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Approcher la guerre (Lviv, Kiev)

Politiste

Le 31 mars 2022 était libérée en Ukraine la ville de Boutcha, à 40 kilomètres au nord-ouest de Kiev et brièvement tenue par les Russes. L’armée ukrainienne découvrait partout des cadavres dans les rues, des dizaines de civils enterrés à la hâte dans plusieurs fosses communes. Jérôme Heurtaux a fait un an plus tard, en mai 2023, un voyage à Lviv, Kiev et Boutcha, comme chercheur mais aussi comme citoyen.

Le bus en provenance de Varsovie et Lublin, rempli de femmes et de quelques enfants, a passé le poste-frontière de Rava Ruska en fin d’après-midi. Il a traversé jusqu’à Lviv des villages ukrainiens plongés dans une apparente tranquillité, paisibles comme peuvent l’être les communes rurales d’Europe au mitan du printemps. Comment cette campagne sans histoires, qu’éclaire pour quelques instants encore la lumière apaisante d’un soleil déclinant, pourrait-elle être en guerre ? Comme le dormeur du val de Rimbaud allongé sur un charmant lit de cresson se révèle être un soldat mort, les paysages sereins de Galicie se dressent sur un lit de terre souillée par les armées ennemies.

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Des civils récemment devenus soldats reposent dans chacun des cimetières que longe le bus dans sa traversée de la région : on reconnaît leur sépulture aux drapeaux bleu et jaune qui figurent le souvenir de leur sacrifice. Signes déplaisants de la guerre qui se tient désormais de l’autre côté du pays, ces tissus qu’une brise vespérale fait légèrement onduler, rappellent le tribut que chaque village paie pour la défense de la patrie attaquée. Et malheur à celui comme l’auteur de ces lignes qui emmène dans ses bagages des connaissances historiques et une conscience politique : l’Histoire, cette empêcheuse de rêvasser en paix, comme le ferait un romantique, à la beauté désarmante d’un paysage bucolique, à la bonté intemporelle de la nature, à l’innocence passive d’une paysannerie enclavée, réanime les tragédies du passé et revêt de pourpre et de noir ce que l’œil voit d’abord bleu, jaune ou vert.

Les morts de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, pour la plupart des civils trop vite devenus soldats, sont entrés dans l’histoire d’une région qui fut longtemps malmenée par les convoitises des puissances voisines et le terrain de combats que celles-ci ont immanquablement engendrés. Conquête polonaise, annexion autrichienne, guerre polono-ukrainienne, agression nazie, occupation soviétique : la région est bel et bien une « terre de sang » et de deuil, si bien que dans le plus reculé des hameaux où la plupart des paysans ne sont probablement jamais montés jusqu’à Kyiv, chaque nouvel enterré ou presque l’est pour des raisons ni naturelles, ni accidentelles : ce sont des morts politiques, des morts que l’on décompte dans les livres d’histoire.

C’est près de la frontière, dans l’ancien village polonais de Gródek (aujourd’hui Horodok) qu’est mort le roi de Pologne Ladislas II Jagellon en 1434 : avec lui et après lui, les conflits successifs ont laissé une longue traîne de victimes moins célèbres, que le 20ème siècle a considérablement étendue. C’est dans la partie occidentale de l’Ukraine, comme à Kamenets-Podolski en Podolie ou à Babi Yar près de Kiev, qu’eurent lieu parmi les plus grands massacres de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est d’ailleurs près de Lviv, quand elle se faisait appeler Lwów, qu’est né l’inventeur de la notion de crime contre l’humanité, Hersch Lauterpatch et c’est dans cette ville que Raphael Lemkin, à qui l’on doit la catégorie de génocide, obtint son diplôme de droit (le juriste Philippe Sands l’a raconté dans Retour à Lemberg[1]). Rien n’est totalement inédit dans cette guerre meurtrière qui frappe l’Ukraine depuis 2014.

La guerre, si loin si proche

Un dimanche à Lviv en mai 2023 a toutes les apparences d’un dimanche ordinaire. Les fidèles se massent dans les églises orthodoxes et gréco-catholiques où de jeunes communiants prennent la pose en souriant devant les photographes, la douceur du climat attire une foule de tous âges dans le centre historique, qui prend d’assaut les glaciers et les terrasses des restaurants. Le parc Ivan Franko, dont l’imposante statue de cet écrivain-poète-journaliste-homme politique ukrainien souligne la volonté de la municipalité d’inscrire Lviv dans l’histoire régionale et nationale, accueille un marché artisanal comme on en trouve dans toutes les capitales d’Europe, sans perturber les habitudes d’un petit groupe d’hommes âgés qui jouent aux cartes sur un banc.

Le théâtre de la guerre est éloigné de l’ouest du pays – Lviv s’est d’ailleurs toujours retrouvée dans les « confins » : les confins orientaux pendant les cinq siècles de domination polonaise puis autrichienne, les confins occidentaux sous l’occupation soviétique et depuis l’indépendance recouvrée en 1991. Mais personne n’oublie que Lviv a été touchée dans les premières semaines de la guerre et qu’elle est concernée par les alertes : la plupart des immeubles de la ville dispose d’un abri en sous-sol ; certaines nuits, la sirène retentit [Lviv a depuis été l’objet de plusieurs bombardements et attaques de drones, causant de nombreux morts et blessés].

Les marqueurs du conflit et d’un bombardement toujours possible sont discrets mais bien visibles : des entassements de sacs de sable masquent les fenêtres à hauteur de rue des immeubles publics, des bâches en fibre synthétique tenues par du gros scotch et du fil d’acier entourent les statues extérieures et parfois intérieures des églises, leur donnant l’apparence de momies. Des plaques de bois découpées au centimètre près doublent parfois les vitraux, empêchant la lumière de pénétrer dans la nef. Dans l’église jésuite Saint-Pierre et Paul Garrison, la statue du Christ est surplombée d’un drap de protection prêt à être déroulé en cas d’attaque. Dans l’allée latérale gauche de l’édifice, un espace consacré aux soldats tombés au front rappelle que la guerre est meurtrière et souligne la mobilisation des différentes églises : des centaines de photographies et de noms fixés sur des tableaux blancs posés sur des tréteaux offrent un hommage dérisoire et chaleureux aux sacrifiés, réunis dans ce lieu de mémoire et de prière.

Deux hommes en tenue militaire se croisent dans une contre-allée du parc Franko. Ils se saluent, échangent un mot, se quittent sans délai : que se sont-ils dit, avec leur geste, leur bouche, leurs mots ? Qu’ont-ils partagé, par un regard, par un silence ? Oh, que n’ont-ils à nous apprendre sur ce qu’est faire la guerre et parleront-ils, le conflit une fois terminé et s’ils lui survivent ? Que pensent-ils pour l’heure de ces adolescents, encore trop jeunes pour être aspirés par le front, qui s’échangent une carabine de fête foraine sur la principale promenade de la ville et qui, pour quelques hrywnias, s’amusent à trouer de plomb la tête de Poutine imprimée sur une cible en carton ? En Ukraine, la différence entre la violence réelle et la violence virtuelle est abolie. Qui sait si ces jeunes garçons n’auront pas dans quelques années à quitter prématurément leur univers encore protégé et rejoindre leurs aînés dans le combat de leur vie ? Il est 23h30, la Prospect Svobody qui traverse le centre-ville de l’opéra jusqu’au monument d’Adam Mickiewicz, se vide brutalement de sa bruyante jeunesse : le couvre-feu de minuit rappelle tout le monde à la réalité du conflit.

Le retour de Kiev

Au petit matin, Kiev, destination finale du train de nuit venu de Lviv, baigne dans un soleil trompeur. La fréquentation de la gare et de ses abords augmente à vue d’œil. En dehors de la gare et de quelques autres lieux de rassemblement et de passage, la capitale du pays a toutefois l’énergie d’une cité au ralenti. À l’instar des villes qui ont été directement menacées d’être envahies par les Russes dans les premières semaines de la guerre, la capitale s’est vidée d’une partie de ses habitants, partis sur les routes de l’exode. Beaucoup sont revenus, mais de nombreux réfugiés (par exemple de Pologne) préfèrent des aller-retours réguliers à une réinstallation précaire. Kiev abrite aussi plusieurs centaines de milliers de déplacés.

La place de l’indépendance – « Maïdan » – est presque déserte : ni riverains, ni officiels étrangers, ni touristes ne viennent ce jour-là rendre hommage aux manifestants tués lors de la révolution de 2014 et aux martyrs de la présente guerre. Un peu plus haut, sur la colline des institutions, l’ancien palace de style soviétique qu’est l’hôtel Ukraine surplombe le mouvement de l’indépendance qui domine le Maïdan et offre sa verticalité aux missiles russes. Quel symbole ce serait de toucher un hôtel avec un tel nom et une telle situation ! Par sa proximité avec le palais présidentiel où Volodymyr Zelensky, quand il n’est pas parti à l’étranger plaider la cause de son pays, organise la résistance et reçoit ses visiteurs, c’est en réalité l’un des lieux les mieux protégés d’Ukraine. Les rares clients de l’hôtel choisissent cependant une chambre dans l’un des étages les moins élevés : en cas d’attaque d’un missile lancé depuis la Mer Caspienne, l’occupant du dernier étage aurait presque le temps de prendre une douche et de descendre à cloche-pied jusqu’à l’abri avant que le missile ne s’abatte ; mais si le missile est tiré en Biélorussie, il ne lui faut que sept minutes pour parcourir la distance jusqu’à Kiev ; pour qui aurait choisi le dernier étage, il en faudrait un peu plus pour se lever en sursaut du lit, se rhabiller, descendre les 14 étages par l’escalier et encore les cinq étages en sous-sol qui amènent à l’abri aménagé dans les profondeurs de l’immeuble.

Lorsque la sirène retentit par deux fois ce soir-là, personne ne se précipite à l’abri, à l’instar de la plupart des habitants de Kiev, épuisés par plusieurs nuits éprouvantes au cours desquelles des dizaines de drones et de missiles ont été interceptés dans un fracas d’épouvante dans le ciel de Kiev par les batteries anti-missile de la défense ukrainienne.

Même au plus fort de ce que les médias commenceront quelques jours plus tard à nommer « la guerre des drones », la probabilité d’être blessé ou tué dans la capitale lors de ces attaques intempestives – soit parce qu’un appareil russe parviendrait à s’abattre sur un immeuble résidentiel, soit parce que les débris d’un drone intercepté deviendraient menaçants en retombant sur le sol voire provoqueraient un incendie – est alors relativement faible [Ce n’est hélas plus le cas, le harcèlement russe sur Kiev ayant depuis provoqué de nombreuses victimes]. Mais ces campagnes ont pour but de « terroriser la population », équivalent civil de la fameuse stratégie de « démoralisation » des troupes. La tension provoquée par cet état de siège psychologique pénètre les consciences individuelles, même si les kiéviens semblent vaquer à leurs occupations quoi qu’il leur en coûte.

Le voyage à Kiev est devenu une figure obligée des dirigeants du monde entier. Les premiers à s’y rendre ont été les diplomates et les présidents des pays voisins, venus afficher leur soutien politique et la solidarité de leur peuple respectif. Leurs homologues ouest-européens ont tardé, mais ils ont eux-aussi fait le déplacement dans la capitale ukrainienne. À mesure que le conflit s’est installé dans la durée et que l’épicentre de la guerre se relocalisait à l’est du pays, les visites se sont multipliées à l’initiative de visiteurs moins prestigieux : ministres, parlementaires nationaux et européens, industriels, experts, artistes… Les raisons de ces voyages se sont diversifiées : visites de travail, collaborations culturelles, initiatives en tous genres. Il faudra faire l’histoire de ces déplacements mais aussi de leur narration, ces « retours de Kiev » qu’on peut lire dans la presse occidentale et sur les réseaux sociaux : la mise en scène du voyage comme d’une aventure, la photo dans le train de nuit, le ton martial, la rencontre pour les plus chanceux avec Volodymyr Zelensky et le parfum de témérité et d’exclusivité.

Boutcha, les traces de la terreur

Quand on visite aujourd’hui la Bosnie-Herzégovine, le déplacement à Srebrenica, situé en république serbe de Bosnie, offre peu de dilemme, sinon éventuellement le calcul du nombre d’heures qu’il faut en voiture pour faire le trajet depuis Sarajevo. Lieux de mémoire d’une tragédie relativement récente, le musée, le monument et le cimetière du génocide, en juillet 1995, des musulmans de cette région, jouent plus ou moins bien le rôle pour lequel ils ont été édifiés : offrir une sépulture aux victimes, proposer un lieu de recueillement, éduquer les générations futures, maintenir vivante l’injonction au « plus jamais ça ».

Mais Babi Yar ? Qu’aller faire à Babi Yar en mai 2023, en pleine guerre d’Ukraine ? Qu’attendre de l’ancien ravin qui enferme la poussière des 33 771 Juifs de Kiev, assassinés à la mitrailleuse par les membres de l’Einsatzgruppe C et autres tueurs les 29 et 30 septembre 1941, ensevelis, déterrés en 1943 puis brûlés à des fins d’occultation du crime ? Le site de Babi Yar est un lieu de mémoire sans en être un : les projets de mémorialisation, multiples, partiels, contradictoires, inachevés, se sont heurtés à des dynamiques d’oubli et de déni, résultant en un émiettement et une politisation exacerbée de la mémoire des événements qui s’y sont déroulés – au moins cent mille personnes, Juifs mais aussi prisonniers soviétiques, Tziganes et civils ukrainiens y auraient été assassinées. Espace de souvenir et de recueillement pour les uns – visiteurs étrangers, surtout -, c’est un joli parc pour les autres, aux pentes parfaites pour le bronzage. Pourquoi serait-il autre chose alors que la guerre revient ? Pourquoi prendrait-on tout à coup la mesure des horreurs perpétrées contre les Juifs pendant l’autre guerre ? Non, ce n’est pas la même guerre, ce ne sont pas les mêmes victimes, pensai-je : à chacun ses souffrances, les victimes ne fraternisent pas dans la mort.

[Je ne savais pas, en m’interrogeant sur le sens de cette visite, qu’au même moment l’écrivain Jonathan Littell terminait l’écriture de son Un endroit inconvénient[2] et qu’il avait eu l’idée de décrire en miroir Babi Yar et Boutcha, où je devais me rendre ensuite]. Ville martyrisée par les troupes de l’agresseur pendant plus d’un mois, plusieurs centaines de personnes y ont perdu la vie dans des conditions effroyables. Corps violés, suppliciés, abattus, profanés, corps abandonnés en pleine rue, corps entassés dans des fosses creusées par les Ukrainiens faute de pouvoir accéder au cimetière éloigné du centre-ville, corps déterrés une fois la ville libérée, inhumés dignement devant leur famille éplorée : Boutcha a réintroduit dans notre vocabulaire la sémantique glaçante de la guerre concrète, avec sa litanie de « pourquoi » sans réponse, l’absence de « pourtant » – pour reprendre la remarque si juste de Georges Didi-Huberman à propos de la langue nazie[3] qui signe la victoire de la force brute, de la violence arbitraire, du sentiment d’injustice. On peut se recueillir aujourd’hui [en mai 2023] devant un autel improvisé érigé en lisière d’une des fosses communes de Boutcha, dans le jardin de l’église orthodoxe.

Boutcha ou la dialectique bien connue de la trace et de l’effacement : d’un côté, l’on reconstruit sans délai les quartiers réduits en cendres ; la rue Vokzalna, où une colonne de blindés russes a été détruite par l’armée ukrainienne, accueille à nouveau ses résidents dans de petites maisons identiques et fonctionnelles, construites grâce au soutien d’une fondation américaine. La rue Yablunska qui lui est perpendiculaire, qui s’est fait connaître au monde par les cadavres de civils que les Russes, en fuyant, ont laissés derrière eux, a été nettoyée et rendue à l’ordinaire. S’il reste de nombreuses maisons détruites, Boutcha reprend peu à peu ses couleurs enchanteresses de banlieue cossue de Kiev, qui a longtemps été un lieu d’inspiration pour les artistes ukrainiens. De l’autre, on fait mémoire de tout, d’une poussette abandonnée dans la fuite des habitants de Boutcha, à proximité d’un pont sur la rivière Irpine détruit par l’armée ukrainienne pour barrer la route de Kiev aux blindés russes, trace dérisoire d’un exode dramatique ; quelques kilomètres plus loin, des dizaines de voitures écrasées sont entassées les unes sur les autres à la manière d’une œuvre d’art monumentale – plusieurs artistes de renom y ont d’ailleurs apposé leur style, transformant de fait l’amas de ferrailles en œuvre collective – figurent la brutalité de l’occupant et le refus d’oublier. Boutcha a déjà son monument commémoratif – un mas d’une vingtaine de mètres de haut érigé sur un socle en pierre et au sommet duquel flotte le drapeau ukrainien – où le président Zelensky a prononcé un discours à l’occasion du premier anniversaire de la libération de la ville le 31 mars 2023. Dans l’église de Boutcha, le visiteur est invité à visionner une vidéo réalisée par une agence spécialisée, qui présente un projet de musée de l’occupation russe de Boutcha, qui devrait, si les fonds sont réunis, ouvrir sur le lieu même de la fosse commune. Sans attendre, donc, le jour de la victoire ni même la libération des autres villes toujours occupées [Depuis, un mémorial composé d’un mur de plaques individuelles mentionnant le nom des 501 victimes identifiées se dresse dans le parc municipal de la ville].

Ces initiatives dans le champ de la mémoire traduisent un empressement au souvenir qui renseigne sur le rapport que la société ukrainienne entretient avec son histoire, dans un troublant contraste avec l’histoire de la mémorialisation, si poussive, de Babi Yar. Le contexte global, il est vrai, incite au devoir de mémoire et le recours systématique du pouvoir russe à la désinformation (de Katyn à Boutcha) rend plus que jamais nécessaire – selon du moins les personnes que je rencontre là-bas – d’inscrire le fait criminel dans le marbre d’un monument du souvenir ou d’un musée dédié.

Mais il s’agit aussi – c’est l’un des enjeux de cette guerre-ci – de faire nation de tout et notamment des drames collectifs. Car si l’Ukraine a une histoire en tant qu’État – fût-elle discontinue –, elle est considérée par de nombreux historiens comme « une nation tardive », le conflit actuel apparaissant comme un moment-clef dans l’histoire de l’Ukraine comme État-nation. Nul ne peut douter que cette guerre est déjà, objectivement, subjectivement et symboliquement un « événement-monstre » dont l’intégration dans le récit national va bousculer ce dernier et susciter une recomposition – une nouvelle hiérarchisation ? – des événements majeurs des trente dernières années.

Comme « la révolution orange » (2004-05) semble avoir effacé « la révolution de granite » (1990), Euromaïdan semble avoir fait oublier la révolution orange : le soulèvement de l’hiver 2013-14 a d’ailleurs ses lieux de mémoire à Lviv et à Kiev et devrait bientôt avoir son musée ; en fonction de son issue et peut-être même qu’elle que soit l’issue, la guerre contre la Russie aura sans nul doute une place majeure dans la politique mémorielle à venir.

Pologne, Ukraine, le grand blanchiment mémoriel

Certaines entreprises mémorielles ne manquent toutefois pas d’indécence : l’on ne s’étonnera pas que l’une d’entre elles soit à l’initiative des autorités polonaises [Alors dans les mains du parti ultra-conservateur de Jarosław Kaczyński, Droit et justice (PiS), aujourd’hui dans l’opposition]. Au cœur de Kiev, sur la place Mykhailivska, trône le monument de la grande-princesse Olga, entièrement momifiée par des centaines de sacs de sable et sur les flancs duquel, des calicots destinés aux étrangers appellent les volontaires à rejoindre la résistance. Des carcasses de véhicules militaires russes détruits par l’armée ukrainienne et le « Mur du souvenir des défenseurs de l’Ukraine tombés pendant la guerre russo-ukrainienne » complètent la transformation de cette élégante place, d’où l’on accède au monastère Saint-Michel, en lieu de mémoire et de mobilisation de la guerre en cours.

En retrait de ces démonstrations saisissantes de soutien à la lutte contre l’occupant et d’hommage aux combattants qui se sont sacrifiés pour l’Ukraine, l’œil remarque à peine les quatre panneaux de deux mètres de haut qui signalent une exposition plus formelle, installée par un collectif d’institutions polonaises, dont l’Institut de la mémoire nationale et le ministère de la Défense nationale, en collaboration avec l’agence ukrainienne de photos Ukrinform. L’installation de photographies propose une mise en équivalence des destructions de la ville de Marioupol – conquise par les Russes et âprement disputée par les Ukrainiens entre le 24 février et le 20 mai 2022 – et celles de… Varsovie en 1944. Par un procédé photo-mimétique troublant, chaque panneau met en miroir plusieurs dimensions de ces événements tragiques : la destruction d’un lieu de culte, d’un pont ou d’un immeuble, l’incendie d’un lieu d’habitation, un cadavre abandonné en pleine rue, une sépulture improvisée, une barricade urbaine, un squelette de char abandonné, etc.

Les photographies sont choisies pour souligner l’analogie entre ces deux événements. Une paire photographique présente à gauche un insurgé polonais barbu et blessé ; à droite un soldat ukrainien blessé et barbu : on imagine le sourire satisfait des commissaires d’exposition lorsqu’ils firent cette trouvaille dans les archives du musée de l’insurrection à Varsovie et les séries de l’agence ukrainienne. Ces photographies appareillées ne répondent à aucun projet documentaire : elles visent juste à renforcer une narration historico-mémorielle faisant des deux pays voisins des victimes conniventes de la Russie, à la différence près – qui n’est précisée nulle part dans l’« exposition » – que l’auteure du pilonnage de Varsovie n’était pas la Russie, mais l’Allemagne nazie à laquelle – faut-il le rappeler ? – nombre de nationalistes ukrainiens s’étaient ralliés au début de la guerre, avant, il est vrai, de déchanter. Or, s’il est indubitable que Staline a laissé faire l’écrasement du soulèvement de Varsovie, ce sont bien les nazis les auteurs du crime. Et bien qu’ayant alors dans l’Union soviétique un ennemi commun, Ukrainiens et Polonais se massacraient mutuellement.

« La réalité propose, l’imagination dispose » écrivait Pierre Nora. Ainsi va la « politique historique » du gouvernement polonais et du PiS – dont l’auteur de ces lignes ne s’attendait tout de même pas à en voir une émanation en ce lieu – : pourquoi s’embarrasser de « détails » factuels alors qu’il suffit de lisser le récit du passé au profit d’un positionnement politique vertueux ? Aussi la guerre n’est-elle pas toujours un moment d’exacerbation des conflits mémoriels qui ravivent les blessures du passé : elle peut aussi les dissoudre dans la célébration opportune d’un destin commun et servir des intérêts politiques de circonstance.


[1] Albin Michel, 2017

[2] Gallimard, 2023

[3] Le témoin jusqu’au bout, Minuit, 2022

Jérôme Heurtaux

Politiste, Maître de conférences en science politique

Notes

[1] Albin Michel, 2017

[2] Gallimard, 2023

[3] Le témoin jusqu’au bout, Minuit, 2022