au sens où elle donne aux élèves du pouvoir d’agir en les rendant auteur·ice·s de leur vie collective. La sociologie, quant à elle, nous donne les outils pour éviter qu’une telle redéfinition de l’autonomie ne reproduise des mécanismes de domination en ne parlant qu’à la frange la plus favorisée des enfants ; elle nous permet en un mot de penser les conditions de l’autonomie scolaire.

Cet article a été publié pour la première fois le 30 août 2023 dans le quotidien AOC.


[1] B. Robbes, L’autorité éducative dans la classe. Douze situations pour apprendre à l’exercer, ESF, 2010.

[2] La progressive education est un terme américain correspondant plus ou moins à la « pédagogie nouvelle » en France. Il s’agit de courants pédagogiques hétérogènes apparaissant à partir de la fin du XIXème siècle, mais qui ont en commun une critique de la pédagogie « traditionnelle », une emphase sur l’activité de l’enfant et une remise en cause de la relation verticale entre l’enseignant·e et l’élève. Voir G. Leroy, Sociologie des pédagogies alternatives, La Découverte, 2022.

[3] R. Gasparini, Ordres et désordres scolaires : la discipline à l’école primaire, Grasset, 2000.

[4] C. Freinet, L’Éducation morale et civique, Éditions de l’École moderne française, 1960.

[5] F. Oury, « Institutions : de quoi parlons-nous ? », Institutions, n° 34, mars 2004, p. 12.

[6] F. Oury, J. Pain, Chroniques de l’école-caserne, Maspero, 1972.

Nicolas Duval-Valachs

Sociologue, Doctorant à l’EHESS et professeur agrégé de sciences économiques et sociales

Notes

[1] B. Robbes, L’autorité éducative dans la classe. Douze situations pour apprendre à l’exercer, ESF, 2010.

[2] La progressive education est un terme américain correspondant plus ou moins à la « pédagogie nouvelle » en France. Il s’agit de courants pédagogiques hétérogènes apparaissant à partir de la fin du XIXème siècle, mais qui ont en commun une critique de la pédagogie « traditionnelle », une emphase sur l’activité de l’enfant et une remise en cause de la relation verticale entre l’enseignant·e et l’élève. Voir G. Leroy, Sociologie des pédagogies alternatives, La Découverte, 2022.

[3] R. Gasparini, Ordres et désordres scolaires : la discipline à l’école primaire, Grasset, 2000.

[4] C. Freinet, L’Éducation morale et civique, Éditions de l’École moderne française, 1960.

[5] F. Oury, « Institutions : de quoi parlons-nous ? », Institutions, n° 34, mars 2004, p. 12.

[6] F. Oury, J. Pain, Chroniques de l’école-caserne, Maspero, 1972.