Politique

Fabriques de peuples

Philosophe

De Nuit Debout à Occupy Wall Street, du Printemps Arabe à la Révolution des parapluies à Hong Kong, les mouvements de revendications de la dernière décennie ont fait resurgir le terme de « peuple » dans le discours politique contemporain, dévoilant un large spectre de significations. Derrière l’apparente unité se cachent en réalité trois visages distincts, parfois contradictoires mais toujours inséparables.

Le peuple fait retour dans la politique contemporaine. Du moins le signifiant « peuple ». Sous le signifiant, un spectre sans doute. Les mouvements de contestation de la décennie 2010, d’Athènes à New-York, en passant par Tunis, Le Caire, la Syrie, Hong Kong ou Santiago et Paris, se sont donnés comme intervention du peuple contre les gouvernants, voire contre les élites, jusqu’à se reconnaître sous la bannière nationale. Ce, en déployant les ambiguïtés inhérentes à de la notion.

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Ethnos, démos, plethos, ochlos, laos, populus, plebs, turba, multitudo ? Nation, Peuple souverain, plèbe, multitude, foule, communauté autonome ? Classes populaires aussi, pour le dire avec des mots de la sociologie politique[1], conjuguant le vocabulaire du peuple et celui des classes, occulté en « classes moyennes » par le discours économiciste dominant. Démocratie, république, pouvoir du peuple, populisme, souveraineté populaire ? Selon la scène, celle de la nation, du parlement, ou de la rue, selon la scénographie médiatique aussi, ce sera l’un ou l’autre, l’un et l’autre mêlés. « Peuple » est un concept impur.

Un constat : les luttes politiques ne sont plus conduites dans le vocabulaire des classes. Celles-ci n’ont pour autant, pas plus que la lutte des classes, disparu. Ce changement de vocabulaire signe une évolution que la sociologie politique enregistre : « Plus que la fin de la classe ouvrière, nous assistons aujourd’hui à la fin de l’hégémonie que la classe ouvrière a su bâtir sur le populaire[2]. » Comme à chaque crise depuis le XVIIIe siècle, l’hégémonie du signifiant « peuple » pour nommer le sujet politique, sans lever ses ambiguïtés, bien au contraire, est le symptôme d’un changement profond dans la manière de concevoir et de conduire le conflit politique.

Sans doute, au lendemain de l’effondrement du communisme bureaucratique, certains ont-ils cru à son évaporation, à l’avènement d’une société apaisée, réconciliée avec elle-même. C’était oublier l’essence même de l


[1] Olivier Schwartz, « Peut-on parler de classes populaires », La Vie des Idées, 13 septembre 2011 ; Sophie Béroud, Paul Bouffartigues, Henri Eckert, Denis Merklen, En quête des classes populaires. Un essai politique, La Dispute, 2016.

[2] Sophie Béroud et al., op. cit., p. 15.

[3] Je me permets de renvoyer à mon livre : Les voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle, Éditions Amsterdam, 2018.

[4] Turba : la multitude, la cohue du peuple. (NdlA)

[5] Christian Prigent, « Écrire le peuple », in, Antony Burlaud, Allan Popelard et Gregory Rzepski (dir.), Le Nouveau monde. Tableau de la France néolibérale, Éditions Amsterdam, 2021, p. 753.

[6] Par exemple : « Mes ancêtres, par milliers, avaient attendu comme je le faisais, que la nuit tombe pour ensevelir leurs pas ; ils s’en étaient remis à un ami véritable et ils avaient senti les crocs des chiens sur leurs talons.  C’était simple. Il fallait que je sois digne d’eux. » Angela Davis, Autobiographie, traduit par Cathy Bernheim, Éditions Aden [1975], 2003, p. 15.

[7] Ainsi en est-il, si l’on suit Emmanuel Macron, de Johnny Halliday, selon les propos tenus lors de « l’hommage national » rendu au chanteur : « “Johnny” est non seulement “entré dans nos vies” mais il est devenu une présence indispensable, un membre de notre famille, un “ami”, un “frère”. Mais la présence de Johnny – prénom qui indique le degré de proximité et d’appropriation dont sa personne a fait l’objet – ne se réduit pas à cette cohabitation intime. Car si Johnny appartient “à son public”, un public qui se décline en une multitude d’admirateurs qui le portent, chacun à sa manière, “dans son cœur et dans sa vie”, il est en dernière instance “une part de nous-mêmes” en tant que “peuple uni”. Ultimement, en effet, Johnny est “une part de la France” : dépassant “les générations” et “tout ce qui divise la société”, il permet à la “nation” de se réunir comme “un peuple uni autour d’un de ses fils prodigues”. Une telle effervescence émotionnelle “est

Gérard Bras

Philosophe, Directeur de programme au Collège International de Philosophie et président de l'Université populaire des Hauts-de-Seine

Notes

[1] Olivier Schwartz, « Peut-on parler de classes populaires », La Vie des Idées, 13 septembre 2011 ; Sophie Béroud, Paul Bouffartigues, Henri Eckert, Denis Merklen, En quête des classes populaires. Un essai politique, La Dispute, 2016.

[2] Sophie Béroud et al., op. cit., p. 15.

[3] Je me permets de renvoyer à mon livre : Les voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle, Éditions Amsterdam, 2018.

[4] Turba : la multitude, la cohue du peuple. (NdlA)

[5] Christian Prigent, « Écrire le peuple », in, Antony Burlaud, Allan Popelard et Gregory Rzepski (dir.), Le Nouveau monde. Tableau de la France néolibérale, Éditions Amsterdam, 2021, p. 753.

[6] Par exemple : « Mes ancêtres, par milliers, avaient attendu comme je le faisais, que la nuit tombe pour ensevelir leurs pas ; ils s’en étaient remis à un ami véritable et ils avaient senti les crocs des chiens sur leurs talons.  C’était simple. Il fallait que je sois digne d’eux. » Angela Davis, Autobiographie, traduit par Cathy Bernheim, Éditions Aden [1975], 2003, p. 15.

[7] Ainsi en est-il, si l’on suit Emmanuel Macron, de Johnny Halliday, selon les propos tenus lors de « l’hommage national » rendu au chanteur : « “Johnny” est non seulement “entré dans nos vies” mais il est devenu une présence indispensable, un membre de notre famille, un “ami”, un “frère”. Mais la présence de Johnny – prénom qui indique le degré de proximité et d’appropriation dont sa personne a fait l’objet – ne se réduit pas à cette cohabitation intime. Car si Johnny appartient “à son public”, un public qui se décline en une multitude d’admirateurs qui le portent, chacun à sa manière, “dans son cœur et dans sa vie”, il est en dernière instance “une part de nous-mêmes” en tant que “peuple uni”. Ultimement, en effet, Johnny est “une part de la France” : dépassant “les générations” et “tout ce qui divise la société”, il permet à la “nation” de se réunir comme “un peuple uni autour d’un de ses fils prodigues”. Une telle effervescence émotionnelle “est