Approcher la guerre (Lviv, Kiev)
Le bus en provenance de Varsovie et Lublin, rempli de femmes et de quelques enfants, a passé le poste-frontière de Rava Ruska en fin d’après-midi. Il a traversé jusqu’à Lviv des villages ukrainiens plongés dans une apparente tranquillité, paisibles comme peuvent l’être les communes rurales d’Europe au mitan du printemps. Comment cette campagne sans histoires, qu’éclaire pour quelques instants encore la lumière apaisante d’un soleil déclinant, pourrait-elle être en guerre ? Comme le dormeur du val de Rimbaud allongé sur un charmant lit de cresson se révèle être un soldat mort, les paysages sereins de Galicie se dressent sur un lit de terre souillée par les armées ennemies.

Des civils récemment devenus soldats reposent dans chacun des cimetières que longe le bus dans sa traversée de la région : on reconnaît leur sépulture aux drapeaux bleu et jaune qui figurent le souvenir de leur sacrifice. Signes déplaisants de la guerre qui se tient désormais de l’autre côté du pays, ces tissus qu’une brise vespérale fait légèrement onduler, rappellent le tribut que chaque village paie pour la défense de la patrie attaquée. Et malheur à celui comme l’auteur de ces lignes qui emmène dans ses bagages des connaissances historiques et une conscience politique : l’Histoire, cette empêcheuse de rêvasser en paix, comme le ferait un romantique, à la beauté désarmante d’un paysage bucolique, à la bonté intemporelle de la nature, à l’innocence passive d’une paysannerie enclavée, réanime les tragédies du passé et revêt de pourpre et de noir ce que l’œil voit d’abord bleu, jaune ou vert.
Les morts de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, pour la plupart des civils trop vite devenus soldats, sont entrés dans l’histoire d’une région qui fut longtemps malmenée par les convoitises des puissances voisines et le terrain de combats que celles-ci ont immanquablement engendrés. Conquête polonaise, annexion autrichienne, guerre polono-ukrainienne, agression nazie, occupation soviétique