La CEDH, un arrêt historique ou illégitime ?
La grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, dont le siège est à Strasbourg, a pris un arrêt le 9 avril relatif à l’affaire « Verein Klimaseniorerinnen et autres c. Suisse », condamnant la Suisse pour l’insuffisance de son action contre le changement climatique. La Suisse est, en l’occurrence, condamnée à payer 80 000€ à l’association qui a initié la procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Toute la presse française du 9 avril a repris le même titre : « Une décision historique de la Cour européenne des droits de l’homme », suivi d’articles élogieux sur le courage de cette institution qui va contraindre le gouvernement suisse, réticent, et tous les autres, à faire enfin ce qu’il faut pour lutter contre le changement climatique.
On peut sérieusement douter que les journalistes aient lus, dans la nuit précédant la publication de leur journal et de leur papier, l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui fait près de 300 pages d’une lecture difficile. Mais qu’importe, le réchauffement climatique est une priorité ; les citoyens en seraient conscients tandis que les gouvernements inconscients et paralysés par les lobbies n’agiraient que sous la contrainte, notamment celle de la justice. Greta Thunberg était présente à Strasbourg pour célébrer, avec d’autres, ce grand progrès de la justice internationale, cela devrait nous suffire pour juger que nous allons dans la bonne direction.
Ce n’est hélas pas le cas et cet arrêt de la CEDH est un coup de force juridique par lequel elle a pris une décision dans un domaine qui ne relève pas de sa compétence au mépris de la convention qui l’a créée et de sa propre jurisprudence. Elle devrait soulever la protestation des gouvernements européens et de tous ceux qui sont attachés à la démocratie, donc à la séparation des pouvoirs. Il est urgent d’arrêter la dérive de cette institution.
La Cour européenne des droits de l’homme fonde son arrêt sur la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme que constituerait l’inaction climatique du gouvernement suisse. Rappelons les termes de l’article 8 de la convention intitulé « Le droit au respect de la vie privée et familiale » :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. » « Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
On se gratte un peu la tête pour comprendre comment la Cour a pu considérer que des mesures insuffisantes pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre pouvaient constituer une menace pour la vie privée et familiale, le respect du domicile privé et de la correspondance. Mais ce n’est pas la première fois que la Cour européenne des droits de l’homme fait une interprétation très extensive de cet article 8 pour créer une jurisprudence n’ayant rien à voir avec son objet.
Un des seize juges de la Cour a émis une opinion partiellement différente de celle de ses collègues. Elle est publiée à la suite de l’arrêt et mérite d’être lue attentivement. Il s’agit du juge Tim Eicke, d’origine allemande. Cette prise de position confirme que les juristes allemands ont une conception plus rigoureuse et juste que beaucoup de leurs collègues européens, de la séparation des pouvoirs, du rôle des institutions judiciaires nationales et internationales et de la limite de leurs compétences. L’opinion divergente de M. Eicke est une condamnation sans équivoque du coup de force juridique de la Cour européenne des droits de l’homme et du caractère illégitime de l’arrêt qu’elle a adopté à la majorité.
Tim Eicke précise que « son désaccord va bien au-delà de simples divergences d’évaluation des preuves apportées dans cette affaire ou de désaccords mineurs sur la compréhension de la loi». Son désaccord, écrit-il, « est d’une nature plus fondamentale et, au moins en partie, touche au cœur du rôle de la Cour dans le système instauré par la convention et, plus généralement, le rôle de la Cour dans le contexte unique et sans précédent des défis posé à l’humanité (pour chacune des sociétés et pour les relations entre les sociétés, par le changement climatique d’origine anthropique ».
Tim Eicke n’est pas un climato-sceptique et l’exposé de sa position comporte au contraire la citation de longs passages de rapports alarmistes sur le changement climatique et ses conséquences. Mais il rappelle, en premier lieu, qu’aucune des propositions de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pour donner une compétence explicite à la Cour européenne des droits de l’homme dans des affaires concernant un environnement propre et sain, par l’adoption d’un protocole additionnel ou par tout autre moyen, n’a rencontré l’accord des parties contractantes à la convention.
En d’autres termes, la CEDH et l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe cherchent depuis des années à étendre de façon explicite, par une modification de la convention, les compétences de la Cour pour lui permettre d’intervenir dans le champ de l’environnement et de concourir à la garantie de la préservation d’un environnement propre et sain, tandis que les gouvernements des États signataires de la convention s’y opposent. La CEDH a trouvé dans cette affaire un moyen simple de parvenir à ses fins : puisque les signataires de la convention ne veulent pas lui donner ce qu’elle souhaite, elle se l’attribue elle-même.
La CEDH est là pour trancher les litiges relatifs à une convention bien déterminée ayant un objet limité.
Le juge Eicke souligne ensuite l’extraordinaire complexité des problèmes posés par le changement climatique, l’interaction des actions publiques et privées nécessaires à la lutte contre ce phénomène, l’importance du travail scientifique réalisé et en cours permettant de donner une assise plus solide aux actions entreprises. Tout cela le conduit à s’interroger sur la capacité de la Cour européenne des droits de l’homme à comprendre la complexité du sujet et à pouvoir apporter un concours quelconque à son règlement. Il conclut que dans l’état actuel des choses, la CEDH n’en est pas capable
On aimerait que tous les juges fassent preuve d’une même humilité.
Il brocarde la prétention de la Cour européenne des droits de l’homme à vérifier l’existence de standards minimums de mise en œuvre de mesures de prévention du changement climatique témoignant d’un effort identique de « toutes les parties à la convention sur le changement climatique » (tous les pays signataires de la Convention des Nations unies contre le changement climatique) et rappelle qu’à l’inverse l’accord de Paris de 2015 repose sur la définition par chaque pays de ses propres engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre et des moyens mis en œuvre pour les atteindre.
Il rappelle que le seul rôle de la Cour européenne des droits de l’homme est de garantir le respect des dispositions du traité international qui l’a créée et celui-ci ne lui a donné aucune compétence pour garantir le droit à un environnement propre et sain. La CEDH considère que l’article 32 de la convention lui donne le pouvoir de décider en cas de conflit sur sa compétence dans tel ou tel domaine, en s’appuyant sur son interprétation évolutive des termes de la convention, prenant en compte l’évolution de la situation et les problèmes qui se posent depuis l’époque de son adoption. Le changement climatique n’avait en effet pas la même importance en 1950 qu’aujourd’hui.
Mais ce droit de la Cour à trancher les litiges sur sa compétence ne va pas sans une grande responsabilité, et sans que celle-ci s’impose des limites strictes à l’extension de son champ de compétence. En l’occurrence, le juge Eicke considère que la Cour a franchi toutes les limites acceptables qui lui étaient permises par la convention. En effet, si la Cour peut faire valoir son interprétation évolutive des termes de la Convention européenne des droits de l’homme, elle n’a aucun droit à s’ériger en garante du respect d’autres conventions, notamment la Convention des Nations unies sur le changement climatique.
Non contente de s’arroger des compétences nouvelles, la Cour a violé ses propres principes pour accepter la requête qui lui était présentée par une association contestant la législation suisse relative au changement climatique. La CEDH s’était jusqu’à présent interdite de donner suite à une actio popularis, c’est-à-dire d’accueillir une requête s’inspirant de la possibilité qui était ouverte à un citoyen romain de saisir un juge lorsqu’il considérait qu’un intérêt public était mis en cause par un acte d’une autorité publique, sans avoir à justifier d’un dommage personnel effectif résultant de l’acte en question. Cette position de la Cour visait à éviter qu’elle ne devienne une instance de contestation de toutes les lois et règlements des différents États signataires de la convention par les citoyens contestant l’orientation de leur gouvernement.
La CEDH n’est pas là pour dicter au gouvernement leur politique mais pour trancher les litiges relatifs à une convention bien déterminée ayant un objet limité. Pourtant, pour rendre l’arrêt du 9 avril 2024 elle s’est affranchie de cette règle en acceptant de considérer comme victime une association de femmes âgées s’estimant menacées par le changement climatique et les mesures insuffisantes prises par leur gouvernement, sans que l’association puisse apporter la preuve que le changement climatique avait déjà provoqué aux requérantes un dommage sérieux et réel. Les conséquences potentiellement dramatiques de ce phénomène pour tous les êtres humains ayant été considérées comme suffisantes par la CEDH.
Les conséquences politiques de cette jurisprudence, si elle devait être confirmée, sont considérables, tant son nombreux les phénomènes naturels ou sociaux pouvant constituer une menace potentielle à nos existences, susceptibles dès lors d’être considérés comme un péril pour notre vie privée et familiale.
Enfin, en matière de politique économique et sociale la CEDH retenait jusque-là, dans sa jurisprudence, que dans des pays démocratiques, les autorités politiques locales légitimement élues était les mieux placées pour définir les mesures à prendre. La Cour ne devait jouer qu’un rôle subsidiaire lorsqu’il s’agissait de trancher la concurrence entre plusieurs droits, si les droits de l’homme tels que définis par la Convention européenne étaient mis en concurrence avec d’autres droits (droit des affaires, libre concurrence…).
Or, les autorités suisses mises en cause par l’association requérante auprès de la CEDH n’étaient pas restées inertes face au changement climatique. Elles ont pris un ensemble de lois et de règlements fixant des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre et devant permettre de parvenir à la neutralité carbone en 2050. Il se trouve même que la loi la plus récente adoptée par le Parlement suisse a fait l’objet d’un référendum au terme duquel la population s’est déclarée majoritairement opposée au texte en question. Le gouvernement suisse a donc pris des mesures provisoires s’inspirant de la législation antérieure. La décision de la CEDH prise sur demande d’une association mécontente de la votation populaire, revient donc à faire prévaloir le point de vue d’une Cour internationale sur l’opinion démocratiquement exprimée par la population d’un pays à l’occasion d’un référendum.
La souveraineté nationale et la souveraineté populaire disparaissent au profit du pouvoir de juges et d’institutions internationales.
Loin d’être une avancée, la décision de la Cour est un véritable scandale démocratique. Elle méprise toute idée de séparation des pouvoirs, de souveraineté nationale et de souveraineté populaire.
En France, par exemple, le Conseil constitutionnel s’interdit de contrôler la constitutionnalité d’une loi adoptée par référendum, considérant que dans une République aucune autorité n’est supérieure à celle du peuple lorsqu’il s’exprime directement dans le cadre prévu par la Constitution.
Il n’en est pas de même pour la Cour européenne des droits de l’homme qui considère que rien ne peut être supérieur à son autorité qui peut d’ailleurs s’exercer dans tous les domaines, même ceux qui ne relèvent pas de la convention dont elle tire son existence.
Cette évolution s’inscrit malheureusement dans un cadre qui dépasse largement le seul cas de la Cour européenne des droits de l’homme.
Le Conseil d’État, en France, après avoir été un agent actif de la soumission du droit national au droit européen et aux conventions internationales, par sa jurisprudence, semble s’être inquiété de la question de la souveraineté nationale en organisant à l’automne 2023 une série d’auditions et de conférences sur ce sujet.
Lors de son audition, le 27 novembre 2023, Arnaud Montebourg est revenu très justement sur les mécanismes par lesquels le Conseil d’État et la Cour de cassation ont participé à cette aliénation progressive du pouvoir du Parlement national et à la perte de souveraineté juridique et par voie de conséquences politiques du pays.
Il a rappelé que le législateur français n’était pas soumis au contrôle du seul Conseil constitutionnel mais aussi de la Cour européenne des droits de l’homme, de la Cour de justice de l’Union européenne, du Conseil d’État, et de la Cour de cassation qui en plus de la Commission européenne et du Conseil européen produisent du droit par leurs décisions et leur jurisprudence. Le pouvoir du Parlement national dans ce contexte n’est que résiduel, il n’est bien souvent qu’une chambre d’enregistrement de décisions prises ailleurs.
Cette soumission ne résulte pas des traités internationaux ou européens mais de la jurisprudence des juridictions supérieures françaises, ainsi que parfois de la décision du gouvernement français.
La Cour de cassation par son arrêt « Société Cafés Jacques Vabre » de 1975 a décidé de faire prévaloir le droit européen sur le droit français, que la norme juridique française soit antérieure ou postérieure au texte européen.
Le Conseil d’État a dans un premier temps refusé de s’aligner sur la position de la Cour de cassation, puis, par son arrêt d’assemblée du 20 octobre 1989 dit « arrêt Nicolo » il a consacré à son tour la supériorité absolue des traités sur les lois, que le traité soit antérieur ou postérieur à l’adoption de la loi. Le Conseil d’État a pris seul cette décision sans que les traités européens ou la Constitution française l’y obligent. D’ailleurs, jusqu’à cette date, le Conseil d’État s’interdisait de contrôler la conformité des lois nationales au conventions internationales, cela n’étant pas de sa compétence, et considérait qu’il revenait aux autorités gouvernementales et législatives de s’assurer de la conformité aux conventions internationales des textes qu’ils adoptaient.
Le Conseil constitutionnel avait pris la même position dans sa décision de 1975 sur la loi sur l’IVG.
À partir de l’arrêt Nicolo, le Conseil d’État s’est arrogé le droit de vérifier la conformité du droit français au droit européen en faisant prévaloir ce dernier, même si la loi française était postérieure au traité européen ou à une autre convention internationale.
Personne n’avait pourtant qualifié la France d’avant 1989 de dictature ou de démocratie illibérale bafouant les grands principes du droit international.
Le Conseil d’État a confirmé sa jurisprudence éminemment contestable sur la place prédominante du droit international par un arrêt du 21 avril 2021, dit « French Data Network » par lequel il a refusé de contrôler les excès de pouvoir des institutions de l’Union européenne. Arnaud Montebourg commente ainsi cette décision : « S’il fallait résumer en termes crus et cruels la jurisprudence du Conseil d’État, elle s’arroge le droit de contrôler la loi nationale lorsque celle-ci contredit le droit européen, et elle refuse de contrôler les excès de pouvoir des institutions européennes, lorsque celles-ci contredisent le droit des traités européens. »
Ainsi, insidieusement, la hiérarchie des normes juridiques définie par les juges eux-mêmes a remis en cause la hiérarchie des institutions. Dans l’ordre démocratique, il revient au Parlement de faire la loi, à l’exécutif de la mettre en œuvre et au juge de contrôler le respect de la loi par les agents publics et les citoyens. Dans la hiérarchie des normes juridiques définies par les juges, les constitutions adoptées par les représentants des peuples souverains et souvent par les peuples eux-mêmes s’exprimant directement par référendum ne sont plus la norme suprême. Elles sont régulièrement modifiées pour être adaptées au droit européen. La Cour européenne des droits de l’homme ou la Cour de justice européenne ont un pouvoir normatif bien supérieur à celui des Parlements nationaux. La souveraineté nationale et la souveraineté populaire disparaissent au profit du pouvoir des juges et d’institutions internationales.
On ne dira jamais assez à quel point ce déni de démocratie a nourri le sentiment de dépossession des peuples européens et contribué à l’essor de ce que les médias, par paresse, et une partie de la classe politique, par intérêt, qualifient de populisme.
L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 9 avril 2024 est un pas supplémentaire dans cette dérive. Il ne doit pas être célébré comme une victoire des défenseurs de l’environnement, mais contesté comme un nouveau recul de la démocratie, un nouvel empiètement d’une institution dans un domaine qui ne relève pas de sa compétence, par des moyens qui sont tous condamnables.