La poésie ou la conscience écologique de la culture (2/2)
Dans l’histoire de la modernité, un auteur, à la fois poète et philosophe, alla plus loin que tout autre dans la méditation du lien de la poésie, et à travers elle de la culture, à la nature, et dans l’exercice romantique de récapitulation de l’histoire de l’occident depuis son origine grecque.
Je veux parler de Hölderlin, qui conduisit cette méditation unique dans tous les registres de l’écriture, au cours d’une vie coupée en deux parties égales, de trente-six ans chacune : une vie de poème ou de tragédie.
L’œuvre-vie de Hölderlin
Le premier acte se déroule de 1770 à 1806. Hölderlin naît à Lauffen, sur les bords du Neckar, il étudie au séminaire de Tübingen en compagnie de Hegel et Schelling, suit les cours de Fichte, fréquente Schiller, rencontre Herder et Goethe, exerce une activité de précepteur dans diverses maisons et écrit sans cesse en investissant tous les genres, avec un fort tropisme pour la culture grecque : le roman, avec Hypérion ; le drame, avec une tragédie qu’il ne parvient pas à achever mais dont il livre trois versions, La mort d’Empédocle ; l’essai critique et spéculatif, sur la poésie, la tragédie ou l’existence humaine et la vie de l’Esprit ; une correspondance abondante, en prise directe sur la pensée, et, de façon ininterrompue, la poésie, sous des formes elles-mêmes diverses, des premiers vers de l’enfance et des années d’études aux grands poèmes de la maturité, odes, élégies, hymnes, dans lesquels il médite sur la nature, le retrait de Dieu, le proche et le lointain, la Grèce et la terre natale.
En décembre 1801, alors qu’il s’apprête à partir pour la France exercer en tant que précepteur à Bordeaux, il écrit à son ami Böhlendorff qu’il lui faudra « veille[r] à ne pas [y] perdre la tête », car il « crain[t] de subir à la fin le sort de Tantale qui reçut des Dieux plus qu’il n’en put digérer[1]. » Quelques mois plus tard, à son retour de Bordeaux, il porte lui-même le diagnostic : « je puis bien dire qu’Apollon m’a frappé[2]. »
Deuxième acte, de 1806 à 1843. Dans un état d’égarement que remarquent tous ses proches, Hölderlin est interné dans une clinique de Tübingen. Il en sort neuf mois plus tard, recueilli par un artisan venu y faire de menus travaux, le menuisier Zimmer, qui se souvient avoir lu et beaucoup aimé Hypérion. Celui-ci va l’héberger jusqu’à la fin de sa vie, soit pendant trente-six ans, dans une tour, sur les bords du Neckar.
C’est la période dite de la folie. Hölderlin se promène, reçoit des visites, se fait appeler monsieur le Bibliothécaire, joue de l’épinette et compose, de sa propre initiative ou à la demande, de petits poèmes qu’il signe et date de façon fantaisiste, principalement des évocations de la nature et du cycle des saisons, tels qu’il les perçoit depuis sa fenêtre ou à travers ses promenades quotidiennes.
Ainsi pourrions-nous résumer l’œuvre-vie de Hölderlin. Après avoir été découvert par les surréalistes dans les années 1920, puis par Heidegger dans les années 1930, et avoir donné lieu à un ensemble abondant de commentaires, Hölderlin connaît aujourd’hui un regain d’intérêt[3]. Celui-ci est à mon sens étroitement liée à la capacité de son œuvre-vie à formuler et incarner la grande question qui se pose à nous : celle de la reconfiguration écologique de la culture.
L’intérêt que nous pouvons aujourd’hui porter à Hölderlin est d’abord fondé sur la grande importance du thème de la nature dans son œuvre, amplifiée par un système de valeurs et une série de formules générales, qui sont autant d’invitations à le lire comme un penseur pour notre temps. Plusieurs de celles-ci résonnent en effet fortement avec les problématiques contemporaines. Ainsi de la célèbre formule du poème « En bleu adorable », « poétiquement toujours, / Sur terre habite l’homme », qui fait écho à la métaphysique contemporaine de l’habitabilité de la terre.
Ou encore le non moins fameux dernier vers de « Souvenir » : « Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure », qui paraît anticiper la réflexion contemporaine sur la durabilité. De même enfin que le célèbre adage paradoxal de « Patmos », « Mais aux lieux du péril / Croît aussi ce qui sauve », qui peut être lu comme un vade-mecum pour notre temps de crise.
Au-delà de ces seuls énoncés, Hölderlin construit un système de valeurs qui rappelle Hésiode, mais en allant beaucoup plus loin dans l’ordre de la spéculation, de la poétique et de l’éthique. Comme l’auteur des Travaux et les jours, il se pose en poète de la mesure et de l’à-propos : les mots Schicklichkeit (« convenance ») et Nüchternheit (« sobriété ») sont parmi les plus fondamentaux d’une œuvre qui multiplie les mises en garde contre la tentation de la démesure, de l’inconvenance et du désir d’être tout.
« Un Dieu n’aime pas l’inconvenant » rappelle-t-il dans « Retour ». Ce sens de la convenance et de la sobriété est par ailleurs étroitement articulé à la forme du poème et à l’expérience de la nature, comme le montre par exemple très bien « La promenade à la campagne » : « Car ce n’est pas affaire de puissance, mais de vie, / Notre désir : joie et convenance à la fois. »
Outre qu’il invente un imaginaire de la sobriété heureuse, Hölderlin actualise tout le potentiel formel de la poésie, en investissant pleinement la question de la mesure du vers. Tirant le plus grand parti de la double articulation syntaxique et métrique qui régit la langue en régime poétique, de sorte que la plus grande attention est requise de la part du lecteur, il tient pour essentiel ce qu’il appelle « le statut calculable du poème », auquel doit être lié « le sens vivant – qui ne peut être calculé[4] ». De cette tension naît le poème, qui se trouve ainsi préservé des facilités illusoires de la spontanéité comme de la vanité du pur formalisme.
L’orbite excentrique de l’homme
Le principe de la tension et de l’articulation entre les opposés forme plus généralement le cœur de la poétique et de la pensée de Hölderlin. Et c’est précisément à l’endroit de la culture et de la nature que le poète philosophe le formule pour la première fois :
« Il est pour l’homme deux états idéaux : l’extrême simplicité où, par le seul fait de l’organisation naturelle, sans que nous y soyons pour rien, nos besoins se trouvent en accord avec eux-mêmes, avec nos forces et l’ensemble de nos relations ; et l’extrême culture, où le même résultat est atteint, les besoins et les forces étant infiniment plus grands et plus complexes, grâce à l’organisation que nous sommes en mesure de nous donner. L’orbite excentrique que l’homme (l’espèce aussi bien que l’individu) parcourt d’un point à l’autre, c’est-à-dire de la simplicité plus ou moins pure à la culture plus ou moins accomplie, paraît être toujours identique à elle-même, du moins dans ses directions essentielles[5]. »
D’une certaine manière, Hölderlin fixe là, à 24 ans, sous la figure de « l’orbite excentrique », de la trajectoire elliptique que décrit l’homme entre l’extrême nature et l’extrême culture, le programme de son œuvre et de sa vie. À plusieurs reprises, en particulier autour de l’année 1800, au moment-même où les frères Schlegel jettent les bases du romantisme dans l’Atheneum, il reviendra sur cette idée, en l’inscrivant dans le cadre de sa grande explication avec les Grecs.
Dans la lettre à Böhlendorff déjà citée, il soutient que « ce qui nous est propre », c’est-à-dire ce qui nous est naturel, « il faut l’apprendre tout comme ce qui nous est étranger », que « le plus difficile c’est le libre usage de ce qui nous est propre » : « à travers le progrès de la culture », avance-t-il de façon paradoxale, « l’élément proprement nationel », c’est-à-dire ce qui nous est propre et naturel, « sera toujours le moindre avantage[6] ».
C’est ce même paradoxe qu’il développe dans des textes d’une grande densité, qui accompagnent l’écriture d’Empédocle et sa traduction d’Antigone, en particulier sous la catégorie du « retournement natal », qui est le retour au terrestre, à la nature, avec l’idée que notre origine terrestre nous est toujours soustraite à nous Occidentaux, du fait de notre propension à la culture, ce qu’il appelle notre « tendance formatrice » (Bildungstrieb).
Cette pensée paradoxale de l’excentricité et du retournement ne vient pas de nulle part. Elle se fonde sur une conception de la nature proche de celle qu’on a lue sous la plume de Schlegel et Novalis, bien plus dialectique que dualiste, selon laquelle la nature, comme l’écrit la philosophe Françoise Dastur, est « le nom de la totalité elle-même, du processus tout entier de différenciation qui est à l’œuvre dans l’univers et qui inclut en lui-même l’être humain et ses productions[7]. »
C’est là ce que formule très exactement Hölderlin à son frère en 1799, dans une lettre essentielle sur la question qui nous occupe[8] : « Tous les courants épars de l’activité humaine se jettent dans l’océan de la Nature, de même qu’ils y prennent leur source. » Ainsi l’activité humaine n’est-elle rien d’autre qu’un détour de la nature, si bien que le destin de l’humanité ne saurait être dissocié du destin de la nature, et donc aussi de la façon dont l’humanité la traite.
C’est précisément la tâche de la poésie de « faire voir [aux hommes] ce chemin, afin qu’ils s’y engagent les yeux grands ouverts, avec joie et dignité », « d’amener l’homme, dont l’activité dépend de la matière que lui offre la Nature […] à ne pas se considérer comme le maître et seigneur de celle-ci. Si grands que soient son art et son activité, il devra s’incliner avec piété et modestie devant cet esprit de la Nature qu’il porte en lui, qui l’entoure et qui fait sa force et son élément. » Difficile ici d’être plus explicite : Hölderlin prend le contre-pied de Descartes, il joue la poésie contre la science ; l’homme est partie intégrante de la nature, il n’y aucun sens à dissocier leurs destins respectifs.
La régression ou l’apparaître de la nature
Si Hölderlin développera cette pensée avec la plus grande profondeur dans les poèmes de la maturité, il l’incarnera de façon absolue dans la seconde moitié de sa vie, durant la période dite de la folie, que l’on peut aussi entendre comme celle de la vie poétique poussée à son plus haut degré.
C’est de son retour de Bordeaux, au printemps 1802, que l’on s’accorde à dater les premiers signes du dérèglement de l’esprit de Hölderlin. Au printemps 1803, Schelling, qui vient de recevoir sa visite, se confie ainsi à Hegel, au sujet de leur ancien camarade de classe : « Depuis ce fatal voyage en France, son esprit semble être complètement détruit […]. Le voir m’a bouleversé : il néglige son aspect extérieur jusqu’à paraître répugnant.[9] »
Quelques années plus tard, en 1831, le premier biographe de cette période, Waiblinger, relate avec plus de détails sa réapparition :
« Monsieur Von Mathisson me raconta qu’un jour où il était paisiblement en train de manger dans sa chambre, la porte s’ouvrit et un homme qu’il ne connaissait pas pénétra dans la pièce. Ce dernier était d’une pâleur cadavérique, il était maigre, son regard était vide et sauvage, ses cheveux et sa barbe étaient longs et il était vécu comme un mendiant. Effrayé, Matthisson se leva en regardant fixement la terrible figure qui resta un long moment sans parler ; puis elle s’approcha, se pencha au-dessus de la table, présentant une main dont les ongles n’étaient pas taillés, et murmura d’une voix sourde et spectrale : Hölderlin[10]. »
S’il y a évidemment, dans ce récit de seconde main digne d’un roman gothique, des effets de dramatisation qui invitent à faire la part de la fiction, il reste que Hölderlin devient à partir de ce moment un personnage, qu’il sera de plus en plus difficile de dissocier de son œuvre. Et ce qui ne peut manquer de frapper, dans ces deux évocations, c’est la dimension de régression d’un personnage qui semble revenu au stade primitif, préhumain, de ceux que Vitruve appelle les « hommes à l’ancienne mode » qui, « sales et hirsutes, […] vivent comme des bêtes sauvages, dans un état de dispersion, de vagabondage permanent[11] ». En même temps qu’il revient de France, Hölderlin revient au stade antérieur à la culture.
Sans doute verra-t-on là davantage une allégorie qu’un fait avéré. D’autant qu’il ne s’agit pas tant, avec le retournement natal, de revenir à la nature que de faire revenir la nature dans la culture. Et c’est précisément ce qui est en jeu dans les poèmes et la vie du second Hölderlin. Loin de la folie qu’on enferme, on peut soutenir avec Giorgio Agamben que l’attitude de Hölderlin pendant la trentaine d’années qu’il passe dans la Tour de Tübingen est de l’ordre du pas de côté, de la feintise et de l’ironie – que le poète s’est retiré en un point, à la fois intérieur et extérieur, à partir duquel, en revenant sur les rives du Neckar où il a vu le jour et en faisant revenir le terrestre dans le poème et la nature dans la culture, il aura mis en œuvre et en vie le « retournement natal ».
Ce point est très exactement le point de l’ignobile otium qu’évoque Virgile à la fin des Géorgiques : qu’on le situe à Naples ou à Tübingen, c’est le point de « retraite obscure », de « désœuvrement sans éclat » qui est le point même de la poésie.
Mais plus que l’absence d’éclat, c’est l’étrangeté de ses manières, une certaine forme d’excentricité, qui vont frapper les visiteurs du poète. Multipliant les marques appuyées de déférence et d’humilité à leur égard, se faisant appeler monsieur le Bibliothécaire, ou par d’autres noms, à consonance italienne (Buonarotti) ou grecque (Killalusimeno), prononçant parfois des mots inconnus mais à consonance européenne (kamalatta, pallaksch), signant régulièrement, à partir de 1841, ses poèmes du nom de Scardanelli, en leur assignant des dates variables, Hölderlin livre une pantomime de la culture dans une combinaison bigarrée de symboles. À travers le personnage excentrique qu’il est devenu, c’est « l’orbite excentrique » de la vie humaine qu’il parachève, en incarnant, dans sa vie même, la seconde partie de la trajectoire, de la culture achevée à la plus grande simplicité.
Dans sa vie même, c’est-à-dire aussi dans la poésie. Car pendant toutes ces années Hölderlin continue d’écrire. Des poèmes à la demande, des poèmes pour lui, d’une simplicité déconcertante, tant au point de vue de la forme que du propos. Généralement composés d’une à quatre strophes de quatre vers rimés, les cinquante-cinq poèmes qui nous soient parvenus se partagent de façon à peu près équivalente en deux ensembles : des considérations sur la vie et la condition humaines et des évocations, à forte charge picturale, des saisons, aux titres aussi répétitifs que leur retour cyclique : « Printemps » (neuf poèmes), « Été » (cinq), « Automne » (deux), « Hiver » (six).
Sur la base de la conception romantique d’une notion qui retint l’attention de Hegel, Schlegel et Schiller, Agamben voit dans ces petits poèmes des idylles, aussi bien au point de vue de l’esprit, en ceci que, selon la définition de Schiller, « toute opposition entre le réel et l’idéal [y] est abolie », que de la technique et du propos, Hegel appelant idylles « des poèmes moitié descriptifs, moitié lyriques, ayant pour sujet principal la nature et les saisons[12] ».
Si l’on se souvient en outre de l’origine d’un terme, eidullia, qui porte les sens de la petitesse et de la forme visible, eidon, on ne peut qu’aller dans le sens d’une telle lecture. En modérant tout de même la référence au lyrisme, tant on est loin de toute forme d’épanchement, de toute marque d’une présence énonciative, voire plus largement de présence humaine, hormis, implicite, l’œil qui voit et la parole qui enregistre, comme ici dans « L’hiver[13] » :
« Le champ est à nu, d’une lointaine hauteur brille
Le ciel bleu seulement, et, comme vont les sentiers,
La Nature apparaît dans son uniformité, le souffle
Est frais, et la Nature couronnée seulement de clarté. »
Partageant tous ce registre simple et dépouillé, tant sur le plan thématique que formel, ces poèmes de la seconde vie ont indubitablement quelque chose de régressif par rapport aux poèmes extrêmement élaborés de la grande période. C’est d’une triple régression à la vérité qu’il s’agit : dans l’histoire de l’humanité d’abord, c’est un retour au temps cyclique des civilisations agraires, un retour au terrestre ; dans l’histoire de la poésie de Hölderlin, c’est un retour à la poésie de l’enfance, à l’« émotion sacrée » provoquée par la vue du Neckar « dans le soir miroitant », qu’il évoque dans le plus ancien de ses poèmes connus, rédigé à l’âge de dix ou onze ans[14] ; dans l’histoire humaine de la poésie enfin, c’est un retour à une forme simple et commune, partageable et démocratique, celle de « la poésie faite par tous, non par un », selon la formule de Lautréamont que reprendront à leur compte les surréalistes.
Dans cette triple régression, c’est la vocation littéralement écologique de la poésie qui est en jeu, c’est-à-dire sa capacité à intégrer le souci de la nature, l’attention au vivant, à sa diversité et son déploiement, dans l’élément même de la culture – non pas revenir à la nature, mais faire revenir la nature dans la culture, en y accueillant le déploiement et l’actualisation de son propre potentiel, une façon en somme de la laisser simplement être.
Il y a quelque chose de cet ordre qui se joue aujourd’hui dans la le regain d’intérêt pour la poésie, pour Hölderlin ou encore le premier surréalisme, celui du Paysan de Paris d’Aragon et du Manifeste de Breton, dont on va célébrer cette année le centenaire. Si la deuxième moitié du XIXe siècle vit la poésie prendre ses distances avec la nature pour déclarer avec Rimbaud « la fin de l’idylle[15] », se tourner davantage vers les villes (Rimbaud, Apollinaire) ou s’exercer sur fond d’absence de tout référent (Mallarmé), si les avant-gardes accentuèrent encore ce mouvement, notre époque n’en finit pas au contraire de rouvrir, à la suite de poètes comme Char ou Jaccottet, les grandes séquences antique et romantique, en allant retraduire Virgile (Frédéric Boyer), réécrire L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien[16] ou recharger le mythe de Mélusine[17].
Sans doute faut-il voir à l’œuvre dans ce mouvement l’effet de l’inquiétude de notre temps face à la dévastation écologique, mais aussi une confiance renouvelée dans l’alliance poétique du symbolique et du sensible, et, avec elle, dans la capacité de la poésie à éduquer l’humanité, en réintroduisant dans la culture le souci de la nature.