Logique d’un monde politique en décomposition
Le 7 juillet, les résultats des élections législatives ont provoqué une immense surprise. Le Rassemblement national, annoncé en tête du scrutin par tous les sondages et auquel on promettait Matignon depuis des semaines, s’est effondré, relégué en troisième position. Ensemble, la coalition au pouvoir depuis 2022 a perdu sa majorité relative et vu son groupe à l’Assemblée nationale amputé d’une centaine de sièges. Le Nouveau Front Populaire promis à la défaite et à la dislocation aux lendemains de l’élection, a surgi à la première place de la nouvelle assemblée et est en mesure de revendiquer le pouvoir.
Cette nouvelle n’était pourtant nullement imprévisible. Nous l’avions annoncé dans ces mêmes colonnes dès le 18 juin. Il suffisait pour cela de sortir de la simple logique électorale ressassée par les médias et les sondeurs et de prêter attention à une autre logique qui n’était pas politique au sens strict mais symbolique de part en part. « Le jour de la dissolution de l’Assemblée nationale, il s’est passé un évènement d’importance, écrivions-nous: un simulacre s‘est effondré devant un autre simulacre. Le simulacre du macronisme s’est effondré devant le simulacre du lepénisme. » .
On a déjà vu un président empêché de se représenter, François Hollande, plombé par l’impopularité. Mais un président qui n’arrive pas à finir son mandat, c’est du jamais vu. Trois ans avant la fin de son mandat, Emmanuel Macron expérimente une situation inédite sous la Ve République, celle d’un président empêché, rendu impuissant par sa décision intempestive de dissoudre l’Assemblée. La question a cessé d’être tabou dans les media comme dans les coulisses du pouvoir : l’après Macron » a commencé.
Né du vide politique créé par l’impossibilité pour François Hollande de se représenter, Emmanuel Macron n’a fait que reconduire ce vide dans toutes les positions possibles et lui donner ses formes et ses couleurs. D’où la multiplicité des personnages qu’il a incarnés successivement, le ballet de signes et d’images qu’il n’a cessé de convoquer… Par un paradoxe apparent, le vide du pouvoir se manifeste chez Emmanuel Macron par une surabondance d’images et de récits, une surenchère d’effets spéciaux, capable de créer l’illusion du politique. Il n’est qu’un simulacre au stade terminal de la Ve République, condamné à surjouer la fonction, à simuler la fonction. Avec son conseiller spécial, chargé des signes mémoriels et des cérémonies il va pouvoir se consacrer à sa passion des commémorations. Deuil du politique.
Depuis mi-2016, une logique paradoxale est à l’œuvre dans les campagnes électorales. Les candidats ne cherchent plus à attirer la confiance des électeurs, mais à attiser le discrédit. En surfant sur le soupçon qui ronge tous les pouvoirs (politiques, judiciaire, médical, universitaire, scientifique). Réversion symbolique de l’élection démocratique qui ne réside plus dans un choix de société ou a minima dans un programme politique mais dans un déni général, non pas dans l’élection mais dans l’exclusion qui fait loi, non pas dans le crédit mais dans l’épouvantail du discrédit qui surdétermine le cours des campagnes et le comportement des candidats soumis à une obligation de surenchère.
Le discrédit est partout. Discrédit des rituels et des formes de légitimité du pouvoir. Discrédit des langages autorisés. Discrédit de la parole publique et des formes du savoir, du mérite. Discrédit de la représentation. Ce monstre aux mille visages obéit au rythme fiévreux de notre temps, il saute de la sphère privée à la scène publique, des réseaux sociaux aux unes des magazines. Il comble les désirs inavoués des individus et enflamme les grandes passions collectives. Il inspire les inflexions de la mode et les lents mouvements d’opinions, les théories du complot les plus absurdes et les « fluctuations de la Bourse ». Il parcourt la planète jour et nuit telle une onde invisible et soudain s’emballe provoquant des tsunamis de haine et de colère. Tout acte, toute pensée, toute parole lui sont redevables. Mais le mutisme de l’époque est aussi son œuvre. Il est le silence et le cri. L’émeute et l’effroi.
On lui prête des pouvoirs occultes, des affinités secrètes avec les algorithmes. Il serait le carburant des réseaux sociaux, soufflant sur le mécontentement des foules, embrasant les commentaires. Le discrédit nourrit les soulèvements populaires, laissant libre cours aux pires instincts xénophobes comme aux mécontentements légitimes. Il prend les formes les plus diverses, empruntant ses slogans à la vindicte populaire et enflammant les beaux quartiers dès qu’il s’agit de défendre l’ordre moral menacé. Il creuse tous les espaces de légitimité (de la parole, du savoir, du mérite, de la représentation, destituant les mythes les plus enracinés dans la mémoire collective et cultivant une croyance paradoxale, la profanation de toute croyance. Le discrédit ne propage pas la foi mais l’incrédulité. Il inspire les nouvelles mythologies retourne de fond en comble l’inconscient collectif. Le discrédit rend l’abject désirable, l’indignité admirable, le scandaleux estimable.
Face au « cercle de la raison » qui avait conduit le monde à la crise de 2008, s’est constitué un « cercle du discrédit », enflammé par la colère des peuples qui a trouvé dans les réseaux sociaux sa chambre d’écho, mais aussi son « format », sa syntaxe et ses codes, créant ce que l’on pourrait appeler une « sous-culture de l’incrédulité ». Le décrochage des discours officiels, leur décalage par rapport à l’expérience concrète des hommes, a ruiné la crédibilité́ de tous les récits officiels. Les notions d’inconscient collectif et d’archétypes ont été mis à l’épreuve du discrédit, trempées dans l’eau saumâtre des réseaux sociaux, elles se sont mises à refléter le monde à l’envers, la dégradation des valeurs, le travestissement des normes.
« Le théâtre du monde », pour reprendre la vieille métaphore de la représentation, est méconnaissable, détruit de fond en comble comme au sortir d’une catastrophe. Ni le théâtre des opérations en temps de guerre, ni le théâtre politique dans les assemblées, ni celui des luttes sociales dans les rues n’ont été épargnés par la puissance corrosive du discrédit. Sur la scène des médias survoltés errent les dernières figures de la politique et de la culture, zombies errant sans but et sans convictions, le politicien bouffon maitre des réseaux, l’animateur cynique des talkshows, les influenceuses de YouTube, les stars de la téléréalité, les adolescents des réseaux sociaux millionnaires en nombre d’abonnés.
En votant pour le Rassemblement national, l’électorat de Jordan Bardella a exprimé massivement son discrédit du « système » politique plutôt qu’il n’a adhéré à un programme ou à un projet de société. Car le « discrédit » est le véritable carburant du lepénisme, son drapeau et son signe de ralliement. Il est le parti du discrédit.
Ce vote que les sondeurs qualifient de vote d’adhésion au regard de sa consolidation et de sa résilience ne peut être qualifié ainsi que de manière paradoxale : si adhésion il y a, celle-ci prend la forme d’une adhésion négative, d’un consentement au discrédit général qui frappe toutes les formes de représentation.
Bardella n’a pas besoin d’être crédible, puisqu’il ne représente rien, puisqu’il n’est rien, mais que, n’étant rien, il l’incarne parfaitement.
Le RN, porté par la famille Le Pen depuis un demi-siècle n’est pas un parti politique comme les autres. On peut même douter qu’il soit un parti au sens strict. Car il ne suffit pas de se présenter aux élections pour être un parti démocratique. Le RN est un mouvement poreux (sans structure démocratique, ni procédures de gestion des conflits comme ont pu en faire l’expérience les numéros 2 successifs du FN, Bruno Mégret, Carl Lang ou Florian Philippot…) C’est une marque déposée, une « franchise » familiale, qui « fixe » sous un label commun (le drapeau national) les électorats volatils, les causes perdues : que ce soient les plus anciennes, compromises dans les guerres coloniales et l’anticommunisme, ou les nouvelles, engagées contre les élites mondialisées. Le RN est un parti caméléon, capable de s’adapter à toutes les frustrations et de capter toutes les pulsions dans une logique de marketing. C’est sa modernité, car les adhésions politiques ne se font plus sur le registre des idéologies et des convictions mais celui du désir et des attentions.
On cherche des raisons objectives à son succès, Toujours la même analyse paresseuse, l’invocation des « causes objectives » (l’insécurité, l’immigration, la colère populaire etc.) mais c’est ne rien comprendre au lepénisme qui n’a nul besoin de programmes ou de valeurs puisqu’il se nourrit du discrédit général qui corrode toutes les formes de croyance collective.
Exclu pendant des décennies de toute représentation nationale, le lepénisme s’est infiltré dans la société comme un virus et plus encore comme un désir. Rien n’est plus désirable que « le mal » ou ce qu’on désigne comme tel. A chaque élection on rejoue le théâtre de l’antifascisme, alors qu’il s’agirait de comprendre des agencements de désir, les sortilèges du discrédit. Étant hors-jeu, Le Rassemblement national vit et se nourrit de l’exclusion du système de représentation. Il est l’emblème de tout ce qui n’est pas représenté et dont le jeune Bardella est devenu la figure présentable. Une figure présentable de l’imprésentable comme nous l’écrivions dans l’article déjà cité d’AOC.
Pas étonnant que les médias aient tant de mal à le nommer.
Steve Bannon l’ex conseiller de Donald Trump devrait pouvoir les aider. Invité au XVIe congrès du Front national à Lille en mars 2018, il lança à l’adresse des militants frontistes aux côtés d‘une Marine Le Pen hilare comme à l’accoutumé : « Laissez-les vous appeler racistes, xénophobes, islamophobes… Portez-le comme un badge d’honneur. »
« Je suis de la génération Disney » disait Jean Marie Le Pen, Bardella, lui, est de la génération Tik Tok. Sur le site de vidéos courtes, il s’affiche en train de mordre dans une pomme, d’ouvrir un paquet de crocodiles Haribo, en expliquant : « je n’ai pas pris mon goûter » ou d’avaler quelques bonbons avant de monter sur scène, accompagné de ce commentaire inspiré. « Quelques bonbons 🍬 avant de monter sur scène, c’est important, non ? ». Succès garanti. Le leader du RN a tout le temps faim comme Matteo Salvini qui avait l’habitude de poster sur Twitter, pizzas, cannellonis, et crème nutella….
Jordan Bardella n’est pas seulement un usager de TikTok, c’est un artefact numérique, une sorte de robot conversationnel qui aurait absorbé les data du lepénisme, ses tics de langage, ses gestes lissés jusqu’au mimétisme. Bardella n’a pas besoin d’être crédible, puisqu’il ne représente rien, puisqu’il n’est rien, mais que, n’étant rien, il l’incarne parfaitement.
Son rythme d’élocution est fascinant. Une bouche d’ombre qui débite à toute vitesse des énoncés préformatés, sans hésitation, sans émotion, sans réflexion. Et s’il lui arrive d’hésiter entre deux énoncés, ce n’est pas un signe de réflexion mais l’effet d’une surcharge d’informations, un bug. Son style est à la fois personnel et impersonnel, cordial et mécanique, courtois ou agressif. Bardella, c’est le stade IA du lepénisme qui reproduit les datas du discrédit.
La référence à l’intelligence artificielle n’est pas simple métaphore.
« A rebours des courants conservateurs de l’extrême droite, écrivent Clément Guillou et Alexandre Picard dans Le Monde, le président du Rassemblement national adopte sur l’IA des accents technophiles. Son conseiller en intelligence artificielle est Laurent Alexandre, un militant du transhumanisme. « A 27 ans, Jordan est de la génération geek numérique. Peu de politiques s’intéressent à l’IA et au futur comme lui » affirme l’essayiste qui prétend ne pas s’aligner sur les positions politiques du RN mais qui préconise quand même de « renvoyer les clandestins en Afrique par la force militaire ».
« Si les partis et militants d’extrême droite s’emparent de ces outils, estime le chroniqueur radio Axel Beaussart, à l’origine d’un mouvement d’internautes né après la dissolution de l’Assemblée nationale, c’est « qu’ils ont besoin de l’IA pour donner vie à leurs obsessions. Ça nous fait beaucoup rire quand on les voit créer des images venues de leur inconscient. Ce sont des peurs tellement irréelles qu’ils ont besoin de l’IA pour les représenter. »
Ce à quoi on a assisté pendant ces élections anticipées c’est à un véritable krach démocratique comparable à un effondrement boursier quand des détenteurs d’une classe d’actifs décident de s’en débarrasser en provoquant un afflux d’ordres de vente. D’où son caractère massif et soudain. Ainsi les électeurs du Rassemblement national se sont débarrassés des principes démocratiques, comme autant d’acquis démonétisés : citoyenneté, droit du sol, égalité devant la loi. Le tout innervé dans une crise de croyance générale dans la politique. Mais cette vague spéculative s’est heurtée à une autre vague, un mouvement massif des électeurs de gauche et du centre visant à défendre la démocratie comme le font les banques centrales lorsqu’elles interviennent pour sauver la monnaie. C’est la logique immanente du discrédit qui finit toujours par se discréditer lui-même. Celui qui fait campagne par le discrédit périra par le discrédit.