Nous ne manquons pas de Premier ministre, mais de majorité
Le débat politique au lendemain des élections législatives est irréel. Il ne prend pas en compte les résultats électoraux, ce qu’ont dit les électeurs, cette fois assez massivement grâce à la forte participation, mais ce dont rêvaient les partis en compétition, qui tous considèrent avoir gagné.
Il serait pourtant plus sage de partir des résultats que des rêves de victoire pour définir une politique.
Les résultats du scrutin du 30 juin et du 7 juillet 2024
Les sondeurs se sont trompés, une fois encore. IPSOS Talan, réalisant un sondage pour Le Monde et France Télévision 48 heures avant le scrutin, plaçait le RN en tête en nombre de sièges alors qu’il n’est finalement arrivé qu’en troisième position. Cette erreur était partagée par la majorité des Français, si l’on en croit les mêmes sondeurs, puisque 85% pensaient que le RN gagnerait l’élection et 65% qu’il n’aurait qu’une majorité relative,
Curieusement, la majorité des commentaires est fondée sur la comparaison entre ces projections fausses et les résultats et non sur la comparaison entre les résultats des législatives de 2022 et ceux des mêmes élections en 2024. C’est pourtant cela qui importe.
Aux élections législatives de 2022, 89 députés du RN avaient été élus, recueillant 3,6 millions de voix au second tour. En 2024, le RN compte 125 députés élus auxquels il faut ajouter les 17 élus avec son soutien sous les couleurs d’Éric Ciotti. L’extrême droite au total recueille plus de 10 millions de voix au second tour. En deux ans, elle a gagné 6,4 millions de voix et 48 députés. On ne peut pas qualifier ce résultat d’échec. Tout au plus peut-on dire que c’est l’échec du souhait de Jordan Bardella d’être « élu Premier ministre ». Jean-Luc Mélenchon avait demandé la même chose aux Français en 2022, avec le même résultat.
Le Nouveau Front Populaire au second tour a recueilli 7 millions de voix (1,2 million de voix de plus qu’au second tour 2022 et 52 députés de plus, pour atteindre 178 députés). C’est un bon résultat compte tenu de la désunion qui régnait entre les composantes du NFP avant la dissolution de l’Assemblée nationale et au sein même de la France insoumise. Il a été obtenu malgré Jean-Luc Mélenchon qui n’était pas à l’origine du NFP (l’initiative en revient à François Ruffin) et qui a essayé de faire de son accession à l’hôtel Matignon l’enjeu de cette élection, alors qu’il suscite un rejet croissant au sein de son parti et de l’électorat.
Ensemble, le parti d’Emmanuel Macron, subit une sévère défaite avec 6,3 millions de voix, soit 500 000 voix de plus qu’en 2022 (en raison de la hausse de la participation), mais 82 députés de moins qu’en 2022. Le groupe qui soutient le président de la République ne compte plus que 150 députés.
En pourcentage, l’extrême droite (RN + Ciotti) a obtenu 37 % des voix, contre 25,7 % pour le NFP et 23,4 % pour Ensemble.
Ce miracle résulte du « front républicain » qui s’est traduit par près de 200 désistements entre les candidats d’Ensemble et ceux du NFP, alors que le RN s’est maintenu partout. Résultat, le RN ayant plus de candidats en lice que ses adversaires a recueilli plus de voix à l’échelle nationale, mais localement, il a perdu dans de nombreuses circonscriptions en raison du bon report des voix des électeurs de ce front républicain sur le candidat restant.
Une victoire très relative du Nouveau Front Populaire
Le Nouveau Front Populaire remporte le plus grand nombre de sièges à l’Assemblée nationale, mais avec 3 millions de voix de moins que le RN allié aux candidats d’Éric Ciotti.
Si les députés étaient élus au scrutin proportionnel la composition de l’Assemblée nationale serait toute différente et l’extrême droite disposerait, de loin, du groupe le plus important. Le scrutin proportionnel est une revendication ancienne des partis de gauche qui composent le NFP. C’est une revendication juste, qui va dans le sens d’une plus grande démocratie, alors que le scrutin de circonscription, uninominal, majoritaire, à deux tours déforme la représentation nationale jusqu’à permettre, parfois, à des partis ayant moins de voix de l’emporter sur d’autres qui en ont plus.
Il ne faut donc pas être dupe du voile que ce mode de scrutin jette sur la réalité de l’opinion majoritaire des électeurs. Le NFP n’est pas majoritaire dans l’électorat même s’il obtient le plus grand nombre de sièges. Le RN est le parti qui recueille le plus de suffrages de nos concitoyens, aussi déplaisant que cela nous paraisse.
Ce mode de scrutin injuste a été choisi depuis le début de la cinquième République pour permettre à un président de la République, doté de larges pouvoirs, de s’appuyer sur une majorité solide de députés. Mais cela ne fonctionne plus depuis 1986. François Mitterrand a dû cohabiter avec une majorité opposée au parti qui le soutenait. D’autres cohabitations suivront. Aujourd’hui, ce mode de scrutin est toujours aussi injuste, mais en plus, il ne permet plus de dégager de majorité à l’Assemblée nationale.
C’est un des aspects de la crise de notre démocratie et de la crise de la Ve République.
Pour avoir la majorité à l’Assemblée nationale, il faut disposer de 289 députés.
Avec 178 sièges, le NFP constitue bien le regroupement disposant du plus grand nombre de représentants, mais il n’est pas majoritaire et il ne peut pas prétendre imposer ses vues au reste de l’Assemblée nationale. 30,8% des membres d’une assemblée n’en constituent pas la majorité.
La victoire d’Emmanuel Macron en 2022, remportée dans un duel avec Marine Le Pen, avec l’appui de tous ceux qui ont voté pour faire barrage à l’extrême droite (comme en 2017) et non parce qu’ils étaient favorable au programme d’Emmanuel Macron, ne lui donnait aucune légitimité pour mettre en œuvre son programme de régression sociale (retraite à 64 ans, réforme de l’indemnisation du chômage, réductions des impôts pour les plus riches…). Les Français sont descendus massivement dans la rue pour le dire à un Président qui pour toute réponse a envoyé les forces de l’ordre et utilisé, ad nauseam, l’article 49-3 de la Constitution. Il paie aujourd’hui le prix de son entêtement et de son aveuglement.
Mais la même chose pourrait arriver au NFP s’il pensait, avec son tiers de sièges à l’Assemblée nationale et 25,7% des voix, disposer d’un blanc-seing pour mettre en œuvre sa politique. Il ne serait pas plus légitime aujourd’hui qu’Emmanuel Macron ne l’était hier.
Personne n’a gagné cette élection.
Ni le RN qui ne peut pas s’en plaindre puisqu’il est favorable aux institutions de la Ve République. Il ne souhaite pas les modifier, mais attend le moment où il pourra profiter de leur déséquilibre pour exercer le pouvoir à sa guise.
Le NFP ne se plaint pas non plus du résultat du scrutin puisqu’il lui donne une représentation à l’Assemblée nationale supérieure à son poids réel dans le vote des Français.
Quant au camp du président, de la République, il enregistre une réelle défaite, dont l’ampleur a cependant été limitée par le front républicain et les désistements qui ont une fois encore conduit beaucoup d’électeurs de gauche à voter pour des candidats dont ils désapprouvent les orientations politiques. Il leur a fallu beaucoup d’abnégation pour voter pour Elisabeth Borne, responsable de la réforme des retraites, ou pour Gérald Darmanin qui a envoyé les CRS contre leurs manifestations et qui a piloté une loi immigration que Marine Le Pen a pu qualifier de victoire idéologique de ses idées. Mais ils l’ont fait une fois encore pour empêcher le RN d’accéder au pouvoir.
Alors, que faut-il faire ?
D’abord ne pas se mentir et ne pas mentir aux Français.
Le discours de Jean-Luc Mélenchon, quelques minutes après 20 heures, le soir du second tour, constitue une maladresse de plus. En revendiquant sans nuance la victoire et le pouvoir pour « appliquer le programme du NFP, rien que le programme mais tout le programme », il met la gauche dans une impasse qu’elle paiera si le cap n’est pas corrigé.
La gauche ne peut pas mettre en œuvre son programme, il faut le dire clairement. Elle ne le peut pas parce qu’elle n’est pas majoritaire.
Pour abroger la loi sur les retraites imposée par Macron grâce au 49-3, il faudrait une autre loi. Or, il n’existe pas de majorité à l’Assemblée nationale ni au Sénat, pour voter une loi permettant de prendre sa retraite à 62 ans, et encore moins à 60 ans.
Entendre les responsables de la gauche dire que s’ils constituent le gouvernement ils proposeront tout de même une loi abrogeant la réforme des retraites et que « chacun devra choisir son camp », ou selon Olivier Faure (France Inter matin le 8 juillet), que « nous verrons dans ce cas qui mêlera sa voix à celle du RN », sous-entendu, si une motion de censure est proposée, est choquant. C’est exactement ce que disait Elisabeth Borne pour imposer sa réforme.
Est-ce ainsi que la gauche entend gouverner ?
Dans ce cas, elle ne gouvernera pas longtemps et nul doute qu’elle le paiera cher aux prochaines élections.
Si le NFP ne peut pas mettre en œuvre son programme, faute de majorité pour cela, plusieurs choix s’offrent à ses responsables.
S’il existe un « arc républicain » qui s’est manifesté dans le front du même nom et s’il a un sens (qui ne se limite pas à faire battage avant de reprendre la même façon de gouverner qu’avant l’élection), les alliés d’une semaine ne devraient pas être des ennemis infréquentables le lendemain du scrutin. Un gouvernement de coalition des partis de cet arc républicain pour faire obstacle à la progression de l’extrême droite considérée comme le péril majeur, et sortir le pays de cette crise de régime, devrait pouvoir être envisagé, même s’il est difficile pour le NFP de faire alliance avec les macronistes qui rangeait ses candidats, il y a moins de trois semaines, sur le même plan que les autres « extrémistes », ceux du RN. Mais à supposer qu’un tel arc républicain existe, quel pourrait être le programme minimum de cette coalition ? il ne serait pas inutile d’essayer de l’envisager avant d’écarter cette option.
Mais le NFP pourrait aussi, à bon droit, considérer qu’il ne peut pas exercer le pouvoir, faute de majorité, sauf à se renier et à mettre en œuvre un programme contraire à celui qu’il a défendu, pour ne pas être renversé par une motion de censure à la première loi qu’il proposera. Il pourrait soit le faire de son propre chef, soit solliciter un vote de confiance sur son programme lors de la constitution d’un éventuel gouvernement NFP. Celle-ci lui serait certainement refusée vue l’opposition du reste de l’Assemblée au programme du NFP. Il pourrait utiliser ensuite son poids au Parlement pour peser sur le contenu des textes de loi et faire jouer au Parlement un rôle plus vigilant de gardien de l’exécutif.
Il peut aussi tenter de constituer un gouvernement minoritaire, en présentant au vote de confiance de l’Assemblée nationale un programme minimum après négociations avec ceux des partis du centre et de la droite qui pourraient le soutenir. Il serait sans doute moins ambitieux socialement que le programme du NFP, mais pourrait préparer l’avenir. Le programme proposé viserait à renforcer la démocratie par un certain nombre de mesures : instauration d’un scrutin proportionnel, éventuellement couplé avec la désignation d’une partie des députés par un scrutin de circonscription ; renforcement de l’indépendance de la presse et des médias ; préservation du financement et de l’indépendance de l’audiovisuel public ; création des conditions de véritables référendums d’initiative populaire ; augmentation des moyens consacrés aux services publics de santé, d’éducation, de justice et de police ; relâchement de la pression sur les collectivités locales et reconnaissance de leur autonomie ; reconnaissance de la place du dialogue social et coup d’arrêt au renforcement de la mainmise de l’État sur la gestion des régimes de protection sociale, en particulier l’indemnisation du chômage.
En clair, ne pas promettre la lune, mais renforcer la démocratie de façon à nous prémunir contre toute embardée et redonner la parole aux citoyens.
Toutes ces options sont ouvertes. En revanche, celle de la mise en œuvre de tout le programme d’un groupe parlementaire minoritaire ne me semble pas l’être autrement que dans les discours qui mèneront à l’impasse. On ne peut d’ailleurs que s’en féliciter pour la démocratie.