Politique

Le mondialisme n’est pas l’ennemi

Géo-historien

Exprimant à l’origine un idéal de société, le mondialisme a été victime d’un hold-up sémantique. En moins de quarante ans, le mot occupe une place de choix dans le vocabulaire et dans l’imaginaire d’extrême droite, masquant une idéologie du rejet de l’autre.

Je ne suis pas sûr qu’un article pût changer quoi que ce soit dans le cadre de ces élections, et la victoire face au Rassemblement national reste toute relative. Ce texte s’adresse donc d’abord aux élu·e·s du Nouveau Front Populaire, à celles et ceux qui ne l’ont pas été mais qui continueront la lutte, aux militant·e·s de l’espoir.

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Les réseaux sociaux ne sont qu’un miroir déformant de notre société, mais il n’est pas inutile de s’y promener, au risque, certes, de peut-être s’y perdre. Dans les discours de ressentiment qu’on peut y lire, une obsession revient : le mondialisme, la haine de la mondialisation, qui rime souvent avec délocalisation.

Des gens, ici et là, se sentent menacés par des forces extérieures, mondialistes, qui seraient la cause de leurs maux : le chômage, la perte du pouvoir d’achat, l’arrivée d’étrangers, des pratiques culturelles étrangères aux leurs, l’insécurité…Le mondialisme, selon les propres mots de Marine Le Pen, est « une idéologie, qui a pour trait principal de nier l’utilité des nations, leur adaptation au monde “postmoderne”, et qui vise à façonner un nouvel homme, sorte d’homo mondialisus, vivant hors sol, sans identité autre que celle du consommateur global, rebaptisé “citoyen du monde” pour masquer le caractère profondément mercantile de cet objectif ». Mais ce n’est pas complètement nouveau. Cela fait près de quarante ans que le mot occupe une place de choix dans le vocabulaire et dans l’imaginaire d’extrême-droite. On ne réalise pas le hold-up sémantique que cela constitue.

En 1975 encore, le mondialisme était un idéal « exprimant la solidarité des populations du globe et tendant à établir des lois et des institutions qui leur soient communes, dans le respect de la diversité des cultures et des peuples », selon le Comité permanent mondialiste créé cette même année sous la présidence du recteur de Paris, Robert Mallet. Le mondialisme, c’était le projet de « proposer de nouvelles organisations politiques de l’humanité impliquant le transfert de certaines prérogatives de la souveraineté nationale à une autorité fédérale mondiale capable de résoudre le destin de l’espèce ».

Paradoxalement, à partir des années 1980, la mondialisation économique et financière a balayé tout cela ; et l’abandon de la critique contre le capitalisme néo-libéral par une partie de la gauche a été une faute, au détriment des plus démunis. Alors que le Monde, en un siècle et demi, n’a cessé de se rapetisser, l’appel à l’union des prolétaires de tous les pays serait-il complètement inaudible aujourd’hui ? Un mondialisme assumé, revendiqué, proclamé, n’aurait-il pas dû succéder à l’internationalisme du XIXe siècle ?

Entre les ronds-points et le Monde, un fossé s’est creusé. Il est de notre responsabilité collective, intellectuelle, politique, syndicaliste, citoyenne, de redonner du sens à une utopie dont l’horizon serait le plus large possible.

Reconnaissons que le Monde est une abstraction. Parler d’un gouvernement ou d’une gouvernance mondiale suscite de la méfiance. Qui se lancerait aujourd’hui encore dans l’écriture d’un projet de Constitution mondiale ? Même parmi les géographes anarchistes, le temps où Élisée Reclus s’enthousiasmait de la démultiplication des organisations internationales de tous ordres qui semblaient donner corps à une humanité qui émergeait dans la conscience d’elle-même, apparaît révolu.

Aujourd’hui, on s’inquiéterait davantage de la verticalité qu’imposerait l’échelle mondiale, de ces autorités mondiales dont la légitimité démocratique serait fragile parce que trop distante. La véritable démocratie serait locale, participative, dans une constellation de communes en lutte et de zones à défendre. De fait, quelque chose qui ressemblerait à une démocratie de 8 milliards d’êtres humains peut sembler au mieux comme une utopie, au pire comme un non-sens.

Et pourtant.

Même si le mondialisme n’a peut-être rien d’un idéal, parce qu’au fond, on ne sait pas trop ce qu’on gagne à l’intégration de toutes les sociétés humaines en un même ensemble, à la mise en monde de l’humanité, le processus inverse d’une archipélisation n’est pas une option. La démondialisation est un mot d’ordre absurde, sinon dans un sens très partiel, pour désigner une part de relocalisation économique, qui serait aussi sociale et écologique. Le Monde est là, et il constitue un enjeu majeur, transnational, de ces élections législatives et de celles qui ont précédé, européennes, balayées par une décision présidentielle absurde et cynique. Le Monde est là, et on ne peut pas céder aux sirènes du localisme, du nationalisme, du continentalisme. Le souverainisme est un démocratisme rabougri.

On ne peut pas non plus accepter la vision qui est en train d’émerger ici et là d’« un Monde de mondes », d’un pavage d’impérialismes rivaux, de civilisations aux modes de vies incompatibles. Non par crainte d’une « guerre des mondes », ce qui serait une insulte au texte d’H.G. Wells, mais parce que cela serait précisément abandonner son message, l’espoir d’une humanité communiant dans la paix à l’échelle de la planète. Notre avenir passe par le Monde, commun, global, planétaire, et il est impératif de s’y projeter, de s’opposer à tout discours de repli, dans la haine et l’égoïsme.

Pas une problématique n’échappe à cela.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, qui n’était que la suite de celle de 2014 et la prolongation d’interventions en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie, a replongé l’Europe dans la guerre et a rappelé que la situation géopolitique mondiale n’était pas irénique. Les tensions entre puissances sont toujours là, à différentes échelles, et la France doit trouver son chemin sur la ligne de crête entre guerre et paix, en ne cédant rien à des régimes hostiles, à la fois anti-démocratiques et bellicistes, et à la fois en n’abandonnant pas un idéal de sécurité collective fondée sur le multilatéralisme, le dialogue entre les États. Il faut tout à la fois préparer la guerre et la paix. Or une telle politique ne peut avoir de sens que dans le cadre d’organisations internationales, l’Union européenne, l’Organisation des Nations unies, et non dans un repli nationaliste et xénophobe ; ou pire, dans une alliance avec la Russie. La critique de la politique étrangère états-unienne ne peut justifier aucun campisme.

La défense d’un mode de vie contre un autre est une pensée dangereuse qui masque mal le rejet de l’autre.

Toutes les sociétés, quelle que soit leur culture, sont aujourd’hui travaillées par les mêmes interrogations fondamentales : l’égalité des femmes et des hommes, l’interdiction de la peine de mort, l’acceptation de l’homosexualité, l’autorisation de l’avortement, les droits accordés à la nature, la protection des animaux… Ce sont des débats qui bousculent les morales individuelles et collectives, ici et ailleurs.

Il y aurait un risque majeur à enfermer ces considérations dans un cadre strictement national et plus encore à en faire un vecteur géopolitique. La défense d’un mode de vie contre un autre est une pensée dangereuse qui masque mal le rejet de l’autre. Quand il a fallu 1944 pour reconnaître le droit de vote aux femmes et que jamais à ce jour, une femme n’est devenue présidente de la République, il est délicat de faire la leçon au reste du monde. Le mondialisme n’est pas un universalisme surplombant, mais l’ouverture à un dialogue qui se déploie désormais à l’échelle de l’humanité et du Monde.

Le réchauffement climatique planétaire devient chaque mois une réalité plus tangible, plus de trente-cinq ans après la création du GIEC en 1988, plus d’un demi-siècle après le premier sommet de la Terre à Stockholm en 1972. Cinquante ans que nous ne faisons rien ou pas assez. La France, là aussi, doit s’engager en coopération avec tous les autres États dans une politique plus radicale pour faire bifurquer l’économie mondiale car une transition seule ne suffira pas si elle ne fait qu’ajouter de nouvelles sources d’énergie aux précédentes sans baisser drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, sans remettre en question l’extractivisme généralisé qu’implique une économie de prédation dans une quête insensée de croissance.

Ce n’est pas la politique d’un seul État qui nous permettra d’échapper à des températures qui ne cessent d’augmenter et dont les effets mortifères se font déjà ressentir dans bien des contrées du globe. Même si le choix de l’unanimité dans le cadre des COP est sans doute un frein majeur à un mondialisme écologiste chaque année plus urgent, c’est bien à l’échelle du Monde qu’il importe d’agir. Le réchauffement climatique ne connaît pas de frontières et on sait très bien que ce sont les plus défavorisé·e·s qui en subiront les conséquences, à l’échelle mondiale comme à l’échelle nationale.

Les crimes commis en Israël/Palestine continuent sans que quiconque ne parvienne à y mettre un terme. Admettons que la seule raison à cela est l’absence d’une volonté politique ferme. On attend beaucoup de la justice internationale, que ce soit de la Cour internationale de justice ou du Tribunal pénal international, qui sont deux incarnations de ce mondialisme honni par certains. Mais le temps de la justice est trop lent. Il viendra. La justice se fera, on l’espère, comme elle s’accomplit trente ans après pour les crimes commis au Rwanda, ou pour ceux perpétrés en Syrie, parce que le mondialisme judiciaire, c’est aussi la compétence universelle des tribunaux français. En attendant, c’est donc aux gouvernements d’agir, et celui qui sera formé au sortir de ces élections législatives, aura son mot à dire. La Palestine doit être reconnue comme un État à part entière, et non maintenue dans cette situation bâtarde de quasi-État.

Le mondialisme, c’est aussi une fiscalité étendue. Les quelques 3 000 milliardaires qu’on dénombre à l’échelle du Monde ne peuvent pas continuer d’échapper à l’impôt sur le revenu. L’accroissement continu de leurs revenus est une source majeure d’un ressentiment compréhensible. La distorsion de richesse est intolérable. Rien ne peut la justifier. Et le ruissellement est un mythe. Taxer les ultra-riches n’est pas un épiphénomène. Au-delà de l’iniquité, ce sont quelques centaines de milliards de dollars par an qui peuvent être redistribués dans des infrastructures utiles au bien commun. L’idée d’une telle taxe n’a rien de révolutionnaire. Elle est discutée au sein du G20. Car la seule chance que cette taxation soit effective est celle, encore une fois, d’une politique mondiale. L’échelle nationale ne peut être notre seul horizon d’action. Face aux multinationales, l’efficacité ne peut être qu’internationale.

Cependant, taxer les ultra-riches peut sembler une mesure lointaine, voire abstraite pour les plus pauvres, tout autant que réduire les écarts de rémunérations, autre mesure indispensable. Mais ce n’est pas ce qui permet de subvenir aux besoins immédiats. Est-on sûr de vraiment réaliser que des élèves arrivent à l’école sans avoir déjeuné, que des étudiant·e·s ont recours au Secours populaire pour vivre, que parfois on ne peut pas proposer un hébergement à un lycéen ou une lycéenne subitement sans domicile, si ce n’est en faisant appel à des réseaux caritatifs qui continuent de structurer certains pans de notre société ? La pauvreté est bien trop courante dans notre pays pour qu’on puisse la banaliser, et a fortiori la juger. Or l’éradication de la pauvreté est le premier objectif de développement durable fixé par l’Assemblée générale des Nations unies en 2015 pour l’horizon 2030. On ne l’atteindra pas, ni en France ni dans le Monde. Mais dans tous les cas, il serait détestable de mettre en concurrence les pauvres d’ici et les pauvres d’ailleurs. Le mondialisme ne peut être que socialiste, stricto sensu, c’est-à-dire en mettant la question sociale au centre de toute politique publique.

L’hostilité au mondialisme, c’est aussi cette haine ordinaire contre « les noirs », « les arabes », « les juifs »…, ces incarnations fantasmées de ce qui serait l’autre, l’étranger, de ceux qui profiteraient ou de ceux qui manipuleraient. La xénophobie, le racisme, l’antisémitisme seront des maux plus difficiles à soigner car ils traversent notre société et l’État. Dans cette lutte, il faudrait ne pas oublier que la France, par la multiplicité de ses territoires, s’inscrit aussi dans l’espace mondial.

Depuis 1962, on a considéré que la décolonisation était synonyme d’indépendance, que le simple fait de reconnaître la souveraineté des pays colonisés suffisait. On s’est aveuglés, on n’a pas voulu voir que la colonisation était un processus de domination qui transcendait les espaces, qui englobait les colonies, bien sûr, mais aussi la métropole. Que ce dernier terme demeure en usage atteste de la permanence de structures et de pensées qui n’ont pas été décolonisés, déconstruits. Les réflexes de violence de la part du gouvernement actuel dans sa réponse aux revendications kanaks sont la preuve la plus récente et la plus brutale de cette cécité devant une réalité qu’on aurait pu espérer dépasser.

Je ne sais pas si l’indépendance est l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, de Mayotte ou de la Guadeloupe ; et on ne peut que redouter l’excès de nationalisme qui entre parfois dans la brèche de l’anticolonialisme. En revanche, l’idée d’outre-mer ne devrait simplement plus exister. Car depuis La Réunion, pour aller à Paris, il faut aussi « sauter la mer ». La France n’est pas qu’un bout d’Europe. Mais la France n’est pas pour autant une puissance universelle, prétention obsolète et critiquable. Laissons les mots de « créolisation » et de « métissage » qui ont leur délicatesse d’usage. Comprenons juste que la France s’est diversifiée, que ce soit par ces territoires dispersés aux quatre coins du globe, ou par ces hommes et femmes qui s’y sont installées, en partie en provenance de pays que la France avait colonisés. La question identitaire n’est pas insignifiante, mais elle ne devrait se jouer qu’à l’échelle individuelle, dans le face-à-face avec soi-même. Évitons les assignations, les essentialisations, les simplifications à outrance et à outrage.

Au-delà d’un quotidien qui a de nombreux points communs, ce à quoi aspire un habitant ou une habitante de La Réunion ou d’Île-de-France, du Médoc ou d’Ardèche, c’est à davantage de justice, à davantage d’attention. De la part de toustes, il y a un immense besoin de justice sociale et territoriale. C’est la promesse de la République : liberté, égalité, fraternité. Le dernier terme est parfois oublié, éclipsé par les deux premiers ; préférons-lui celui de solidarité. Il était au cœur du socialisme d’antan. Cette chose publique, cette chose commune, c’est ce qu’a mis à mal non je ne sais quelle « élite mondialiste », mais bien le gouvernement actuel et ses prédécesseurs en dégradant l’école publique, l’hôpital public, les transports publics. Et ce n’est certainement pas ce que réparera le Rassemblement National. On a pu croire l’instant d’une pandémie que la leçon était comprise, qu’il fallait davantage de services publics, davantage de soin apporté les uns aux autres. Désillusion amère.

Pendant longtemps, on a pu espérer réaliser le paradis sur terre plutôt que dans les cieux. Cela a été un sinistre échec. Mais ne renonçons pas à l’utopie du Monde comme territoire de vie pour une humanité réunie dans une mondialisation globale, pluriséculaire, polycentrique, inéluctable dans les limites de notre cage, d’une planète que nous avons en partage.


Vincent Capdepuy

Géo-historien

Mots-clés

Mondialisation