Dévouement sans Borne
Depuis la démission, lundi 8 janvier, de l’ancienne Première ministre Élisabeth Borne, une partie de la presse et de la classe politique a salué son dévouement, soulignant les efforts et les sacrifices qu’elle avait consentis pour accomplir la mission que lui avait confiée le président de la République.
La ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, elle-même sur le départ, a ainsi jugé qu’Élisabeth Borne avait été « une Première ministre à l’écoute, déterminée, courageuse et fédératrice, dévouée aux Français ». Même hommage et même lexique de la part d’un autre partant, Franck Riester, ancien ministre délégué chargé des Relations avec le Parlement, qui voit dans Élisabeth Borne une « femme d’État et femme de courage [qui] a servi notre pays avec dévouement, abnégation et sens de l’écoute » ou chez Richard Ferrand, l’ancien président de l’Assemblée nationale, qui a salué « son abnégation au service de notre pays ».
Les hommages ne sont pas venus des seuls proches du président Macron et des anciens ministres de ses gouvernements successifs, même s’ils jouent un rôle clé dans ces éloges sans émotion. Ils émanent aussi d’élus locaux, de députés comme Benoît Bordat à Dijon, de maires ou encore de journaux à l’image des Échos qui titraient le 8 janvier sur les « vingt mois d’abnégation d’Élisabeth Borne à Matignon ».
En fait, le lexique du don de soi pour le service de tous, du sacrifice et de l’abnégation colle à l’ancienne Première ministre depuis longtemps : en 2019, déjà, Bruno Cautrès avait vu dans cette qualité supposée la raison de son arrivée au ministère des Transports en remplacement de François de Rugy. À ses yeux, « elle a d’abord des qualités aux yeux du Premier ministre et du président de la République, elle est extrêmement dévouée à sa tâche ».
L’intéressée a incontestablement su tirer les bénéfices symboliques de l’étonnante qualité qu’on lui prête, qui l’érige en modèle de réussite républicaine et de désintéressement, loin des conflits d’intérêts et de la passion du pantouflage dans lesquels d’autres ministres des gouvernements Macron se sont illustrés.
Borne a réussi à faire de ce qu’on présente comme son engagement sans réserve et sa loyauté indéfectible une sorte de marque de fabrique ou plutôt l’illustration d’une forme d’ethos paradoxal du travail bien fait, dans lequel l’absence d’ambition personnelle et de calculs serait une vertu politique cardinale, alors même qu’elle a fréquenté depuis longtemps les cabinets ministériels, les grands corps de l’État, des entreprises de premier plan. Dès juillet 2022, sa déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale mêlait ainsi rappels de sa trajectoire personnelle, autoportrait en serviteur infatigable de l’État et promesse de rendre à la République ce qu’elle en avait reçu : « Je n’ai pas le complexe de la femme providentielle. J’ai été ingénieure, femme d’entreprise, préfète, ministre. Mon parcours n’a suivi qu’un fil rouge : servir ».
Et en effet, cette rhétorique du service et du dévouement s’est imposée comme l’un des fils rouges de son action, de sa manière d’en rendre compte, de sa vision de la République et de ses agents : en juillet 2023, au comité interministériel sur la sécurité routière, elle évoquait le « dévouement remarquable des soignants » ; en septembre 2023, devant l’Institut des hautes études de défense nationale, Élisabeth Borne louait le dévouement des soldats engagés dans les opérations militaires de la France ; en novembre 2023, elle récidivait au Congrès des maires et des présidents d’intercommunalités en estimant qu’en « réalité, dans tous les domaines, la France est plus forte grâce ses communes. Plus forte grâce au travail, à l’engagement, au dévouement de ses élus locaux ».
L’expression n’est évidemment pas mobilisée dans le discours gouvernemental sans raison, ni sans arrière-pensée dans un moment de désenchantement démocratique et de défiance à l’égard des politiques.
L’expression a ainsi été régulièrement appliquée par l’ex-ministre aux agents du service public auxquels elle ne pouvait rien promettre de plus que des mots, mais à qui elle semblait s’identifier en partie, se présentant comme étant elle aussi tout entière dévouée au service du public.
Pourtant, l’expression est loin d’aller de soi et à l’heure du bilan de son action ministérielle elle soulève un certain nombre de questions. Car elle n’est évidemment pas mobilisée dans le discours gouvernemental sans raison, ni sans arrière-pensée dans un moment de désenchantement démocratique et de défiance à l’égard des politiques. Il faut donc prendre le temps de voir ce qu’elle a historiquement recouvert pour comprendre ce que les éléments de langage qui nous submergent disent véritablement, ou dissimulent.
C’est sans doute dans un chapitre clé de la seconde partie de La démocratie en Amérique que l’on trouve la définition canonique la plus claire ce que représente le dévouement, le sacrifice de ses propres intérêts pour le bien d’autrui et l’opposition qu’il convient d’établir à ce sujet entre les sociétés d’Ancien Régime et les sociétés démocratiques modernes.
Tocqueville estime en effet que « lorsque le monde était conduit par un petit nombre d’individus puissants et riches, ceux-ci aimaient à se former une idée sublime des devoirs de l’homme ; ils se plaisaient à professer qu’il est glorieux de s’oublier soi-même et qu’il convient de faire le bien sans intérêt, comme Dieu même. C’était la doctrine officielle de ce temps en matière de morale ».
Le rappel de la place que l’ethos aristocratique concédait à l’honneur, à la vertu individuelle, au sacrifice volontaire de soi dans les sociétés pré-démocratiques permet ainsi à Tocqueville de décrire les dangers de l’individualisme moderne. Il range le recul des formes les plus éclatantes de la vertu civique et du sacrifice de soi à l’intérêt général parmi les conséquences inévitables de l’égalisation des conditions en démocratie. À la différence des sociétés aristocratiques où chacun mesurait sans cesse la force des écarts sociaux et donc la nécessité de justifier son rang, d’obtenir des appuis et d’en donner, de jouer des allégeances personnelles, le citoyen y serait conduit à s’isoler de ses semblables, à oublier les liens qui l’attachent à ses aïeux, à chercher à créer « une petite société à son usage » et d’une manière générale « à tourner ses sentiments vers lui seul ».
Ce repli s’accompagnerait inéluctablement d’une transformation profonde de la manière dont les individus se pensent et pensent leurs devoirs et d’un affadissement des idéaux, qui profite aux habitudes honnêtes et utiles, aux causes modestes et familières, aux engagements qui n’exigent rien de trop couteux et dont Tocqueville mesure les effets jusque dans l’activité poétique.
« Sentiment réfléchi et paisible », l’individualisme pourrait donc progressivement conduire à assécher « la source des vertus publiques » et le désir de s’engager dans les affaires de la Cité, avant d’attaquer « toutes les autres ». Pour Tocqueville, par conséquent, « le siècle des dévouements aveugles et des vertus instinctives fuit déjà loin de nous », et il y aurait là une pente susceptible de conduire de l’individualisme à l’égoïsme et de faire peser une menace directe sur la liberté elle-même.
L’égoïsme d’une société atomisée d’individus se tenant à l’écart de la politique pourrait en effet favoriser l’essor d’un État despotique profitant de « l’indifférence » des citoyens pour les affaires publiques et décidant de les prendre lui-même totalement en charge, au prix de l’abolition de la liberté. « Le despotisme […] est donc particulièrement à craindre dans les siècles démocratiques »[1].
C’est en partie pour répondre à cette analyse que quelques-uns des penseurs républicains les plus importants du XIXe siècle, aujourd’hui rarement cités, ont tenté d’imaginer – et d’imposer dans l’école laïque et obligatoire – des formes spécifiques de dévouement démocratique. Il leur fallut pour cela distinguer nettement les manières aristocratiques et nobiliaires de se dévouer, dans des liens d’homme à homme et des fidélités personnelles, du don de soi moderne, qui devait être un désintéressement très particulier effectué au profit de l’intérêt général et résider non dans un retrait de la sphère publique, mais, au contraire, dans un engagement civique qui reposait sur le sacrifice volontaire des ambitions et des affections personnelles à des idéaux collectifs ou à des valeurs universelles.
La naissance mouvementée de la IIIe République constitua par conséquent un moment décisif dans le cheminement de ces idées, qui reprenaient l’héritage de la Révolution et devinrent inséparables des projets scolaires du nouveau régime. Dès 1872, dans le Manuel républicain qu’il publie à la suite de l’expérience politique et éditoriale du Bulletin de la République dont il avait été chargé par Gambetta, Jules Barni, philosophe et opposant historique du Second Empire, élu député de la Somme, retient finalement ce « désintéressement et ce dévouement à la chose publique » comme la véritable « vertu civique » sans laquelle il n’y a pas de République.
La définition en est très simple : « il faut que les citoyens s’accoutument à subordonner et à sacrifier au besoin leurs intérêts personnels aux intérêts publics ; il faut qu’ils se rendent capables de désintéressement et de dévouement »[2].
Le dévouement républicain que Barni attendait des citoyens n’est donc plus fidélité personnelle, loyauté obligée au prince ou au grand, mais adhésion aux idéaux de la République et acceptation des contraintes et du sacrifice des intérêts égoïstes qu’imposent le suffrage universel et la recherche du bien commun. Au rebours ce qu’une longue tradition philosophique avait reproché au système républicain, décrit comme propice aux cabales et aux factions, à l’expression des ambitions personnelles et au développement de la corruption, Barni établit que pour prendre part à la Res publica et en consolider les fondements, les citoyens doivent renoncer à y chercher avant tout la satisfaction de leurs intérêts et de leurs passions.
Le régime démocratique et l’égalité théorique des conditions, comme le suffrage universel, ne conduisent donc pas nécessairement au repli égoïste et à la pulvérisation des « sociétés » personnelles qu’imaginait Tocqueville, à condition toutefois d’instituer l’absolue supériorité de l’intérêt général et d’inculquer par l’école les comportements civiques qui lui sont conformes. En somme, de chacun la République pouvait attendre le dévouement nécessaire à sa stabilité.
La position de Barni s’imposa rapidement dans le camp républicain. Elle se retrouve au cours des années suivantes sous d’autres plumes : celle de Paul Boiteau, un ancien professeur de l’École normale supérieure qui avait refusé de prêter serment à Napoléon III en 1852 et qui rédige l’entrée « République » du Dictionnaire général de la politique de Maurice Block, celle du pédagogue Maxime Petit ou encore celle du philosophe et historien Joseph Fabre qui deviendra lui aussi député.
Pour Boiteau, par exemple, dans une réponse directe à Tocqueville, le dévouement d’homme à homme que l’on rencontre parfois dans les monarchies a certes quelque chose de touchant, voire d’héroïque, mais « il est moins pur et moins sublime que ce dévouement supérieur à l’homme lui-même, c’est-à-dire à la patrie, à la loi, à l’État », exempt de « toute préoccupation égoïste, de tout calcul personnel, de toute affection étrangère à l’intérêt général » qui se reconnaît dans les républiques[3].
À quelle cause collective, à quel idéal supérieur ou à quelle grandeur l’ex-Première ministre s’est-elle sacrifiée ?
Maxime Petit juge pour sa part indispensable d’honorer par-delà le courage militaire et le courage civil (qui nous fait voler au secours de nos semblables en danger), « le courage civique, qui consiste à nous dévouer, en vue d’un intérêt plus général, pour le salut de nos concitoyens et pour le bien public »[4]. La chose est aisée en temps de paix, « il suffit […] de résister à la corruption de dédaigner la peur et de faire passer ses convictions avant ses sympathies ».
L’idée d’une relation à la fois nécessaire et privilégiée entre forme républicaine de gouvernement et développement parmi les citoyens d’un type de vertu politique ou civique spécifique fondé sur le sacrifice volontaire des intérêts et des affections privés à l’intérêt collectif circule donc largement, justifiant le recours aux exemples idéal-typiques forgés dans l’Antiquité romaine, comme l’avait fait la Révolution redécouvrant les héros civiques de Tite-Live, les Brutus, Scaevola et autres Marcus Curtius.
La vertu républicaine prit ainsi le visage du dépassement de soi, du renoncement à la satisfaction des intérêts personnels, de l’engagement désintéressé pour l’intérêt collectif, nourrissant d’innombrables publications et programmes scolaires sur le civisme, les devoirs du citoyen, les sacrifices qu’il fallait être prêt à consentir pour la République, la patrie ou la liberté.
On peut en prendre pour exemple, parmi d’autres, le Petit traité d’instruction civique, suivi d’exemples de patriotisme, de l’inspecteur pédagogique Jean Chaumeil, paru en 1885, qui égrène les exemples de comportements vertueux et les maximes, citant pêle-mêle Cicéron (« Nous ne sommes pas nés pour nous, mais pour la Patrie ») et Rousseau (« Les plus grands prodiges de vertu ont été produits par l’amour de la Patrie ») et participant ainsi à la laïcisation de l’idée de vertu, détachée de toute sotériologie.
Peu à peu, cette conception du désintéressement comme condition même de la vertu civique s’imposa largement dans la manière de conduire l’action militante et de construire des causes politiques légitimes. Il fallait être prêt à courir des risques et à renoncer à son confort, à sa carrière, à ses amitiés pour faire triompher des causes justes, à l’image de Zola qui connaissait les risques de « J’accuse… ! » : « ma lettre ouverte est sortie comme un cri. Tout a été calculé par moi, je m’étais fait donner le texte de la loi, je savais ce que je risquais »[5].
Aujourd’hui, la cause animale, la cause environnementale, la cause des migrants ou encore les engagements humanitaires se bâtissent encore manifestement sur le désintéressement de ceux qui s’y engagent et sur la conviction que celui-ci est la meilleure des justifications de la cause défendue : c’est bien l’intérêt général (celui de la planète et de la biodiversité, celui de l’humanité et des droits humains) qui est en jeu et non l’ambition personnelle de ceux qui s’engagent.
Cette archéologie sémantique de dévouement civique jette une lumière assez crue sur le don de soi ou « l’abnégation » d’Élisabeth Borne car elle invite à se demander à quelle cause collective, à quel idéal supérieur ou à quelle grandeur l’ex-Première ministre s’est sacrifiée.
Venue de la gauche de gouvernement, érigée en symbole de réussite de la méritocratie républicaine, n’hésitant pas à rappeler ses origines et à invoquer « la force de l’exemple » dans son discours de politique générale en mentionnant Irène Joliot-Curie, Suzanne Lacore et Cécile Brunschvicg, Simone Veil et Édith Cresson, la ministre a dirigé un gouvernement dont l’exemplarité citoyenne et le désintéressement n’ont pas été la qualité première, conduit une réforme des retraites dont les carrières longues et celles des femmes seront les premières victimes, porté une loi migration qui bafoue les principes juridiques de la République et banalise les thèses de l’extrême droite.
Pour reprendre les termes de Maxime Petit, elle n’a rien sacrifié à ses « convictions » mais tout à ses « sympathies », en étant dévouée bien davantage au président qu’aux grands principes qu’invoquaient régulièrement ses discours. Au fond, Élisabeth Borne a parcouru à reculons le chemin ouvert depuis Tocqueville, en ramenant la politique à l’exercice d’une loyauté aveugle au prince, dont c’est d’ailleurs le seul principe de sélection de ceux qui devraient conduire l’action publique. Un retour à l’Ancien Régime, sans rien de « sublime » cette fois.