Société

Sous le mythe de la jeune fille, les injonctions du néolibéralisme

Écrivain

Sous le vernis séduisant du mythe de la jeune fille se dissimulent les mécanismes sinistres d’une domination d’hommes plus âgés exploitant l’innocence de jeunes femmes désarmées. Ce récit, longtemps illustré par des figures emblématiques comme Kate Moss, se dévoile désormais comme l’incarnation des idéaux du néolibéralisme : flexibilité, adaptabilité, et mobilité.

 « Oh la jeune fille ce réceptacle
de sujets honteux scellé par sa propre beauté »
Witold Gombrowicz, Ferdydurke, 1937

C’est un peu comme si la jeune à fille à la perle de Vermeer retirait soudain ses boucles d’oreille, et ses vêtements de domestique et sortait du cadre du tableau dans lequel elle était enfermée depuis si longtemps et s’en allait protester contre le « male gaze » de Vermeer qui l‘avait héroïsée et figée dans son rôle d’éternelle jeune fille.

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Mais l’héroïne de Vermeer n’était qu’une représentation picturale, elle n’avait pas d’existence réelle. Alors que Adèle Haenel, Vanessa Springora, Judith Godrèche, Isild Le Besco sont des êtres de chair et de mémoire qui estiment avoir été victimes d’emprise, d’assujettissement, de manipulation, voire de viol, par des écrivains ou des metteurs en scène beaucoup plus âgés qu’elles, jouant les pygmalions pervers, les pères de substitution, et même parfois les tyrans domestiques.

Elles se révoltent souvent avec une lucidité remarquable (lire Le consentement de Vanessa Springora, ou les témoignages d’Adèle Haenel et de Judith Godrèche) non pas seulement contre des individus mais contre l’industrie du cinéma dans son ensemble, complice de ce commerce d’enfants sacrifiés au nom du grand mythe de la jeune fille portée à l’écran par la figure ambivalente de la « Lolita » de Stanley Kubrick, inspirée elle-même (et pervertie) par une lecture réductrice de son modèle, le roman éponyme de Vladimir Nabokov. Le roman date de 1955, le film de Stanley Kubrick de 1962, Son succès mondial se développe dans les années 1970 et 1980 jusqu’à accéder au rang de mythe mondial.

« La jeune fille au cinéma ou les ravages d’un mythe » titrait en février 2024 le journal Le Monde dans une longue enquête qui dévoilait sous la figure mythique de la jeune fille les mécanismes d’une emprise exercée par des hommes plus âgés sur des enfants ou de très jeunes filles privées de leur libre arbitre. En accusant Benoît Jacquot et Jacques Doillon d’agressions sexuelles, l’actrice Judith Godrèche a mis en lumière un mythe tenace dans la culture contemporaine : celui de la jeune fille modelée par son pygmalion. Depuis le film Lolita, de Stanley Kubrick, cette relation a irrigué de multiples œuvres, ouvrant la porte à de nombreux abus de la part de réalisateurs vus comme des créateurs « tout-puissants ». Car toutes ses affaires ne sont pas solubles dans l’éther d’une certaine permissivité liée à la révolution sexuelle propre à l’après 68, elles racontent une même histoire d’emprise et de dévoration au nom de la jeune fille célébrée, adorée, portée aux nues. Elles montrent ce mythe en actes. Car s’il est difficile pour de très jeunes femmes de s’arracher à l’emprise d’un homme, il est encore plus difficile de se libérer de la prison d’un mythe.

Sous la question morale et judiciaire qui doit se poser, se profile la question anthropologique du mythe, sans laquelle la libération de la parole des victimes s’expose à un futur backlash voire à des procès en diffamation, comme cela a déjà commencé.

Quelle opération symbolique se joue dans ce mythe de la dévoration, que racontent pourtant les fables du loup et l’agneau, ou celle du chaperon rouge ? Sous l’emprise d’un homme se profile l’ombre grandissante du mythe qui légitime cette emprise et lui donne force et attractivité. La question ne se pose pas seulement en termes de culpabilité individuelle. Elle concerne toute la société. La violence exercée contre de très jeunes personnes est enracinée dans des rituels et des jeux de séduction entretenus par les machines à raconter du cinéma et les images de la mode. Car le mythe déborde de toutes parts, avec la parole courageuse et libératrice de celles qui furent assujetties, non seulement par l’autorité patriarcale viriliste et la violence de leurs maitres, mais aussi par les sortilèges du mythe de la jeune fille devenu omniprésent dans la culture des années 1980. Comment échappe-t-on à un mythe ? Comment se soustraire à l’emprise d’un mythe sinon en le déconstruisant. ?

Kate Moss fut, à la fin des années 1980, l’incarnation de ce mythe de la jeune fille qui révolutionna l’univers de la mode. À quatorze ans, son innocence juvénile bouleversa les codes du glamour et imposa d’emblée une figure qui va devenir l’icône d’une génération et incarner le nouveau mythe de la jeune fille pendant deux décennies. « Tout le monde disait : “Montrons nos seins et marrons-nous. Soyons plus réels et ne grandissons pas trop vite. Et prenons du plaisir.” »

Trois décennies plus tard, Kate Moss exprime dans une interview accordée au Reader’s Digest une vision très différente de ses débuts dans le mannequinat : « C’était très commun à mon époque et ça l’est encore aujourd’hui. Certains photographes voulaient bien travailler avec vous seulement si vous acceptiez de poser nue. […] Il y a eu de nombreux shootings à mes débuts où je me suis sentie terriblement mal à l’aise. »   Si elle a longtemps tu les violences présentes dans l’industrie de la mode, Kate Moss a rejoint le #metoo de la mode aux côtés des mannequins qui ont dénoncé plusieurs photographes de mode tels Terry Richardson, Bruce Weber, Mario Testino, et le désigner Alexander Wang.

En 2009 le musée des Arts décoratifs de Paris avait le projet d’organiser une exposition intitulée « Le Mythe Kate Moss ». L’exposition fut annulée faute de financement mais la question demeure. Peut-on parler de mythe à propos d’un mannequin ? À-t-elle sa place aux côtés des Marilyn Monroe, Greta Garbo ou Audrey Hepburn par exemple, ou au contraire se différencie-t-elle de ces figures que le cinéma hollywoodien a rendu universelles ? Quel est donc ce mythe ? S’agit-il seulement de notoriété ? Quelle opération symbolique se joue à travers cette construction d’un mythe collectif ? Sur les premiers images qu’on connaît d’elle, elle fait figure d’une apparition. À quatorze ans, sa spontanéité et son innocence imposent d’emblée non pas un nouveau look comme on a pu le dire mais une figure qui va devenir l’icône d’une génération et incarner un nouveau visage du mythe de la jeune fille…

Ici, elle court, un bonnet de bain sur la tête, vêtue d’un short bleu marine avec des bandes blanches sur les côtés… Là, elle s’avance en cachant maladroitement sa nudité, un bras couvrant ses seins, l’autre pressant un grand chapeau de paille sur son pubis, comme une baigneuse qui sort de l’eau en courant pour se sécher… La suivante est quasiment identique, seul l’angle change… Sur une autre photo, elle est assise sur le sol, vêtue d’une jupe raphia qui découvre ses jambes nues, elle rit encore mais différemment, comme si on venait de la pousser – pudeur ou fou-rire de filles en vacances… Ici, elle est adossée à un mur, pensive, les bras croisés, un gilet vintage sur la peau ; elle fume, à la manière des adolescents avec sérieux et application, comme si fumer était une activité à part entière… Sur cette autre photo, elle s’avance vers l’appareil, un long collier sur ses seins nus, les yeux plissés par trop de lumière… La suivante cadre étroitement son visage couvert de taches de rousseur ; mais elle ne rit plus : elle fixe gravement l’objectif d’un regard soudain lesté d’inquiétude ou simplement soucieuse peut-être de ne pas décevoir celui ou celle qui la photographie… Enfin, voici la plus célèbre de ces photos, celle qui fit la une du magazine The Face : coiffée d’une parure d’Indien, le nez froncé, elle rit, tout étonnée d’être là, les seins à l’air, sur une plage battue par les vents, alors qu’à cette heure elle devrait être au collège…

Sur ces photos de la photographe Corine Day publiées à l’été 1990 dans The Face, un magazine qui se voulait la tête chercheuse des nouvelles tendances musicales et esthétiques, Kate Moss apparaît sans masque ni maquillage, avec une naïveté enfantine qui transparaît dans ce rire un peu forcé qui lui fronce le nez et qui est sans doute le fruit de son inexpérience, mais aussi le choix de la photographe Corinne Day : « Je voulais juste la photographier pour elle-même, réaliser un documentaire sur elle. Et rendre visible dans la photo son personnage et sa présence. »

Qu’a-t-elle de si fascinant pour qu’un styliste comme Marc Jacob, qui ne connaît même pas son nom à l’été 1990, punaise alors dans son atelier la couverture de The Face avec sa photo torse nu, sa coiffe d’Indienne et son rire un brin crispant ? Est-ce l’indétermination d’une anatomie d’enfant où percent déjà les signes de la féminité, ou l’ambiguïté sexuelle d’une morphologie androgyne que la mode et le cinéma cultivent depuis l’après-guerre ? Kate Moss est-elle une réincarnation de la Lolita du roman de Vladimir Nabokov (1955) et du film de Stanley Kubrick (1962), ou de Twiggy, le mannequin filiforme repéré dans un salon de coiffure en 1966, célèbre pour sa maigreur : à 16 ans, elle pesait 41 kg (« Écoutez c’est Twiggy qui passe », chantera Laurent Voulzy) ? Elle aussi venait de la banlieue de Londres, née d’un père menuisier et d’une mère caissière de supermarché.

C’est ce qui la distingue d’une Audrey Hepburn par exemple, une autre figure de l’androgynie mais venue de l’aristocratie, fille d’une baronne néerlandaise qui reçut une éducation victorienne très stricte dans un pensionnat en Angleterre. Recyclée après-guerre dans la mode et le cinéma (alors qu’elle se destinait à la danse classique), elle incarnera le visage mutin et dynamique de la femme moderne émancipée.

Dans le monde très fermé de la mode, Kate est, après Twiggy, l’un des rares mannequins à assumer ses origines modestes, au point d’en faire le berceau de sa légende et de sa vocation : « J’étais exactement comme mes amis de Croydon ; ils étaient fashion conscious parce qu’ils étaient banlieusards et c’est comme cela que les gens sont en banlieue. Ils ont une plus grande “conscience mode”, ils sont beaucoup plus tendances… »

Quand on est jeune et qu’on vit dans la banlieue de Londres, explique Kate Moss, on est fashion conscious. Le choix d’un vêtement, d’une paire de bottes ou d’un blouson, ce n’est pas seulement une question de goût, mais un enjeu stratégique : un visa pour franchir les frontières sociales, un signe d’identité. Ici, pas de contrefaçon possible ou de démarque. Toute faute de goût ou approximation vaut exclusion sociale : l’étiquette infamante de nul ou de ringard. Il faut être cool, trendy ou fun – un mot qui revient sans cesse dans les interviews de Kate Moss –, ou devenir invisible.

Comme Twiggy, Kate Moss va précipiter les canons du beau style dans la culture populaire. Avec elle, la mode sort des palais feutrés où ont lieu à chaque saison les présentations des modèles de la haute couture et descend dans la rue pour devenir le lieu de toutes les mélanges et de toutes les transgressions. Les biographies de Kate Moss déclinent à l’infini un jeu d’oppositions : l’enfant abandonnée et l’élue des dieux, la star et la girl next door, la banlieusarde londonienne et la nomade du village planétaire, la manager millionnaire à 20 ans et Cendrillon visitée par les fées…. À lire les innombrables portraits que la presse lui consacre, elle apparaît tout à la fois comme résistante et fragile, ordinaire et extraordinaire, nomade et terrienne, un objet manufacturé et un mythe tombé du ciel, un style inimitable et une succession étourdissante de logos : une beauté caméléon qui lui permet de changer d’apparence sans cesser d’être reconnaissable.

Moss incarne un nouvel âge mythologique, celui de la femme-protée. Ce n’est donc pas le visage, immuable dans sa perfection, ni sa personnalité dans sa singularité, qui joue un rôle dans la construction de sa légende médiatique, mais c’est sa capacité à se transformer. De son enfance dans une banlieue médiocre (la fille de Croydon) à « sa découverte » à 14 ans par Sarah Doukas, son agent, à l’aéroport JFK  (véritable scène de Visitation) ; des premières années de vache maigre à la construction méthodique par la photographe Corinne Day de la figure « The Waif » dans les « éditoriaux » de magazines comme Face’s et Harper’s Bazaar, jusqu’à son entrée dans le circuit des super modèles où elle devient l’« égérie » des grandes marques (Calvin Klein, YSL, H&M, Chanel, Burberry…), la légende de Kate Moss expose une étourdissante succession de portraits. À travers un parcours accidenté, rehaussé d’épisodes tumultueux (ses amants célèbres Johnny Depp, Pete Doherty), interrompu de cures de désintoxication, de polémiques sur sa conduite addictive et de scandales à la une des tabloïds on assiste à la construction d’une légende qui en dit moins sur la réelle personnalité de Kate Moss que sur l’écriture d’un mythe collectif.

Kate Moss est poursuivie par les loups. Mais qui sont ces loups ?

Le baptême du feu de Kate Moss est un show de John Galliano à la fashion week de Paris en 1992, quelques mois seulement après avoir fait la une de The Face. Il faut imaginer Kate Moss perdue au milieu de la noria des mannequins ; les couturières, aiguilles entre les dents, ajustant sa crinoline bleu pâle à rayures, pendant que les coiffeurs saupoudrent ses cheveux de talc. C’est son premier défilé à Paris. Elle a 15 ans, un corps osseux d’adolescente qui lui vaudra le surnom de « brindille » ou de « crevette », et ne mesure qu’un mètre soixante-dix, une petite taille comparée aux top models qui tournoient autour d’elle, les Naomi Campbell, Linda Evangelista ou Christy Turlington, qui la dépassent d’une bonne tête…

Tout lui semble hors d’atteinte, démesuré : « Je devais aller toute seule sur le podium. Il me semblait interminable, aussi long qu’une piste d’aéroport. »  La collection printemps/été 1990 de John Galliano est inspirée par la fuite d’Anastasia, la fille cadette du tsar Nicolas II. Au moment de s’élancer sur le podium, Galliano lui dit : « Tu es poursuivie par les loups… » Et Kate, applique la consigne à la lettre : bravant les conventions, elle se met à courir « comme une dératée », dira Galliano, « on n’avait jamais vu une crinoline voler comme ça sur un podium ».

Kate Moss est poursuivie par les loups. Mais qui sont ces loups ? Les loups des fables qui expriment le fantasme de la dévoration et dont les agneaux ou les chaperons rouges doivent se méfier. Est-elle vraiment poursuivie par les loups ou se jettent-elles au-devant d’eux, ceux qui sont disposés de part et d’autre du podium, les photographes qui la mitraillent ?

Tous les éléments constitutifs du mythe sont ici réunis : la fuite d’Anastasia, la fille du tsar, elle-même, figure de la disparition de toute la famille, assassinée par les bolcheviks en 1918. La course de Kate Moss qui rejoue la fuite d’Anastasia, auréolée de strass et de crinoline. La dévoration du mannequin offert aux appareils des photographes et à l’appétit des habitués de la Fashion Week, avides de nouveaux modèles de représentation, lecteurs des nouveaux codes à déchiffrer, de nouveaux corps à habiller. Pour répondre à cette question, il faut prendre la mesure de la rupture que Kate Moss incarne au début des années 1990 dans l’univers ultra codifié de la mode mais plus généralement dans la culture populaire qui mêle la mode, la musique, les vidéos clips, la photographie, les arts plastique,etc.)

À la fin des années 1960 Roland Barthes définissait la mode comme un univers dénué de toute narration, sans intrigue ni personnage. Dans la mode, écrivait-il, « on ne voyage qu’avec son mari ». La mode était alors un univers, nous dirions aujourd’hui une « bulle », soumis à « une étrange loi d’euphorie », où défilaient des mannequins silencieux, les sentinelles du style. Voici comment Barthes décrivait la figure du mannequin : « Elle ne connaît pas le mal, à aucun degré que ce soit. Pour n’avoir pas à traiter de ses fautes et de ses drames, la mode ne parle jamais d’amour, elle ne connaît ni l’adultère ni la liaison, ni même le flirt. » Ce tableau charmant d’un univers sans histoire ni drame n’a plus grand-chose à voir avec l’enfer que va devenir la mode dans les années 1990.

Jusque-là le mythe est un phénomène de croyance collective et même d’adoration. Garbo appartenait à ce moment du cinéma, écrit Roland Barthes, où la saisie du visage humain jetait les foules dans le plus grand trouble, où l’on se perdait littéralement dans une image humaine comme dans un philtre, où le visage constituait une sorte d’état absolu de la chair, que l’on ne pouvait ni atteindre ni abandonner.

Si le visage de Valentino provoquait des suicides, celui de Garbo participe encore du même règne d’amour courtois où la chair développe des sentiments mystiques de perdition. La beauté de Greta Garbo appartenait aux temps métaphysiques du cinéma : « Elle fut la fondatrice d’un ordre religieux appelé cinéma », disait Fellini.  Le visage de Garbo est Idée, écrivait Barthes, celui d’Hepburn est Évènement. Avec Audrey Hepburn (« femme-enfant, femme-chatte »), le mythe descend du ciel pour s’installer au cœur de la société de consommation.

À la « terreur » qu’inspirait la « divine » Greta Garbo, aurait ainsi succédé le « charme » émanant de la silhouette svelte et du port aristocratique d’Audrey Hepburn, heureuse synthèse de l’aristocratie et de la société de consommation. La beauté de l’une suscitait un culte – Garbo « officiait », là où opérait simplement le charme d’Audrey. Entre ces deux figures mythiques, on assiste donc à une certaine désacralisation de la beauté féminine, une forme de sécularisation du mythe. Du coup ce n’est plus le visage qui exerce son attraction fatale, c’est la silhouette, fine, élancée, le port altier, qui concilie distinction et modernité, aristocratie et efficacité. Avec Hepburn, on passe non seulement de l’idée à l’événement mais de l’essence de la Beauté à sa substance.

Kate Moss poursuit et prolonge cette mutation. Avec elle la substance se fait « plastique », matière instable et mutante ; elle acquiert des propriétés nouvelles, la ductilité et même la volatilité. Pour Calvin Klein, qui en a fait son égérie, elle incarne un parfum « Obsession » et possède le même pouvoir d’évaporation que lui. Le sculpteur Marc Quinn la fait poser pour une sculpture de glace destinée à fondre en quelques mois : « C’est la métaphore parfaite de la façon dont nous consommons sa beauté, à mesure que la glace fondra, Kate s’évaporera dans la galerie et les gens pourront littéralement la respirer. »

Au début des années 1990, la mode sort de ses gonds et va mettre à rude épreuve les standards du glamour. Kate Moss est tout à la fois la victime et l’égérie de cette révolution, un avatar de la Béatrice de Dante qui nous introduit dans l’enfer du monde, une Béatrice punk, un peu ivre et déjantée plongée dans le désordre du monde. La « loi d’euphorie » cesse de s’appliquer. Elle cède la place à une « loi du discrédit » qui bouleverse les standards en vigueur de la beauté.

Ce ne sont plus seulement le sexe et ses péchés véniels (« l’adultère, la liaison, le flirt ») qui envahissent l’univers de la mode, mais l’anorexie et la drogue qui menacent la vie et la santé des adolescents. Un bouleversement des canons de la beauté qui associent les signes de la beauté aux stigmates de la maigreur extrême et de la drogue. Le changement est si brutal qu’il passe alors inaperçu aux yeux de nombre d’observateurs du monde de la mode. C’est le cas, par exemple, du sociologue Gilles Lipovetsky, qui, dans son essai La Troisième Femme, continue en 1997 à décrire la culture mode comme une « culture euphorique de la beauté, expurgée de toute ambivalence, de toute négativité malsaine et mortifère ».

Pourtant, la même année, le 7 mai 1997, le président des États-Unis, Bill Clinton, s’était vu contraint, à la suite du décès par surdose d’un photographe de mode, David Sorrenti (le frère de Mario, l’ancien boy-friend de Kate Moss), de faire une déclaration solennelle : « La glorification de l’héroïne n’est pas créative, mais destructrice. Ce n’est pas beau, c’est laid. Ce n’est pas de l’art, c’est une question de vie ou de mort. Et glorifier la mort n’est bon pour aucune société. » Et il ajoutait, à l’intention des industriels de la mode : « Vous n’avez pas besoin de “glamouriser” l’addiction pour vendre des vêtements. »

Un an plus tôt, le 7 mai 1996, la critique de mode du New York Times affirmait que les années 1990 resteraient dans les mémoires comme « la décennie pendant laquelle la mode a servi de dealer pour les drogués les mieux habillés de l’histoire ». Dénonçant le « look décadent » de la décennie, illustré par les figures successives du grunge, de l’enfant des rues (waif) et du look d’héroïnomane (heroin-addict), elle constatait : « D’autres tendances de la mode ont disparu. […] Mais le chic héroïnomane […] résiste avec la ténacité d’une addiction. »

Avec Kate Moss on passe non seulement du sacré au profane, mais aussi du profane à la profanation. Les multiples scènes de transgression – du saccage des suites d’hôtels de luxe avec Johnny Depp, aux images volées de prises de drogues avec Pete Doherty, des soirées interminables des Fashion Week à boire et à traîner avec les copines mannequins jusqu’à ces fêtes orgiastiques, rapportées ou rêvées par les tabloïds, comme celle de son trentième anniversaire où on la décrit en prêtresse païenne et défoncée – toutes ces images font partie du soi-disant look « rock’n roll » de Kate, mais elles ont pour fonction de construire son mythe sur la profanation d’une image d’innocence et de pureté.

Kate Moss élève au rang de mythes les maux de l’époque, la drogue et l’anorexie. L’innocente Kate de 14 ans est plongée dans l’univers de l’addiction et de l’anorexie. Elle glamourise la chute et l’envol. Rejoue sans cesse le scénario d’une disparition et d’une réapparition. Mais elle ne renait pas de ses cendres, elle réapparait sous la forme d’un hologramme qu’Alexander McQueen fait danser dans un envol de voiles et de chiffons sous la pyramide du Louvre. Kate Moss a presque disparu dans cette construction numérique. Elle est là et elle n’est plus là. Le titre de cette performance présentée à la fin de la présentation de sa collection automne-hiver 2006 résonne comme un aveu : « the illusion of Kate Moss ».

Une véritable femme-stratège, l’archétype de l’individu des années 2000.

Au XVIIIe siècle, les romanciers ont modélisé un certain type d’individualisme, l’homme libéral des débuts du capitalisme. C’est le Robinson voyageur qui part à la conquête du monde, fait naufrage, perd tout lien social, affronte les épreuves de la survie et se réinvente dans la solitude et la rencontre avec le grand Autre – le sauvage, l’indigène, la femme… Marx dit que l’économie politique classique aime les « robinsonnades », les romanciers aussi raffolent de ces fables de l’individu expérimentateur qui domestique la nature. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’économie politique et le roman sont nés à la même époque.

À la fin du XXe siècle, la révolution néolibérale qui triomphe à l’échelle mondiale a engendré la demande d’un individu nouveau : flexible, adaptable aux circonstances, faisant un usage stratégique de lui-même et poussant l’expérimentation de soi jusqu’à la fracture. Dans ses cours au Collège de France en 1979, Michel Foucault avait pressenti ce fait majeur, à savoir que le néolibéralisme n’appréhende pas les individus comme des consommateurs, mais comme des producteurs et que l’« homo œconomicus » néolibéral n’est plus un simple partenaire de l’échange, mais devient l’entrepreneur de lui-même. Dès lors, le défi lancé aux individus n’est plus de « rester soi-même » dans un environnement changeant, mais de changer sans cesse et de s’adapter aux circonstances fluctuantes de la vie. Une obligation susceptible d’être acceptée comme une nécessité économique à condition d’apparaître aussi comme un fait culturel, une nouvelle mode ou un roman.

Le phénomène Kate Moss s’inscrit au cœur des quatre révolutions qui ont marqué notre histoire récente : la révolution numérique, l’histoire de la mode, l’histoire du capitalisme et l’histoire de la subjectivité. Kate Moss personnifie le nouveau mythe collectif du néolibéralisme où les idéaux-types des entreprises sont la flexibilité, la mobilité, l’adaptabilité, le nomadisme et le transformisme. Elle illustre le caractère précaire, éphémère, nomade passager, de toute activité ou construction.

Le sculpteur Marc Quinn choisira de la représenter dans une position de contorsionniste ou de yoggi aux bras et aux jambes entrecroisés qui représentent, selon lui, les visions déformées qui sont imposées à ce personnage emblématique, aussi bien par les médias que par nos désirs inconscients. Cette sculpture, intitulée « Sphynx », est la plus grande statue en or massif réalisée depuis l’Égypte pharaonique. Exposée au British Museum en 2006, elle modélise une Kate Moss agile, flexible malléable jusqu’au transformisme : « C’est le portrait d’une image déformée par notre désir collectif, a expliqué Marc Quinn. C’est un miroir de nous-mêmes, une Vénus attachée de notre époque. Elle dévore et se laisse dévorer. »

Ce que célèbre le nouveau mythe de la jeune fille c’est sa malléabilité, sa ductilité. Innocence et flexibilité. Page blanche de l’innocence. Flexibilité d’un corps androgyne. La femme enfant est ouverte à tous les possibles. Le quotidien britannique The Guardian peut bien s’étonner qu’on s’acharne à portraiturer une figure aussi « creuse », ce n’est un paradoxe qu’en apparence. Car c’est ainsi qu’on peut donner forme et vie sans cesse à de nouveaux personnages. « Pour ma campagne printemps-été 2008, je voulais une femme, quelqu’un qui soit capable de raconter une histoire, Kate a cette profondeur d’expérience », a déclaré la styliste Donna Karan .

Lorsque Kate Moss évoque ses défilés pour John Galliano, elle en parle comme le ferait une actrice endossant un rôle : « C’était fabuleux. John vous dit le personnage que vous devez incarner, vous entrez dedans parce qu’il y met tant d’énergie ». Et quel que soit le photographe ou le couturier pour lequel elle pose ou défile, elle prendra l’habitude de demander avant chaque séance : « What is the story ? » Quel est le scénario ? « Je n’aime pas poser en étant juste moi. J’aime bien être transformée en quelqu’un de différent. J’aime devenir quelqu’un d’autre. Dans une photo, c’est difficile d’être soi-même. Mais quand vous faites semblant d’être quelqu’un d’autre, c’est plus agréable. » Son surnom de « brindille » le dit assez : elle est l’emblème de la flexibilité, de l’échangisme, du transformisme, les idéaux type du néo management des années 1990.

La beauté éternelle et immuable (« est beau tout ce qui dure ») cède la place à la beauté comme mobilité, adaptation, (est beau tout ce qui change, s’adapte, se restructure). L’authenticité s’efface devant la parodie, la pureté devant le mélange. La perfection et l’imperfection échangent leur place. Les impératifs de l’intensification de soi (par addiction, excitation ou mobilisation) prennent le pas sur celles ancestrales de la conservation de soi. À la beauté comme « substance » et « identité » des Garbo ou Monroe ou comme « norme » anthropométrique, dans le cas de Claudia Schiffer, se substitue une beauté donnée comme « changement perpétuel ». L’individu néolibéral doit crédibiliser, aux yeux des autres, son aptitude au changement, une capacité à transgresser les codes tout en jouant le jeu à l’intérieur de la culture de masse et de sa sphère médiatique. La mode devient ainsi le laboratoire d’un nouvel idéal d’individu : le sujet fashion que Peter Sloterdijk qualifie d’individu « designer de soi » modelable à loisir, capable de se styliser, de se relooker sans cesse, de s’intensifier jusqu’à la fracture

Les conditions dans lesquelles s’exerce la performance médiatique exigent que l’on fasse un usage stratégique de soi-même ; de son corps, de ses désirs, de sa vie personnelle. L’essentiel étant d’être une source continuelle d’histoires, d’anecdotes, de scandales. C’est la story-activité des icônes. Mais à la différence des « acteurs » de la téléréalité qui pensent qu’il suffit d’être soi-même pour exister médiatiquement, Kate Moss incarne une véritable femme-stratège, l’archétype de l’individu des années 2000.

Pour captiver les autres, il faut être « captif de soi-même », avoue Jackie Kennedy dans le récit d’Elfriede Jelinek, Drames de princesse. Elle dit aussi : « il faut être otage de soi-même. » Une forme de destin que l’on pourrait qualifier de « mossien ». Que nous dit ce destin « mossien » ? Qu’il n’y a pas d’autre rapport à soi que de mise en valeur avec le soutien de toutes sortes de coachs et d’experts du développement personnel. L’impératif catégorique de cette mise en valeur est de donner la meilleure image de soi. Dès lors, les individus n’ont plus le choix qu’entre une vie échangeable et donc stylisée, relookée et coachée, et une vie non stylisée mais qui ne vaut rien et dont personne ne veut. Ce qui fait qu’à la limite « nous sommes tous des mannequins ».

Le devenir-mannequin des individus ne se réduit pas à « suivre la mode » ni même à se soumettre à une discipline ou une autorité transcendante, mais à se comporter conformément à une loi immanente d’auto-valorisation de soi selon laquelle la valeur n’est plus extérieure à l’individu, mais est tissée de ses actes et de ses tactiques. La mode devient ainsi le laboratoire d’une nouvelle condition humaine définie par la situation d’un sujet voué à l’expérimentation incessante et intensive de lui-même.

C’est tout le sens du mythe de la jeune fille que dénoncent les actrices du mouvement #metoo. Il ne s’agit pas d’héroïsation mais de dévoration. « J’ai épousé une vamp, pas un vampire », disait Arthur Miller pour se moquer de Marilyn et de ses tendances autodestructrices. Il analysait le phénomène Marilyn comme « la rencontre d’une pathologie individuelle et de l’appétit insatiable d’une culture de consommation capitaliste ». Une rencontre qu’il qualifiait de « mystère » mais aussi d’« obscénité. » Définition qu’on peut étendre aisément à la culture anthropophage du néolibéralisme.

La révolution #metoo est une révolution symbolique qui, à l’instar des révolutions politiques, déboulonne les statues des maitres, jettent à bas les portraits du roi, brûlent les signes de la tyrannie. Mais si les révolutions politiques s’appuient sur les masses insurgées, la révolution #metoo ne peut compter que sur quelques voix, isolées et fragiles, et les icônes qu’elles brulent ce sont les images de leur propre adolescence ou de leur enfance, réifiées et mises en scène au cinéma ou dans les photos de mode. Ces images se sont comme détachées d’elles, elles parlent pour elles-mêmes. Ce sont des cicatrices ou des stigmates d’une blessure jamais refermée, les souvenirs d’un rapt d’enfance exécuté au su et au vu de tous.

Le mythe de la jeune fille remodelée par la révolution néolibérale s’est effondré au début des années 2020 sous les coups de celles qui en avaient été les incarnations à la ville comme à l’écran depuis les années 1980. On ne peut que s’en réjouir. Ce n’est pas si souvent qu’un mythe tombe soudain en poussière démasqué par ses propres héroïnes.


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

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Néolibéralisme