Société

À bord de l’Ocean Viking, territoire européen

Politiste et artiste

Pendant que l’Europe votait pour élire ses parlementaires, Sébastien Thiéry se trouvait en Méditerranée, à bord de l’Ocean Viking, dans le cadre de la collaboration scientifique avec SOS Méditerranée que le PEROU a nouée pour enquêter sur les pratiques des marins sauveteurs et des soignants, et dessiner le Navire Avenir, premier navire spécifiquement conçu pour le sauvetage et le soin en haute mer. Récit.

Jeudi 6 juin

Il est 16h15. Je prends le relai de Finn, l’homme au sourire quasi-constant. « Nothing to declare. » La formule douanière résonne singulièrement ici-même. Je saisis ses jumelles, puissantes optiques qu’il faut manoeuvrer non sans un certain tact. Dan nous en avait fait une démonstration à Syracuse, il y a quelques semaines. Après avoir ajusté la machine à ta morphologie – les trous en face des yeux donc – il convient de faire le point méticuleusement : œil droit fermé ; puis œil gauche ; puis les deux grands ouverts. L’image se dessine alors, succédant à des taches noires qui d’abord occupaient le champ. Parfois le trouble revient, les tâches enflent rapidement sur le paysage comme une brûlure qui se répand. Puis elles disparaissent, et les lignes se resserrent, et les contours de nouveau se font. Cela peut prendre un temps.

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Enfin quelque chose s’installe, l’horizon se pose, l’image cristallise. Lors des entraînements, depuis le navire à l’ancre à quelques centaines de mètres du rivage, nous fixions l’horizon sicilien, la découpe de l’île d’Ortygie, centre historique de Syracuse, et, sur la crête, le ballet des touristes ébahis. Un couple à l’arrêt, un groupe longeant les fortifications en ligne indienne, un joggeur T-shirt blanc sur fond ocre filant sur la corniche. Le secret plaisir de scruter, de saisir ce qui devrait échapper. Le délice du voyeur. Aujourd’hui n’a pour ainsi dire rien à voir : seul le bleu, du ciel et de l’eau. À la surface d’une mer relativement calme, quelques éclats d’écume parfois, le léger fracas des vagues les unes contre les autres. La vibration du soleil aussi, à l’Ouest, à tribord du navire qui fonce lui plein Sud. Là devant, sur ce loin devant où il nous faut porter le regard, les touristes bienheureux n’y sont plus. Nous scrutons des absents.

Nous sommes deux personnes en poste, jumelles comme fixées sur les globes oculaires, nos casquettes blanches vissées sur nos têtes, indispensables équipements permettant d’échapper au soleil encore puissant à cette heure. Mon alter ego est Ayoub, jeune kinésithérapeute marocain devenu travailleur social à Turin en attendant la validation par l’Italie de ses diplômes de médecine. Nous voici lui et moi dressés à la proue de l’Ocean Viking. L’un comme l’autre sommes doucement penchés vers l’avant, les coudes flanqués sur un reposoir fait-maison, fixé au garde corps. C’est un élégant élément de bois, sans nom ni référent à ma connaissance, mais si spécifique du sauvetage en haute-mer qui implique, d’abord, une intense pratique du regard. Nous balayons l’horizon jusqu’à tourner l’un et l’autre à 180°, dessinant ensemble un 360 presque total. Une heure durant, nous menons cette lente chorégraphie sans nom ni référent non plus. Chorégraphie qui n’est pas un pas de deux : depuis ce matin 5h15, depuis que nous sommes donc entrés dans la zone de sauvetage, c’est tout l’équipage qui se relaie ici pour une heure, se passant les jumelles, se transmettant un petit compte rendu, s’encourageant enfin.

C’est une épreuve. D’abord physique : la nausée vient rapidement, et le corps encombre. Malgré ces accoudoirs sans siège, on cherche des positions, on plie une jambe, tâtonne des postures, dresse puis courbe le dos qui finit par trouver à s’appuyer sur l’un des deux coudes de bois quand le regard porte loin derrière, en fin de balayage horizontal. C’est une épreuve mentale surtout, tant frappe la folie de la situation. À Syracuse, pour nous préparer, Dan nous avait ouvert un petit classeur comportant page après page des images de ce que nous cherchons, ou pourrions trouver : tous les types de navires de polices libyennes, italiennes, maltaises et, rangés selon leur matérialité, tous les types d’embarcations en péril, avec focale particulière sur les couleurs et les formes qui peuvent nous en paraître au loin. Entre deux vagues, on scrute alors Ayoub et moi, et s’illusionne parfois, prenant l’écume pour une trouvaille. Alors ça frappe dans la poitrine. Les consignes : ne pas perdre l’image, rester rivé sur l’objet, appeler son binôme, lui indiquer la position comme si nous étions sur un cadran d’horloge – midi à la pointe du navire – puis si nous confirmons l’un comme l’autre, en informer l’équipe présente dans la salle du commandement afin que l’on explore ce que donnent les radars, qui voient moins bien que nos yeux équipés lorsqu’il s’agit de si petits bateaux, mais qui vont nous aider alors à « spoter » la « cible » et donner une direction au navire. Rien de cela durant cette heure : seule une bouée jaune perdue dans l’immensité, borne sans nom ni référent non plus, glissant sur les flots sans fin peut-être. C’est là que ça cogne, non le soleil mais la folie : tu te dis que ça pourrait être tes enfants, tes parents, tu te dis que des personnes en ce moment précis comptent sur toi pour que tu les repères. Je ne vois rien, je ne les vois pas, malgré la puissance de l’optique, malgré le tact et la science que nous a transmis Dan. Entre les dents, je crie alors « Putain mais vous êtes où ?! ». Personne ne répond. Justine arrive, il est 17h15, c’est son tour, je lui confie mon piètre compte rendu, puis vais rapidement m’allonger dans ma cabine pour faire passer la nausée. J’entends la mer frapper sur la coque, personne ne répond.

 

Vendredi 7 juin

Depuis la haute mer où nous nous trouvons, tout ce que l’humanité a pu inventer d’attirails pour manifester une frontière, et tenter ainsi de la naturaliser, n’existe pas. Lignes, tracés, panneaux, barrières, cahutes, uniformes bardés, armements et cameras, signes et signaux dressés pour intimider le passant et lui signifier l’épaisseur du passage : rien de tout ce folklore, grotesque et glaçant, n’est ici discernable. L’infranchissable est néanmoins manifeste, à quelques quarante miles des côtes libyennes : l’immensité alentour est aussi sublime que terrifiante. Et encore, tous les mots perdent ici-même un peu de leur pertinence, tant cette réalité ne se laisse que difficilement saisir par le vocabulaire commun. Vers 9h30 ce matin, nous avons vu apparaître sur l’horizon une petite embarcation vide, solitude silencieuse légèrement ballotée par les flots. Deux surgissements simultanés : présence et absence. Des êtres humains n’étaient plus là. Ensevelis par les eaux peut-être, ou bien rattrapés par les gardes-côtes libyens qui patrouillent dans le secteur (une navette nous a longuement suivis au petit matin nous a informés la bien-nommée Mar, coordinatrice générale de la mission, lors de la réunion quotidienne de 8h15), ou encore accueillis sur le Geo Barents de Médecins Sans Frontières qui a effectué il y a quelques heures deux sauvetages dans ces eaux précises. Nous ne le saurons pas, bien qu’un indice ne trompe guère : lorsqu’on effectue un sauvetage, on prend généralement le temps d’inscrire à la bombe aérosol le nom du navire qui a opéré et la date de l’intervention, ce sur les flancs de l’embarcation comme sur son plancher afin que des avions également on puisse en prendre connaissance ; or l’embarcation de ce matin était aussi désertée de signes que d’êtres humains. « Terrifiante », pour qualifier la situation, est un adjectif qui manque certainement son objectif.

Ici, sous la carcasse grondante de l’Ocean Viking qui désormais patrouille d’est en ouest, gisent d’innombrables frères humains. Sous ce bleu épais, aujourd’hui plat comme un terrain vague, ont sombré ces dernières années d’innombrables regards que jamais nous ne croiserons, des voix à jamais éteintes, des rêveuses et des rêveurs colossaux, des inconnu.e.s dont nous ne connaîtrons jamais le nom, des enfants dont nous n’entendrons jamais les rires. Tout et tant repose, anéanti, abattu par les politiques des frontières assassines, par les armadas financées par nous autres européens qui ne mesurons pas la férocité de la guerre que nous menons contre tous ces innocents. Tant de vies ont été arrachées non par la fatalité, l’accident, l’imprévisible tempête, mais par des textes, des contrats, des finances, des poignées de main de hauts responsables, drapeau européen en fond de scène. Cette embarcation de ce matin a très probablement été vidée de ses occupants par des forces libyennes formées par des agents européens, patrouillant avec des navettes elles-mêmes financées par l’Europe. Avec notre puissante contribution financière – 455 millions versés à la seule Libye depuis 2015 –, des personnes qui fuyaient l’invivable y ont été reconduites. Ainsi, participons-nous activement au commerce abjecte des milices et passeurs associés. Et force est de constater que nous nous apprêtons, ce 9 juin, à voter pour que cela s’aggrave. « Aggraver », pour décrire ce que nous autres Européens poursuivons, est un verbe qui manque certainement son objectif.

 

Samedi 8 juin

Du regard, j’épaule les membres de la SAR team (pour « Search And Rescue team », « équipe de recherche et de sauvetage ») : de 8h15 à 9h15, de 16h15 à 17h15, et de 20h15 à 21h15, je chausse des jumelles sur le pont supérieur pour scruter l’horizon et assurer ainsi ce qui se nomme le « lookout ». Je suis néanmoins officiellement membre de la PR team (pour « Post Rescue team », « équipe d’après le sauvetage »), comprenant une équipe médicale, une équipe de médiation – dite de « protection » –, et une équipe logistique. Sur le trombinoscope affiché dans le mess, mon statut est exactement « Logistician assistant ». C’est Bastien, jeune homme à l’humeur puissamment joviale, qui s’avère le chef logisticien, et donc mon référent. Je fais ce que je peux pour l’accompagner dans la gestion des six containers placés sous sa responsabilité : inventaires, nettoyages, transferts. Dans ces containers fixés sur un navire qui fut d’abord un outil de maintenance de plateformes pétrolières dans les mers du Nord, on y trouve le nécessaire pour l’accueil des rescapés : « welcome bags » (petits sacs bleus électriques comprenant une serviette, des affaires de rechange, des sous-vêtements, une brosse à dents, une bouteille d’eau, quelques barres énergétiques) ; épaisses couvertures grises qui envelopperont les corps au repos dans les deux sommaires « shelters » (« abris », un pour hommes, un pour femmes, matérialisés par deux autres containers fixés sur le pont principal) ; rations alimentaires pour 24 heures ; nécessaire pour boissons chaudes ; riz et conserves si la situation permet d’envisager un tel repas sortant de l’ordinaire des rations peu gouteuses ; divers jeux, pour adultes comme pour enfants ; plateforme de recharge des téléphones mobiles ; petite station de coiffure (dont les instruments sont rassemblés dans une boîte portant indication « barber shop »). Ainsi Bastien règne-t-il sur une collection d’objets permettant, autant que faire se peut, de sortir les rescapés de l’état de sidération dans lequel ils se trouvent après le sauvetage. Quatre de ces containers sont installés sur le pont supérieur qui demeure uniquement accessible aux membres de l’équipage. Dans ces containers blancs alignés tout à l’arrière du navire sont empilés cartons, couvertures, sacs, gilets de sauvetage. Le plus à bâbord de ces containers fait office de chambre froide en cas, rarissime, de décès. Depuis 9h20 ce samedi 8 juin, un corps sans vie y est installé.

« Ready for rescue. Ready for rescue ». Il est 6h57. Le message répété par Mar se répand sur tous les canaux de nos 26 radios personnelles (canaux différenciés selon les moments de la journée notamment, le canal 2 étant par exemple celui sur lequel il nous faut nous brancher lorsque nous dormons, canal où sera aussi diffusé ce « Ready for rescue », seul message exigeant la mobilisation de toutes et tous). Je me saisis dans la minute de mon équipement (un casque, un gilet de sécurité gonflable qui nous enveloppe le buste, une paire de gants), puis me retrouve sur le pont et, levant le regard, aperçois Angel en suspension, déjà en place sur l’une des trois annexes surplombant le navire, les dénommées EZ1, EZ2 et EZ3 (prononcer « easy ») qu’utilise la SAR Team pour rejoindre les embarcations en péril. Dans la minute qui suit, les coéquipiers d’Angel sont chacune et chacun à leur poste, aux commandes des annexes ou sur le point de se jeter dedans : Giannis, Tomoko, Justine, San, David, Tanguy, Finn, Salvador, Hector. Certains parmi le « marine crew », équipe d’une dizaine d’hommes pour la plupart Philippins employés par l’armateur pour faire marcher le navire, prennent également position pour prêter main forte : à la manœuvre de petites grues et treuils à même de déposer les annexes sur l’eau afin qu’elles rejoignent ladite « cible », et s’en approchent d’une manière précise, décrite et redécrite durant les entraînements ; au « boatlanding », zone si particulière située à tribord où se trouve une épaisse porte rouge qu’ils ouvriront sur le chemin des rescapés, ouverture donnant au sol sur une plaque en acier jaune sur laquelle sont peints des cœurs rouges et le nom de l’Ocean Viking et, en face, sur une planche portant inscription en 13 langues de cette nouvelle bouleversante pour celles et ceux qui quelques heures plus tôt connaissaient encore l’enfer Libyen : « Tu es en sécurité ». Tout autour prennent place les médecins : Caroline, Caterina, Rita, Andri. L’équipe vient de positionner à portée de main une civière en cas d’urgence (je suis supposé intervenir en renfort pour porter celle-ci sous la gouverne d’Andri, comme nous l’avons répété la veille) et, non loin et à même le sol, un poste pour d’éventuels soins d’urgence. Un peu à l’arrière s’organise l’équipe de protection. Une fois les rescapés à bord, cette équipe constituée de Sara, Haya et Ayoub, va nouer au poignet de chacune et chacun un petit bracelet numéroté permettant notamment à l’équipe médicale de suivre leur état de santé durant la traversée. À l’aide d’une application sur smartphone, elle va en outre procéder à leur première identification en vue d’accompagner chacune et chacun dans sa tortueuse demande d’asile. Avec Bastien, nous nous positionnons un peu plus loin encore pour, une fois les personnes enregistrées, leur offrir leur « welcome bag » (en prenant soin au préalable d’inscrire sur la toile, à l’indélébile, le numéro d’enregistrement de celle ou celui à qui nous le remettons), puis les accompagner à la douche. Ici, 6 par 6, nous leur demandons de se défaire de leurs habits, souvent imbibés de sel et de fuel, de placer ceux-ci dans de grands sacs blancs, puis de se doucher, de se changer, de rejoindre l’abri positionné face aux douches et, enfin, de se reposer. Alisha et Tess, membres de l’équipe de communication, ainsi que Quentin, journaliste, vont documenter, appareils photo et caméras au poing, chacun de tous ces gestes de sauvetage et de soin. Car tout doit être archivé pour constituer les preuves de la légalité de l’action de SOS Méditerranée, en cas de besoin.

Peuplée de rescapés, l’annexe EZ1 vient se caler contre la peau de l’Ocean Viking. Un grincement puissant marque cet arrimage : ce sont les coques de protection de l’annexe qui frottent sur l’acier, hurlant un son terrifiant qui, paradoxalement, raconte l’heureuse nouvelle d’une arrivée. L’annexe se love alors contre le « navire mère » qui ne doit cesser d’avancer durant cette opération cruciale : la vague que crée l’Ocean Viking en mouvement contient pour ainsi dire son annexe, permettant à celle-ci de ne pas produire d’effort pour rester tout contre. Informés du fait qu’il n’y a pas de cas d’urgence sanitaire, nous autres membres de la Post Rescue Team sommes alignés de la grande porte rouge jusqu’au lieu d’enregistrement, regards tournés vers les visages qui nous apparaissent alors. Chacun s’avance, ébahi. Nous leur sourions, leur tendons une main, leur adressons un « welcome » qui ne saurait avoir autant de sens qu’à ce moment précis. C’est une haie d’honneur que l’on offre à chacun. Ce sont des rois que l’on salue avec la sensation intense de jouer là une scène millénaire. 43 visages fous de joie, des sourires hallucinés. C’est insensé. Puis tout se précipite : Bastien perd de sa bonhommie, me demande si je peux gérer seul les douches, puis disparaît. Quelque chose s’est tendu, qui ne doit pas affecter la douceur que l’on doit réserver à ces « survivants » comme nous les nommons alors. Une petite heure plus tard, ces 43 hommes sont rassemblés dans le « men shelter ». Certains s’enlacent, certains dansent, on entend des cris de joie. Ayoub vient me voir, grand sourire : « Ils sont heureux hein ! ». Pendant ce temps précis, juste au dessus de ces scènes de liesse, Bastien a vidé le container à bâbord pour y accueillir un corps. Qui flottait non loin de l’embarcation des rescapés, manifestement décédé depuis plusieurs jours, manifestement étranger à ce groupe de 43. Quelques heures plus tôt, le Geo Barents, navire de MSF qui croisait non loin, avait déjà recueilli 11 corps abandonnés. Dans cette chambre froide de l’Ocean Viking, c’est probablement un 12e qui repose ce matin. Les visages de l’équipage sont marqués. On se prend dans les bras, se tape sur l’épaule. Le besoin de réconfort a changé de camp.

C’est long une matinée parfois. « Ready for rescue. Ready for rescue ». Il est 10h30 à peu près, nous voici convoqués pour rejouer toute la scène. Nous allons accueillir 21 nouveaux rois, bien plus éprouvés que les 43 précédents. D’autres histoires, des séjours en Libye parfois bien plus longs (« 4 ans en Libye », me dira dans un souffle l’un d’entre eux, en guise de tout premier échange), des tentatives manifestement répétées (Ayoub m’apprendra que pour l’un d’entre eux, érythréen, c’était là sa dixième tentative). Nous sommes la veille d’élections européennes décisives, et tout annonce que les résultats vont entraver plus encore ces gestes élémentaires et puissants qui, à bord de l’Ocean Viking, font d’un étranger un hôte, d’un inconnu un roi. Mais simultanément, nous savons que nous avons les millénaires de notre côté, les légendes et le temps long des histoires majuscules. Mais simultanément nous savons que nous sommes innombrables jusque sur le rivage à prendre part, d’une manière ou d’une autre, à cette haie d’honneur débutée sur le pont principal de l’Ocean Viking depuis cette lourde porte rouge ouverte, seuil effectif de l’Europe. Mais simultanément nous savons que nous sommes incessants à offrir notre soutien financier à SOS Méditerranée, et 500 à nous êtres rassemblés depuis trois ans pour dessiner le Navire Avenir, outil un peu plus efficace encore que l’Ocean Viking, doté de quatre annexes, d’un hôpital, mais aussi d’une morgue, ou encore d’un espace dédié à la constitution de la mémoire des disparus. La maquette du Navire Avenir est depuis dimanche dernier à bord de l’Ocean Viking. J’en ai avant-hier conté l’histoire et présenté le détail aux membres de l’équipage, leur décrivant donc ce que des architectes, designers, juristes, étudiants d’Europe entière conçoivent en pensant à eux, pour leur mettre à disposition l’outil le plus approprié qui soit. Cette autre présence à bord raconte que quels que soient les résultats de ces élections européennes de demain, nous sommes et serons d’innombrables européens à soutenir l’équipage magnifique de l’Ocean Viking, à tout entreprendre pour faire tenir ces gestes auxquels nous tenons, qui font tenir notre humanité. Cette autre présence à bord raconte que nous donnerons à ces gestes précis de sauvetage, de soin, de bienveillance, d’amitié radicale, un avenir de toute beauté.

 

dimanche 9 juin

9h30. Une navette italienne est bord à bord avec l’Ocean Viking. Nous sommes à quelques encablures de Lampedusa. Ce sont les gardes-côtes italiens qui viennent récupérer le corps que nous avons recueilli en mer hier matin. Les uniformes, le drapeau italien, la typographie bleue sur fond blanc, les signes devenus glaçants d’une autorité responsable de tant de morts, la représentation d’un État qui vient de nous assigner un port de débarquement, Marina de Carara (quel nom sucré pour autant de douleur), situé à 1 000 km au nord, nous imposant de laisser derrière nous tant de vies. Un haut-le-cœur, je rentre me faire un café préférant ne pas assister à la scène du transfert du corps de cet homme à certains de ses assassins. Je me réfugie dans la salle de l’équipe de communication où j’écris ces lignes, déposant quelques mots pour me souvenir de ce dégoût matinal, et noter que s’ouvrent à cet instant précis, concordance des sombres temps, les bureaux de vote en Europe. Quelques minutes plus tard reviennent dans la pièce Alisha et Tess qui ont vécu la scène jusqu’à son dénouement. Elles sont bouleversées. Elles racontent la douceur des garde-côtes, leur tristesse sincère, les « cœurs avec les mains » qu’ils viennent d’adresser à l’équipage de l’Ocean Viking à leur départ. Elles racontent tout ce que mon regard hâtif, contaminé par un prêt-à-penser et donc sans attention, n’a pas su considérer. Nous décrivons si mal ce qui a lieu. Nous sommes bien plus nombreux que nous ne cessons de l’affirmer. Pendant ce temps, les Européens commencent à voter, et les droites radicales à s’installer.

Nous sommes partis d’Ancona, bien au nord de l’Adriatique, il y a une semaine exactement. L’Ocean Viking était au port, de retour d’une rotation. Ne connaissant ni l’heure exacte ni le chemin pour le rejoindre, je m’étais approché autant que possible et patientais dans l’attente d’un signe de l’équipage au beau milieu du Lazzaretto d’Ancona, impressionnante construction pentagonale du 18e siècle donnant sur la zone portuaire. Un homme traverse la cour, je devine qu’il travaille dans ces lieux devenus musée et théâtre. Je lui demande comment accéder aux navires, lui indiquant la direction de celui qu’il me faut rejoindre. Il pense que je suis client d’une croisière, m’indique le tout autre bout du port. Je dois lui préciser alors : il me faut monter à bord du navire de sauvetage qui est amarré juste derrière. « L’Ocean Viking ! » s’exclame-t-il. Il pose quasiment un genou à terre, me fait un sourire les larmes aux yeux, me signifie combien il est honoré de la présence de ce navire à Ancona. Il me raconte l’histoire de ce lieu où nous nous trouvons : bâtiment de quarantaine pour pestiférés, on y enfermait les personnes malades venues de toutes parts ; on plaçait les plus atteints au dernier étage ; au fur et à mesure de leur rétablissement, on les faisait descendre, jusqu’à permettre à certains de rejoindre la ville par le chemin que j’avais emprunté pour venir jusque là. « Pour rejoindre l’Ocean Viking tu dois prendre le chemin inverse, rejoindre les pestiférés ! ». Puis il me raconte les personnes migrantes débarquées ici ces derniers mois, les bus et parfois même les camions dans lesquels on les fait monter pour les conduire on ne sait où. Il me raconte celles et ceux qui s’échappent, et comment avec un groupe conséquent de personnes à Ancona ils s’organisent pour héberger, soigner, soutenir, orienter. « Je suis très impressionné de te rencontrer ! » lance-t-il trois fois. Devant tout cet enthousiasme, je dois lui préciser que je ne suis pas un sauveteur, mais seulement un membre d’un collectif d’architectes qui vient travailler une dizaine de jours à bord pour concevoir d’éventuels futurs navires. Mais je lui assure : « Je transmettrai ton message d’amitié aux membres de l’équipage ». Il me demande de l’attendre une minute, s’échappe et revient avec deux collègues qui me prennent dans leurs bras puis me confient une carte postale à offrir à l’équipage. Au recto, un dessin du Lazzaretto. Au verso, quelques mots qu’ils viennent d’écrire : « From Ancona with love ». Nous décrivons si mal ce qui a lieu. Nous sommes bien plus nombreux que nous ne cessons de l’affirmer. Pendant ce temps, les Européens continuent de voter, et les droites radicales de s’installer.

La question migratoire est donc devenue la matrice de ces élections européennes, celle autour de laquelle les forces politiques se sont organisées. Face au déferlement de haine désormais constitué en proposition politique majeure, tout ce que le continent connaît d’oppositions dites humanistes ne sait offrir mieux que des sermons. « Accueillir ces personnes migrantes est un devoir moral, un impératif dicté par nos principes les plus fondamentaux ». Voici ce que l’on répète à nos contemporains qui par dizaines de millions sont en ce moment précis en train de conduire les droites les plus radicales aux commandes. Comment croire encore que ces leçons proférées mâchoires serrées puissent modifier la donne ? Comment croire encore que la culpabilité puisse inspirer l’Europe entière et lui faire accoucher d’une politique respirable enfin ? Comment croire que c’est en assommant un peuple qu’on parviendra à l’animer ? Ce soir, le constat est implacable : tout ce que nous possédons d’arguments moraux, de colères hurlées, d’images du désastre placardées, d’indignation ressassée n’aura empêché en rien les résultats catastrophiques qui se préparent. À bord de l’Ocean Viking, tout parle tout autrement : le soin et l’attention, les sourires constants, la manière presqu’amoureuse de dresser un petit déjeuner réjouissant, l’écoute inlassable, les poignets de main soutenues, les chants et les danses partagées, rien de ce qui a lieu sur ce pont ne porte la marque d’une charge à laquelle il faudrait se plier. Les membres de l’équipage ne sont pas en train de s’acquitter d’une dette, de consentir à un effort : ils font l’hospitalité vive et rayonnante, trouvant sans aucun doute ici-même, au cœur de ces relations nouées en haute mer, des forces et des convictions inouïes. Rien ne ressemble ici à une besogne, et malgré la douleur, malgré l’immense fatigue, malgré la colère, on tient ici un secret qu’il nous faut collectivement urgemment décrire, divulguer, traduire en politique, à savoir qu’accueillir n’est pas un fardeau, mais un art retentissant. C’est ce qui nous conduit depuis quatre ans, avec le PEROU, à conduire une instruction visant à faire reconnaître ces gestes de l’hospitalité vive au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité : ces actes sont un trésor non encore repéré comme tel ; ils constituent une politique culturelle cruciale pour nos lendemains. J’ai emporté avec moi à bord de l’Ocean Viking une plaque de l’UNESCO, offerte à l’équipage, confectionnée par anticipation en typographie gravée noire sur fond doré, plaque qui dit en substance à ces sauveteurs et soignants : vos gestes de sauvetage et de soin ont la beauté et la portée d’un héritage majuscule qu’il nous faut soutenir et transmettre aux générations futures. Nous décrivons si mal ce qui a lieu. Nous sommes bien plus puissants que nous ne cessons de l’affirmer. Les Européens ont fini de voter, en nombre semble-t-il, et les droites radicales vont donc pouvoir commencer à s’installer.

Changer d’affects, reconsidérer le ton de nos adresses, imaginer de tout autres mots et images, placer des formes radicalement nouvelles entre nous : c’est bien d’art dont il s’agit, pour faire lever d’autres positions politiques que celles accablantes et accablées que ce soir nous allons découvrir. Tant d’images nous manquent de la beauté de cet équipage de l’Ocean Viking, de la finesse de sa science, de l’intelligence de son organisation, de l’intensité du regard que chacune et chacun ici-même porte sur l’horizon, sur l’inconnu. Tant d’images nous manquent du sourire de ces jeunes gens, de l’époustouflante ferveur qui les anime, de leur croyance en une Europe extraordinairement belle, de leurs convictions si hautes qu’elles leur ont fait traverser les déserts et les mers. Tant d’images nous manquent de ce qui déraisonne et anime, de la splendeur des rêves, et des gestes concrets de leur réalisation. Ce sont ces gestes, ces regards, ces danses, ces chants, qui devraient d’abord faire la forme de nos œuvres, agissantes nécessairement, tel le Navire Avenir dessiné depuis cet horizon de splendeur. Ce sont ces gestes, ces regards, ces danses, ces chants, qui devraient d’abord faire le fond de nos programmes politiques : non des sermons, mais des actes ; non des menaces, mais des lueurs. Tout sans doute peut rester faux, insensé, et anéanti par la réalité puisque tous les plateaux télévisés ce soir sans doute nous l’enseignent. Mais loin des écrans ce soir je contemple trois pakistanais jouer des percussions et danser sur le pont, portés par l’Ocean Viking et l’idée d’une Europe accueillante enfin. Où se trouve la vérité ? Qui pour dire à ces hommes qu’ils ont tort, et que tous leurs efforts auront été vains ? Qui pour croire qu’ils ont raison, et pour oser penser que nos cris d’orfraie ce soir sont indécents ? Un peu plus tard, Justine a proposé un jeu aux rescapés : une large bassine, chacun à quelques mètres pour, à tour de rôle, lancer un gilet de sauvetage afin de le faire tomber dans la bassine. Franc succès. Je me positionne derrière la bassine, face aux lanceurs, avec mon appareil photo. À l’image, je vois 64 rescapés qui nous lancent à leur tour des gilets de sauvetage. Et bientôt nous sauvent peut-être.


Sébastien Thiéry

Politiste et artiste, Coordinateur des actions du PEROU (Pôle d'Exploration des Ressources Urbaines)

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