Israël-Gaza : contre le campisme
Le bilan de la guerre menée à Gaza se chiffre désormais en dizaines de milliers de victimes palestiniennes. Alors que l’inquiétude politique se noue de plus en plus autour de la question du devenir de Gaza ou de l’impasse de la guerre, d’autres dommages, certes symboliques, apparaissent. Face à un sensationnalisme médiatique, à des analyses de surface qui inondent les supports d’information, la science sociale peine à se faire entendre à dégager un espace qui lui est propre, quand elle n’est pas caricaturée.
L’une des raisons en est que l’enjeu ne réside pas dans la problématisation du conflit, mais dans une lecture simpliste des sociétés israélo-palestiniennes. Le traitement du conflit relevant de plus en plus d’un processus de mise en actualité[1], ce sont les interprétations à distance et souvent pauvres en contenus qui sont privilégiées, au détriment des descriptions et de la problématisation. Ce constat concerne particulièrement les positions militantes qui reflètent les voies par lesquelles la politique existe dans l’espace public.
Il n’existerait que deux camps qui divisent le monde : les anti-Israéliens (ou antisionistes propalestiniens) et les antipalestiniens (ou pro-israéliens). Cette exploitation binaire de la guerre relève du campisme, mais on peut élargir cette notion en prenant en compte le fait que ces analyses sont effectuées à distance. Ce type d’empathie, parce qu’elle est lointaine et la plupart du temps sans connaissance réelle des réalités, accroît la critique et donne lieu à une montée hâtive en généralité des militants et de l’opinion publique. Nul doute que celle-ci se trouve actuellement renforcée par les exactions israéliennes à Gaza.
Pour relever ce type de geste idéologique, il faut se pencher sur la récurrence de certaines notions dont regorgent les tribunes dans les médias. Nous considérerons ici seulement les positions militantes en soutien à la Palestine, venant en appui du Sud global, de l’anti-racisme ou de l’anti-impérialisme[2], et dont les lexiques se sont considérablement renouvelés, notamment depuis le 7 octobre.
Les mots du campisme
Là où la science sociale vise à extirper les processus politiques de leur traitement médiatique, afin de mettre en évidence des domaines de la vie sociale délaissés par ce dernier (par exemple la politique interne israélienne ou palestinienne, les mobilisations en Israël), les nombreuses tribunes militantes, affirmant leur soutien à la Palestine, par exemple, se consacrent de façon récurrente à l’explicitation du fait « colonial ». Elles prennent, comme invariant ou comme point fixe de leur critique, la dénonciation du sionisme. Celui-ci est considéré comme une extension de l’impérialisme et comme un témoignage réaliste de l’existence du fait colonial israélien, quelles que que soient les discontinuités et les temporalités, et sans véritable prise en compte des mondes vécus israélo-palestiniens.
Dans le tiroir du campisme, il faut évidemment ranger l’utilisation du terme « proto-génocidaire » pour décrire l’attitude d’Israël à l’égard des Palestiniens, dans le but de créer une commensurabilité entre un gouvernement d’occupation (ou quelquefois « le peuple d’Israël ») et l’extermination des Juifs mais également entre différentes souffrances. Pourtant, il n’existe pas de narratif commun aux Israéliens et aux Palestiniens concernant la Shoah, le massacre du 7 octobre et la guerre actuelle. Ce type de dérive au sein du comparativisme causal, à la recherche d’une commensurabilité entre Gaza et Auschwitz, rendent perceptible le confusionnisme à l’œuvre dans la compréhension du sionisme. D’autres images peuvent être mobilisées : l’ethnocratie et l’apartheid. Quel est leur statut ?
Le problème qui est posé par de telles notions ne réside pas tant dans leur contenu critique (dont ni les chercheures, ni les militants ne sont tenus de s’affranchir), que dans leur dépolitisation et leur dématérialisation, qui a pour conséquence de jeter un voile sur la réalité des sociétés. Chacune de ces expressions qui se veulent pourtant politiques effacent les formes que peuvent prendre une société, dans la mesure où elles reposent la plupart du temps sur un ressenti extérieur et distant ou sur un sentiment moral.
Il importe de noter ici que le rôle de la science sociale et de la grounded theory consiste justement à lutter contre ce type d’abstraction. La sociologie en particulier, parce qu’elle repose sur l’enquête, contribue à penser, non pas des totalisations ou des antagonistes vagues, mais des situations ordinaires, où se jouent des processus complexes de compréhension de la politique, dans une perspective compréhensive, sinon mélioriste. Cela n’exclut pas bien sûr que l’autorité scientifique ne puisse être dénuée d’objectifs politiques.
Le campisme vu du local
C’est dans ce contexte que nous pouvons prendre, parmi d’autres, quelques catégories clefs du campisme, en les confrontant très brièvement à la réalité et au processus de construction des connaissances qui lui est contigu. Le premier cas est le terme « sionisme ». On remarque que l’emploi du mot dans les tribunes recouvre souvent un signifiant vaste (politique, religieux, étatique) tout en désignant un problème : celui qui résulterait de l’implantation des Juifs dans un État. De même, l’antisionisme affiché dans le même espace critique désigne plus souvent la remise en cause de l’État d’Israël que la seule critique d’un gouvernement.
Dans ce domaine, un raccourci concerne l’étiquetage du sionisme politique, qui serait « par nature » colonial[3]. Ce type de catégorisation repose sur un travail d’unification symbolique entre l’immigration juive à ses différentes phases (avant et après 1958) et les colonies en Cisjordanie. Il pourrait pourtant facilement être démontré qu’il existe des graduations historiques et politiques entre sionisme et colonisation[4], en raison notamment de l’institutionnalisation du premier, ayant acquis une légitimité en 1948, lors de la création de l’État d’Israël.
Mais, plutôt que de nommer Israël par son nom, le campisme antisioniste se réfère à l’« entité sioniste ». Israël est ainsi dépossédé de sa forme-État : ce n’est pas un véritable État-nation, mais un colonialisme de peuplement, à la différence du nationalisme palestinien, qui est ontologique, concret, éternel et ancré dans le sol et où la vraie forme de l’État serait la Palestine de 1948. Dans le même sens, l’étiquetage « sioniste » permet d’amalgamer toutes sortes de composantes sociales et religieuses : comme le suprématisme, le messianisme et le sionisme traditionnel fondateur, ou encore le judaïsme orthodoxe[5]. Pourtant, il faudrait plutôt parler de nationalisme religieux ou israélien, qui englobe toutes les branches et les sensibilités (des orthodoxes, aux pratiquants traditionalistes, aux suprématistes, et même aux populations non observantes).
Prenons un autre terme : impérialisme. Contrairement à la réalité, on remarque également que le campisme propalestinien répand l’idée selon laquelle les Israéliens seraient tous liés au Nord global, en particulier aux États-Unis et seraient « impérialistes ». L’image du soldat musclé à Gaza, membre du corps national et exhibant des drapeaux est une représentation atavique de l’impérialisme colonialiste. De même, les Israéliens, compte tenu de leur appartenance à un État « illégitime », sont vus soit comme des rescapés de la Shoah (ou des descendants du génocide), soit comme des colons « blancs » ou descendants de colons, et dans tous les cas sont dépourvus de lien avec la terre palestinienne. Ils sont comparés aux afrikaners, racistes, qui assujettissent des indigènes, ici « arabes ».
Au sein de cette vision binaire, l’emploi du terme « apartheid » essentialise la relation aux Palestiniens. Rappelons que ces derniers, s’ils peuvent être discriminés en Israël, y détiennent la nationalité israélienne. À ce titre, si l’apartheid était une qualification, elle devrait davantage s’appliquer aux Palestiniens des territoires, privés de citoyenneté et de nationalité (bien que le droit civil s’applique dans les territoires dans les affaires locales tenues par l’Autorité Palestinienne), à la différence des colons israéliens extraterritoriaux, mais dépendant du droit civil israélien.
En outre, une analyse très simple de la démographie d’Israël nous montrerait que les Iraki ou Yemeni et plus généralement les Juifs orientaux (représentant 50% de la population actuelle[6]) ne sont pas des descendants de la Shoah. De même, les sondages récents indiquent que les Israéliens n’approuvent pas la gestion actuelle du gouvernement[7]. Et nombreux sont ceux qui, parmi les intellectuels, les militants et les citoyens déconstruisent la notion de sionisme au profit de celle de post-sionisme décolonial, terme qui désigne l’identité d’Israël en tant que telle, déliée de ses liens à l’Europe. En leur sein, de très nombreux groupes Israéliens mizhrarim (orientaux), interrogent la décolonisation de l’identité blanche au profit de la blackness, notion plus politique que celle de Juif oriental. C’est également dans cette perspective décoloniale et féministe que toute une littérature académique et de nombreux mouvements post-sionistes articulent les différentes luttes minoritaires, en intégrant l’identité palestinienne, et afin de penser une meilleure acclimatation d’Israël dans son environnement géopolitique[8].
L’homogénéisation lexicale peut être étendue à l’usage du terme « État occupant », renvoyant à la nature d’un État, alors qu’il faudrait préférer le terme de gouvernement d’occupation (de 1967 à 1993, puis depuis 2004), désignant d’avantage des modes de pouvoir. En effet, dans les dernières décennies, Israël a considérablement modifié ses dispositifs d’intervention dans les Territoires palestiniens. Une étude en science sociale détaillerait par exemple les différents arrangements réalistes entre le droit et l’économie afin de maximaliser la séparation entre Israéliens et Palestiniens, à partir de techniques relevant du « ni guerre, ni paix ». La dépendance organisée de l’économie palestinienne et l’absence de relation entre Palestiniens et Israéliens autre que dans le cadre du travail, la méconnaissance des Palestiniens, de leurs mouvements, de leurs pratiques, reflètent cette occupation à distance appelée « grand silence » par Netanyahou. L’occupation, au sens juridique et politique, demeure donc un mode de définition des rapports qu’entretient Israël aux Territoires, dont le modèle et les formes (comme les politiques de « containment » des populations palestiniennes par zones spatiales, la restriction des mobilités personnelles et professionnelles), sont loin d’être épuisées.
À cet égard, le pouvoir occupant ne peut se comprendre en dehors des formes sociales qui lui sont liées et de la façon dont les Israéliens et surtout les Palestiniens qualifient ce régime d’exception, voire le dépolitisent en fonction de leurs attendus (individualisme, désobéissance, pragmatique du jugement, opportunisme économique) et selon leur conception de la justice[9]. On pourrait par exemple mentionner les Refuznik (jeunes mobilisés refusant de servir dans les Territoires palestiniens), mais aussi les officiers dénonçant les méthodes de l’armée dans les Territoires (comme ce fut le cas avant le 7 octobre)[10], les déserteurs, renvoyant tous une autre image de « l’État ». Symétriquement, en Palestine, on mentionnera les différentes stratégies d’individuation pour obtenir de meilleures conditions d’existence.
Un nouveau mot du campisme : l’environnement ou le campisme vert
Mais une autre thématique est apparue récemment. La vision anti-israélienne ou antisioniste s’adapte à un nouvel environnement mondial : celui du réchauffement climatique et de la critique du « capitalocène ». Appelons « campisme vert » ce nouveau front où Israël apparaît comme une catastrophe en tant que telle. Car l’entité sioniste, comme créature de l’impérialisme et du capitalisme, amène, selon la critique, la destruction rapace de la planète. Elle serait même un obstacle au vivant et un poison pour la terre natale palestinienne[11].
Ce sont les termes qu’utilisa avant le 7 octobre, Andreas Malm, auteur éco-marxiste phare de la critique de l’extractionnisme. Selon le géographe militant, la Palestine-à-venir, qui prend place de la mer au Jourdain, doit être fondée sur la destruction de l’entité sioniste, incarnation prométhéenne du progrès. Une telle position caricaturale permet d’exalter la résistance palestinienne comme étant la seule voie de l’écologie anticapitaliste. Car elle permettrait de retrouver un rapport authentique à la terre, en effaçant les traces laissées par l’État colonisateur d’Israël.
Ce faisant, la préservation de l’humanité dépendrait de la disparition de l’entité sioniste d’Israël. Aussi, selon Malm, pour affirmer le camp de l’écologie au Moyen-Orient et dans le Sud global, il faut choisir le soutien aux Palestiniens : non pas seulement en désarmant des infrastructures comme le propose l’auteur à différents endroits de la planète[12], mais en affirmant que les Palestiniens et leurs ascendants, candidats au droit au retour, sont les seuls défenseurs possibles de l’environnement. Ils doivent donc retourner vivre dans leur pays d’avant 48. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la position suivante : « Adopter la position palestinienne, c’est, en fin de compte, choisir la nature comme son dernier et plus puissant allié[13]. »
Ainsi, à partir d’un travail d’unification symbolique des catégories « sionisme » et « écocide », l’anthropocène devient une nouvelle caisse de résonance du campisme anti-israélien. Il est certain qu’Israël contemporain s’est construit sur une domestication du vivant et des espaces non-humains, au sein d’un projet de développement qui a mis en valeur et naturalisé des espèces (végétales et animales comme le pin, le bétail) au service de son nationalisme. Néanmoins, de nombreuses initiatives bilatérales israélo-palestiniennes et jordaniennes ou intra-israélienens existent et témoignent d’une autre manière de penser le vivant et l’environnement[14].
Contre le campisme : pour une diplomatie du vivant
Résumons. Le campisme se tient dans un espace non pas intellectuel, mais idéologique, car il sert à diviser les camps selon la stricte stratégie de polarisation qui a pour effet d’exacerber, à distance, les tensions, sans permettre de revenir à une pensée de la politique. Le maintien des antagonistes ne permet pas de sortir de la crise politique et intellectuelle actuelle, notamment parce que de telles positions (qui ont été regardées ici à partir de l’hémisphère gauche de la critique) sont coupées des mondes ordinaires (du vécu de l’occupation, du mouvement climatique) et n’offrent d’horizon intellectuel que celui de la généralisation.
Contre le dogmatisme qui parcourt la lecture du conflit actuel, il importe de prendre comme boussole une géopolitique de l’ordinaire. Ni un cessez-le-feu, ni un plan de paix (le jour d’après) qui sera peut-être suivi de la reconstruction de Gaza sous l’égide internationale, ni de nouveaux gouvernants, ne suffiront à refonder un voisinage entre Israël et Gaza et la Cisjordanie. Ils ne permettront pas de créer les conditions d’un espace politique, émotionnel, pacifié reliant des êtres meurtris et sous le choc de la cruauté qui s’exerce de part et d’autre.
Au contraire, il semble encore possible d’espérer dans la diplomatie du quotidien et de l’ordinaire. Elle doit reposer sur des citoyens qui refusent cette polarisation et cherchent à mettre en relation les sociétés civiles entre elles, avec leur diaspora, juive, israélienne et palestinienne, croyant en leur destin. Cet horizon politique de l’interrelation s’étend en particulier aux questions environnementales.
Prenons alors au mot Andreas Malm qui propose de choisir « la nature comme son dernier et plus puissant allié ». Choisir la nature (ou plutôt l’environnement) devrait consister à encourager toutes les forces communes, conscientes du réchauffement climatique qui menace en même temps Palestiniens et Israéliens. Le terrestre arraché au chaos pourrait se trouver au cœur de cette alliance pour la démocratie et pour deux États. Une alliance pour ne pas voir sombrer toute une région.