Politique

Jaurès ou le pacifisme de la raison

Historien

Depuis l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine, la figure de Jaurès est mobilisée pour défendre des positions non-interventionnistes, souvent en déformant la pensée de celui qui fut un pacifiste bien plus nuancé qu’on a tendance à le présenter.

Parmi toutes les figures politiques incarnées par Jaurès, il en est une qui se trouve une nouvelle fois aujourd’hui fortement sollicitée : l’« apôtre de la paix ». Celui qui mourut « en avant des armées », assassiné par la folie nationaliste d’un patriote perdu, eut vite les traits du pacifisme fait homme.

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De son vivant même, l’inlassable et ardent combat qu’il mena contre les risques de guerre dans les toutes dernières années de son existence, comme l’atteste le dernier volume de ses Œuvres (1912-1914) récemment paru[1], semble être en mesure de justifier cet emploi de la grande ombre de Jaurès. Pas un jour sans que, venus de gauche ou de droite, des propos émaillés de références jaurésiennes viennent s’en prendre au soutien apporté à l’Ukraine. Le détournement d’héritage est cependant patent.

Il convient en effet d’y regarder de plus près. Derrière cette mobilisation abusive, gisent plusieurs approximations factuelles et interprétations indues voire tout à fait erronées, toutes commandées par les besoins politiques du moment. Or, à l’encontre d’un « pacifisme radical », qui n’a pas toujours bien fini dans le passé, chez Jaurès, la paix n’est jamais inconditionnelle. Comme il en va de son attachement à la nation, voire à la patrie, qui ne contredit en rien chez lui un internationalisme de grande tradition, son pacifisme ne se paie pas au prix de tous les abandons. Il y a des guerres justes, il y a des guerres nécessaires, dès lors que celles-ci sont conduites au nom de la justice.

Socialiste, héraut des grandes questions sociales, critique inspiré d’un capitalisme qu’il accuse de nourrir les guerres plus que d’établir la paix sous le régime d’un « doux commerce » auquel il ne croit pas, Jaurès n’a jamais fait des nations un opium du peuple. Il est même convaincu qu’elles offrent un cadre indispensable à la conscience ouvrière. Plus encore, comme Marx, il est attentif aux aspirations nationales, comme il pense qu’il est des « nations nécessaires » qui peuvent en appeler au sort des armes.

L’internationalisme jaurésien n’est nullement un pacifisme absolu qui fermerait les yeux sur les différences politiques distinguant les nations entre elles. En 1870, Marx avait espéré qu’une défaite française profitât au prolétariat allemand. En 1914, Jaurès, aussi tendu qu’il fut par son engagement contre le déclenchement d’une guerre qu’il prévoyait sous le jour d’un carnage, n’en considérait pas moins que la République française devait se défendre contre l’empire allemand où la classe ouvrière ne disposait pas des mêmes droits politiques. La défense de la République pouvait valoir une guerre quoique la violence lui ait toujours été exécrable.

Dans le grand livre qu’il publia en 1910, L’Armée nouvelle, le pacifiste Jaurès témoigne de l’intérêt et des compétences dont il dispose sur la chose militaire. Il s’en prend également à la « boutade hargneuse et étourdie » de Marx selon laquelle les prolétaires n’avaient pas de patrie, formule malheureuse selon lui qui n’était autre qu’une « négation sarcastique de l’histoire elle-même », une « idée sacrifiée à la boutade ». La démocratisation de la nation appelait certes une démocratisation de l’armée. Ce trait de la pensée jaurésienne souvent oublié ne relève pas seulement d’une influence venue d’une famille qui comptait plusieurs soldats parmi lesquels quelques officiers. La pensée militaire de Jaurès – car elle existe bel et bien –, nourrie en partie d’échanges avec des officiers démocrates et socialistes, s’arc-boute sur la légitimité de la guerre défensive.

Quand on ne peut plus sauver la paix par les moyens de la paix, il faut savoir la gagner par les moyens de la guerre. C’est ce que traduit l’une de ses formules célèbres tirée de L’Armée nouvelle : « Comment porter au plus haut pour la France et pour le monde incertain dont elle est enveloppée, les chances de la paix ? Et si malgré son effort et sa volonté de paix, elle est attaquée, comment porter au plus haut les chances de salut, les moyens de la victoire ? » On ne saurait être plus clair. Il ne s’agit pas là d’un reniement mais d’une adaptation à une situation à laquelle sait se plier la dialectique jaurésienne. Le pacifisme de Jaurès n’est pas celui du renoncement ni de l’abdication devant les Etats non démocratiques.

C’est fidèle à cette ligne que Jaurès engagea son combat contre les risques de guerre dans les deux dernières années de sa vie. Durant de longs mois de l’année 1913, à la Chambre ou dans la presse, il ferraille contre la loi conduisant à accroître d’une année la durée du service miliaire en le faisant passer de deux à trois années. Les arguments qu’il développe ne sont pas à proprement parler « pacifistes ». Souvent techniques, ils s’appliquent à démontrer que l’allongement du temps passé dans les casernes ne renforcerait en rien les armées françaises face à la puissance militaire de l’Allemagne. Bien au contraire, démoralisant les jeunes recrues, négligeant la formation et la qualité des réserves, une telle réforme ne conduirait, selon lui, qu’à l’affaiblissement d’une armée appelée à combattre un adversaire redoutable.

Les guerres balkaniques (1912-1913), dans lesquelles Jaurès reconnut la préfiguration des massacres qu’allait inévitablement engendrer la guerre mondiale qui s’annonçait, renforcèrent ses craintes. Le tribun ne cessa d’agir contre les risques de conflit par la puissance de son verbe. Menée sans relâche, s’efforçant d’entraîner les socialistes de l’Europe entière, cette campagne contribua à donner à Jaurès les traits de la grande figure de paix que tous les pacifistes enrôlèrent depuis.

Ils le font souvent avec une approximation historique qu’il importe de corriger. Si Jaurès voulut bel et bien croire à la paix jusqu’à son dernier jour – « À en juger par tous les éléments connus, il ne semble pas que la situation internationale soit désespérée », écrit-il dans son dernier éditorial de L’Humanité en date du 31 juillet 1914 –, il apparaît clairement qu’il n’était pas près de sacrifier son pays agressé à une paix qui n’aurait alors signifié que la défaite des valeurs auxquelles il avait consacré toute sa vie de socialiste.

Le pacifisme de Jaurès n’était pas engourdi par la sentimentalité

Tout aussi respectueux qu’il fût du sentiment national, Jaurès savait que des États, gouvernés par des régimes dangereux, ne placent pas les nations au même niveau de responsabilité dans le déclenchement éventuel d’une nouvelle guerre. Depuis l’enclenchement de la machine infernale amorcée le 28 juin 1914 à la suite de l’attentat de Sarajevo au cours duquel l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie avait péri, Jaurès pointait les États responsables, en tout premier lieu la Russie et l’Autriche. Il reconnaissait aussi les efforts déployés par d’autres comme l’Angleterre pour éviter la guerre.

À le lire au plus près et dans la continuité de son inlassable action de militant de la paix, il ne fait aucun doute que son engagement ne peut s’apparenter à un refus de la guerre sans prise en considération des rapports de forces. Le « souci de la paix », souligne Jaurès, « n’exclut en rien, ne diminue en rien, dans le socialisme, le souci de l’indépendance nationale ». Sous l’empire d’un relativisme bien pensé, il sait aussi que tous les régimes politiques ne se valent pas : il en est de pires, il en est de meilleurs.

Le pacifisme de Jaurès n’était pas engourdi par la sentimentalité. Quoique tribun dont la rhétorique savait activer les affects militants, il fut le contraire d’un pacifiste d’affect chez qui la défense de la paix se réduit à l’expression d’émotions en ignorant capacités et marges d’action, indifférentes aux effets et aux alliances politiques. Le pacifisme de Jaurès ne s’arrête pas à son lyrisme, aussi envoutant fût-il. La paix, écrit-il, doit signifier la « victoire de la raison ». Voici aussi pourquoi il fut l’adversaire résolu du pacifisme verbeux de l’ « antipatriote » socialiste Gustave Hervé qui se mua en belliciste de grandes orgues pendant la Première Guerre mondiale, avant d’en appeler au maréchal Pétain pour redresser la France de l’entre-deux-guerres.

C’est donc à l’Europe conçue comme un ensemble politique rassemblant dans un premier temps les grandes nations (Allemagne, Angleterre, Italie, France) qu’il fallait en appeler pour assurer la paix. Trop soumise aux « fureurs chauvines », aux « ambitions brutales » comme aux « avidités financières », ayant nourri le feu des guerres balkaniques, préface tragique à la Grande Guerre qui pointait son mufle redoutable, l’Europe devait s’engager dans une « révolution morale » pour produire un « droit nouveau ». Il fallut deux atroces conflagrations mondiales pour y parvenir. C’est à cette paix raisonnée, assise sur la politique et à distance des seules émotions, à laquelle Jaurès se montre attaché.

On comprendra sans mal que c’est dans l’entre-deux-guerres que surgit surtout la figure d’un Jaurès pacifiste « radical ». La Grande Guerre était passée par là. Son choc marqua pour longtemps les esprits. Le martyre de celui qui avait tant fait pour l’éviter devait être sanctifié. Au sein du Parti socialiste-SFIO, la fibre pacifiste vibra beaucoup. Un travail mémoriel devait donner au socialisme une identité pacifiste en partie inventée.

Ni Jaurès ni même de nombreux socialistes proches de lui, à commencer par Léon Blum, n’auraient pu être classés dans les rangs d’une telle sensibilité qui conduisit nombre de ses affiliés aux pires compromissions avec le régime de Pétain. Ce détournement du grand assassiné s’apprécie aussi dans la création d’un éphémère « Parti socialiste de France-Union Jean Jaurès » accueillant les « néo-socialistes » ayant quitté la SFIO dont plusieurs finirent aussi par rallier le régime de Vichy. Eux aussi aspiraient à une paix à tout prix que leur offrit généreusement l’ État français. Il serait bon que la gauche contemporaine fût mieux avisée en se gardant de construire et de justifier ses choix politiques sur le socle de références historiques erronées. La sacralisation des individus ne profite ni à l’histoire ni à la politique.


[1] Guerre à la Guerre !, Fayard, 2023.

Christophe Prochasson

Historien, Président de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales

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Notes

[1] Guerre à la Guerre !, Fayard, 2023.