Macron, prince empêché
«C’est le secret le mieux gardé de la République, écrivait François Mitterrand en 1964 dans Le Coup d’État permanent, il n’y a plus de gouvernement. Il y a en France des ministres. On murmure même qu’il y a encore un premier ministre. Mais il n’y a plus de gouvernement. Seul le président de la République ordonne et décide. »
Ces mots révèlent en ce long été de l’« abstinence » politique une étrange prescience de ce que contenait en puissance la Ve République. Car Mitterrand ne visait pas dans cette critique une situation politique particulière, présente ou à venir, mais l’essence même de la constitution gaulliste. Depuis le 7 juillet, l’essence est devenue expérience, la potentialité s’est actualisée. Impossible de l’ignorer. Il n’y a plus de gouvernement, les ministres expédient les affaires courantes. Seul le président de la République ordonne et décide.
Il décide quoi ? Il décide de ne rien décider. Il vaticine, tergiverse, laisse planer le doute. Il ne nomme pas de premier ministre ce que la Constitution l’enjoint de faire (article 8), notamment après des élections législatives gagnées ou perdues. Il s’enferme dans sa fonction, délibère avec lui-même. Il proclame la « parenthèse olympique », une sorte de suspension de la vie politique, réplique du confinement à l’usage de la vie démocratique. Il inaugure les Jeux sinon les chrysanthèmes.
Les jeux achevés, il ouvre aussitôt une séquence de consultation des partis avec pour seul objectif, non pas de choisir un premier ministre mais d’en écarter le principal parti d’opposition et sa candidate. L’opération est transparente, si transparente que les médias lui ont emboîté le pas sans rechigner.
Emmanuel Macron fait tout à l’envers. C’est la partition du macronisme. Il ne nomme pas. Il écarte. Il ne compose pas, il dissout. Macron n’exerce pas le pouvoir, il l’interprète. Depuis deux ans, il donne de la fonction présidentielle une interprétation paradoxale, composant par petites touches l’autoportrait d’un prince soumis aux injonctions contradictoires d’une majorité relative avant de devenir depuis la dissolution une minorité absolue. Mais « personne n’a gagné » se contente-t-il d’affirmer, en maintenant en place un Premier ministre de substitution, habile doublon d’un président de composition.
Le conseil des ministres a été reporté sine die. Le fantôme de Matignon, ni nommé ni démissionné, est prié de gérer les affaires courantes. Là encore le gouvernement d’affaires courantes, en cet été 2022, prend valeur de métaphore. À l’abri de l’élection présidentielle qui accrédite tous les cinq ans le mythe d’une nation souveraine et dope l’illusion d’un choix collectif, c’est un gouvernement d’affaires courantes qui enjambe désormais les scrutins.
C’est une situation de blocage bien connue dans les régimes parlementaires mais incongrue dans une Ve République censée les éviter. La majorité présidentielle en débandade est en quête de d’adjuvants tous azimuts. Être une force centrale. Réunir les contraires. On cherche une majorité introuvable. La große Koalition à l’allemande. Même la gauche victorieuse confrontée à l’obstination du président se demande où est sa victoire. Loin de valider un programme de gouvernement et de sélectionner le ou les partis politiques chargés de le mettre en œuvre, les élections législatives ont fonctionné à rebours, délégitimant un président à peine élu sans lui offrir d’alternative, lui retirant les moyens d’agir sans les confier à son opposition.
Pour les chaînes d’info en continu, le blocage politique menace bien plus que les institutions : cela touche à leur business model, la tension narrative des événements, le suspense, l’intrigue. A longueur d’émissions spéciales, ils font pression sur les acteurs politiques, sommés de s’entendre pour le salut du scénario. Il faut à tout prix sortir de l’impasse narrative. On convoque des précédents, les trois cohabitations, le gouvernement Rocard. Mais aux habitués du mécano parlementaire, il manque toujours une pièce pour faire une majorité…
La participation record aux élections des 30 juin et 7 juillet a achevé de donner à ce processus de délégitimation démocratique une sorte de validation à l’envers. Aux partisans d’une VIe République, l’élection semblait couper l’herbe sous les pieds, leur offrant à la fois le déclin du régime présidentiel et une reparlementarisation de la vie politique, sans avoir à changer formellement de Constitution.
« On entre dans le bizarre », avait commenté le président au soir de l’élection de 2022 en détournant une réplique des Tontons flingueurs. Depuis le bizarre s’est installé à demeure. « [Le président] voulait dire que se retrouver dans une situation type IVe République avec les institutions de la Ve, c’est entrer dans le bizarre », traduit un conseiller à l’Elysée. Macron a inventé à son insu un nouvel hybride constitutionnel.
De Gaulle avait opté pour un régime présidentiel dans le but de restaurer l’autorité de l’État minée de l’intérieur par ce qu’il appelait le « régime des partis ». Mais la Ve République désormais doit s’accommoder des partis. Le président de la République n’est plus un obstacle à leur influence dissolvante. Bien au contraire ! En leur sein, la bataille pour l’élection présidentielle ne s’interrompt jamais. Ils sont devenus des écuries pour la course au pouvoir. Depuis trente ans, alors que la vie politique médiatique se concentrait de plus en plus sur la conquête du pouvoir présidentiel – l’élection au suffrage universel direct devenant non seulement le moment clé de la vie démocratique, mais l’élément qui surdétermine entre deux élections toutes les stratégies des acteurs –, les attributions du président se dissipent, se dispersent. Les enjeux nationaux se réduisent à l’élection ou la réélection d’un homme.
« Ainsi va la France “personnalisée” », écrivait Mitterrand : « Je connais des Français qui s’en émerveillent, qui ne sont pas choqués de voir leur patrie réduite aux dimensions d’un homme… Ils ont du vague à l’âme dès qu’ils sont privés du frisson que leur procure le meilleur artiste de la télévision, le dernier des monstres sacrés… Ils ont hâte de voir une tête dépasser le rang et d’obéir à la vieille musique du droit divin tirée de la mythologie du moment. »
Loin d’ouvrir un nouveau chapitre de la vie politique, l’élection présidentielle de 2022 marque plutôt la fin d’une époque. Un certain régime du politique s’achève dont Emmanuel Macron serait l’épilogue. C’est à la fois la fin d’un régime dans le sens politico-institutionnel – l’hyperprésidentialisme et l’affaiblissement des contre-pouvoirs –, mais aussi l’épuisement d’un certain régime de « croyance » dans le politique, c’est-à-dire le crédit que l’on fait aux hommes et aux institutions. C’est une crise symbolique autant que juridico-politique.
Dans l’esprit du général de Gaulle, le régime présidentiel à la française devait permettre de réaffirmer l’indépendance et la souveraineté de la France dans le monde bipolaire de la guerre froide. Jamais l’une et l’autre n’ont paru aussi menacées. Le déclin de la souveraineté étatique est un phénomène mondial à la croisée de plusieurs révolutions simultanées : dans l’histoire du capitalisme avec la financiarisation et la mondialisation des marchés et les nouveaux acteurs supranationaux que sont les multinationales ; dans l’histoire institutionnelle de l’Europe avec la construction européenne qui opère une déconstruction des États-nations qui la composent ; dans l’histoire des technologies de l’information et de la communication avec l’émergence des GAFAM [Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft] et la nouvelle gouvernementalité algorithmique qui s’impose aux États et aux citoyens ; dans l’histoire stratégique de l’Europe avec la fin de la guerre froide et l’intégration de la France au bloc occidental sous l’égide de l’OTAN.
A la lumière de l’hypercrise actuelle (économique, sociale, sanitaire, militaire…), la Constitution de la Ve République apparaît caduque. Elle se dresse dans un monde en mutation accélérée comme l’une des dernières grandes cathédrales gothiques de la vie politique française. Parmi ses défenseurs, elle fait l’objet d’un culte, comme un objet de collection, un vestige, un ensemble de mythes. Ces mythes sont au nombre de cinq.
Le mythe de la souveraineté nationale
La France est le pays européen où la crise de la souveraineté étatique est la plus aiguë, car la Ve République entretient l’illusion d’un « décisionnisme » politique incarné par un président tout-puissant. La mondialisation néolibérale a porté atteinte à tout l’échafaudage de la souveraineté : non seulement dans la dimension effective du pouvoir et de son exercice, mais aussi dans sa dimension symbolique qui représente et reproduit la croyance dans les pouvoirs de l’État. Les gestes, les formes, les rites de l’État-nation ne sont plus les signes de sa puissance ni les figures de son pouvoir, mais les membres fantômes d’un État impuissant, privé de sa souveraineté.
Le mystère de la rencontre d’un homme et de son peuple
Depuis la réforme de 1962, la Ve République a fondé la légitimité du chef de l’État sur l’élection au suffrage universel direct. Et depuis la réduction du mandat présidentiel et l’inversion du calendrier électoral, cette rencontre mystérieuse nouée dans les urnes apparaît plus illusoire que jamais. L’élection ne suffit plus à asseoir la légitimité présidentielle qui doit se recharger en permanence dans les médias et sur les réseaux sociaux. Les sondages se substituent à l’élection en tant que source de légitimité. Et l’audience est devenue la forme spectrale du peuple absent. Verticalité. Concentration de la décision. Personnalisation du pouvoir. Tous les attributs de la Constitution sont battus en brèche, décrédibilisés, face aux nouveaux enjeux de l’hypercrise actuelle.
La symbolique de la dyarchie de l’exécutif
En la figure du Premier ministre, le président choisissait l’autre visage du pouvoir exécutif. Celui-ci constituait un rouage essentiel au fonctionnement des institutions, mais aussi un élément-clé de la symbolique du pouvoir. La dyarchie de l’exécutif était au cœur de la dramaturgie du pouvoir ; elle mettait en jeu les figures de l’allégeance et de l’indépendance, de la loyauté et de la trahison, de la délégation et du duel… L’instauration du quinquennat a mis un terme à cette distribution symbolique du pouvoir. Le premier ministre est un rival ou un collaborateur, et parfois les deux en même temps.
L’illusion de la stabilité gouvernementale
Longtemps la Ve République a rendu possible une certaine stabilité gouvernementale. Elle inscrivait l’action politique dans la durée et la continuité. L’ère néolibérale a imposé un nouvel idéal en politique qui privilégie les valeurs de mobilité et de flexibilité. Désormais la vie politique se donne à lire comme une suite de chocs. Les événements ne s’ordonnent plus en séquences ou en feuilletons, mais sont gouvernés par l’imprévisibilité, l’irruption, la surprise. La disruption managériale s’est imposée à la stabilité gouvernementale. La stabilité gouvernementale a cédé la place à la volatilité des événements.
La magie de l’incarnation présidentielle
La désacralisation de la fonction présidentielle atteint des niveaux inégalés, aggravée par le passage du protocole à la performance, du secret à la téléprésence, de la rareté à la prolixité de la parole présidentielle, de l’incarnation de la fonction présidentielle à la surexposition de la personne. Le pouvoir ne s’incarne plus dans la figure du monarque qui possède « l’art de gouverner » mais dans celui du manageur qui connaît sur le bout des doigts « la grammaire des affaires ». On est passé du monarque au performer. De la fonction à la fiction présidentielle. De l’État stratège à la start-up agile.
Dans un entretien au Point au début de son mandat, Emmanuel Macron en avait fait le constat : « Par la Constitution de 1958, le président de la République n’est pas seulement un acteur de la vie politique, il en est la clé de voûte. En architecture, quand la clé de voûte est mal positionnée, tout s’effondre. » Tout s’effondre en effet !
Si un président à peine élu au suffrage universel se voit aussitôt destitué par les élections législatives qui suivent, cela signifie que la fonction présidentielle perd de sa légitimité, est soumise à une destitution démocratique. Tout se passe comme si les urnes, ensorcelées par une logique de discrédit, se retournaient contre la démocratie et s’acharnaient à la ridiculiser. Comment trancher, alors, ce conflit de légitimité entre deux élections ?
Le discrédit qui frappe les pouvoirs n’est plus seulement politique ou social, il ronge les sources mêmes de la légitimité, le crédit que l’on donne aux hommes et aux institutions. Il en va du crédit des gouvernants auprès des électeurs, comme de la crédibilité des récits aux yeux des lecteurs. Leur confiance est une chose très fragile et le lien ténu qui les unit au récit du pouvoir peut se briser si la crédibilité du narrateur est compromise.
Avec Emmanuel Macron la fonction présidentielle a acquis les caractéristiques d’une distribution théâtrale. Emmanuel Macron est capable de jouer tous les rôles à la fois. Il est un atelier théâtre à lui tout seul. Il aurait tort de se limiter aux « deux corps du roi » selon la métaphore d’Ernst Kantorowicz. Il en a des dizaines en réserve. Il peut imiter Tom Cruise en uniforme de l’armée, jouer au tennis en fauteuil roulant, revêtir le maillot de l’OM ou un costume d’aviateur, emprunter le T-shirt de Zelensky ou jouer les sous-mariniers, les pompiers ou exhiber des biceps de boxeur…
Tout un musée Grévin de Macron présidents. Le turnover des épisodes supplée l’incohérence du « narratif ». La versatilité du président déjoue l’immobilisme des institutions de la Ve République. Le président accélère le tempo, bouscule le calendrier, les cent jours, l’acte II, la mi-mandat, l’entrée en campagne, le grand tournant, un nouveau rendez-vous, la dissolution…
C’est dans Le Revizor, de Gogol que l’on trouvera la description la plus éclairante de la présidence d’Emmanuel Macron et de ce qui s’y joue : non pas les tours et détours d’un Machiavel médiologue, mais un dispositif de pouvoir, un champ de forces et d’attention dont le personnage du Revizor est le point d’application. « Tout en lui est surprise et coup de tête…», « un homme creux », écrit Gogol, qui n’a de pouvoir que celui que lui prêtent les citoyens.
L’acteur jouant le Revizor, affirme Gogol dans ses conseils de mise en scène, « doit être capable d’exprimer cette mondanité frivole et creuse qui vous porte partout à la surface… » La passion de raconter a englouti toutes les autres occupations, et cette passion est devenue leur passion motrice, leur but dans l’existence. La hâte et la précipitation qui sont les leurs ne proviennent que de la peur qu’on les interrompe et qu’on les empêche de raconter…
Le Revizor est une figure de l’absence du politique. Le vrai Revizor n’est pas encore là. Ou il ne viendra plus. Il est à l’image de ces hommes politiques d’un genre nouveau, contraints de mimer le pouvoir, de jouer le pouvoir, après la fin du politique.