Numérique

Alors, ça ressemblerait à quoi un média social au design éthique ?

Chercheur en info-com

Comment voir émerger des médias sociaux vertueux ? Actuellement, leurs interfaces sont conçues dans une optique de captation du temps et d’aliénation des utilisateurs. Plusieurs organisations comme l’association Designers Éthiques proposent des alternatives s’adaptant aux problématiques sociales et démocratiques.

Dans son rapport publié le 30 avril dernier, la Commission sur l’exposition aux écrans des enfants initiée à la demande du président de la République, propose de favoriser l’émergence de « médias sociaux au design éthique ». Elle pointe notamment dans ses travaux les pratiques des grandes plateformes du numérique dont les interfaces sont le plus souvent conçues dans une optique de captation du temps et d’aliénation des utilisateurs, sans faire grand cas des problématiques sociales et démocratiques induites.

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L’ambition de créer des médias sociaux plus éthiques soulève plusieurs interrogations pratiques : quelles en seraient les fonctionnalités ? Sur quel modèle de valeurs reposeraient-ils ? Et bien sûr, quels en seraient les modèles économiques ? Nous proposons ici quelques grands principes que devraient respecter ces médias sociaux, issus des travaux de l’association Designers Éthiques et d’organisations publiques et privées.

Parmi ces principes, le minimalisme fonctionnel émerge immédiatement. Chaque média social devrait se limiter aux interactions essentielles du service. Par exemple, une plateforme dédiée au partage de photos devrait éviter des fonctions de vidéo ou de diffusion en direct, afin de concentrer l’expérience utilisateur sur la simplicité et la pertinence. Cette approche minimaliste permet de réduire les fonctionnalités qui captent notre attention de manière artificielle. L’extension Minimal l’illustre en masquant certaines parties de l’interface utilisateur pour en diminuer les distractions.

Alternativement, si un média social ne se conforme pas au minimalisme fonctionnel, il devrait à minima se conformer au principe de dégroupage, notamment développé par le Conseil national du numérique, qui impose un accès distinct à chaque service (messagerie, fil d’actualité, stockage de photo, jeux en ligne…) d’un même média social. Dans les deux cas, il s’agit de lutter contre la constitution d’oligopoles numériques.

Le dégroupage est une spécificité d’un concept clé plus large, celui du paramétrage. Il s’agit ici d’offrir aux utilisateurs la possibilité de personnaliser leur expérience selon leurs besoins (professionnels, récréatifs, culturels, ou familiaux…) Un exemple classique de paramétrage que les utilisateurs expérimentent est celui des notifications : lorsque l’on installe une application, celle-ci nous demande si l’on en accepte les notifications. De tels paramètres sont déjà possibles, mais ils sont souvent peu accessibles en raison de l’utilisation de designs persuasifs qui en rendent complexe la compréhension. Cela peut prendre la forme de menus complexes pour perdre l’utilisateur ou l’usage d’un jargon technique pour créer une difficulté de compréhension dans le paramétrage. Pour remédier à cela, une approche consisterait à définir par défaut le paramétrage de captation de l’attention et des données personnelles au minimum possible.

L’enjeu du paramétrage est délicat, car celui-ci peut rapidement devenir une forme d’anti-design, c’est-à-dire une interface repoussoir partant d’une bonne volonté. En la matière, le cas le plus évident est celui des bandeaux RGPD qui perturbent à longueur de journée nos usages numériques. D’une bonne volonté – collecter le consentement des utilisateurs – on finit par lasser voire agacer les utilisateurs. C’est en sens que le paramétrage par défaut et à l’échelle du navigateur présente un intérêt, pour ne pas solliciter constamment les utilisateurs. Dans le contexte du paramétrage des données personnelles, c’est ce que permet l’extension Consent-O-Matic, qui facilite la gestion du consentement. L’utilisateur configure l’extension lors de son installation en indiquant ce qu’il souhaite autoriser comme collecte de données, et l’extension remplit ensuite automatiquement les bandeaux RGPD rencontrés lors de la navigation.

Cette question du paramétrage est alors directement liée à celle de la transparence des médias sociaux. Une transparence qui doit se retrouver à plusieurs niveaux. En premier lieu, à l’échelle de l’usage des données, lorsqu’elles sont utilisées à des fins publicitaires ou d’entraînement d’intelligences artificielles, ce dont l’utilisateur doit être pleinement conscient et qui nécessite de fait une explicitation à tout moment. La plateforme doit alors restituer à l’utilisateur les traitements opérés sur ses données, comme le montrait le projet d’Oracle du Net du Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL.

Une transparence que l’on doit également retrouver à l’échelle des contenus proposés par les utilisateurs des médias sociaux, qui doivent être évaluables afin que les utilisateurs aient accès à des indices de qualité de l’information transmises. Si de nombreux modèles d’évaluation de recommandation existent, certains posent d’évidentes questions éthiques comme celui de X/Twitter basé sur le simple vote des utilisateurs, et qui renforce donc les logiques de bulles de filtre. Pour autant, les médias sociaux ne pouvant se satisfaire d’une certification des contenus par autorité – du fait de la quantité d’information qui y circule – il est essentiel ici d’explorer de nouveaux modèles de recommandation collaborative cherchant à valoriser la qualité du contenu plutôt que sa viralité, à l’instar de l’initiative Tournesol.

Au-delà des contenus, l’échelle des fils d’actualité est tout aussi importante. Ces médias sociaux doivent faire acte de transparence dans la façon dont ils classent les contenus et mettent en œuvre les recommandations de contenus que constituent les fils d’actualité. En ce sens, les utilisateurs doivent être en mesure de visualiser et mesurer le degré d’enfermement dans des bulles de filtre dans lequel ils se trouvent. S’il apparaît peu crédible de supprimer ou « d’éclater » les bulles de filtre (qui sont un phénomène social plus que technique), en revanche il est possible de faire prendre conscience à un utilisateur de son degré d’enfermement ou d’ouverture social, en visualisant la profondeur de son réseau ou son hétérogénéité.

Enfin, est souvent évoqué l’enjeu de la publication des codes sources (open source) des médias sociaux. L’objectif de rendre public ce code est qu’il soit auditable par celles et ceux qui en ont les capacités techniques. S’il s’agit effectivement d’un enjeu essentiel, la focalisation sur le code invisibilise cependant le processus de conception du service, ce que l’on appelle ici le design, qui doit également être ouvert et auditable. Mettre en œuvre une politique d’open design revient alors à rendre accessible tant l’architecture de l’interface utilisateur (l’architecture de l’information, le design system) que la documentation des choix de conception (les règles algorithmiques, l’expérience utilisateur…) opérée par les équipes en charge du produit numérique.

Repenser la gouvernance des médias sociaux

Malgré tout, ces quelques principes ne suffiront pas à l’émergence de médias sociaux vertueux. Produire un média social parfaitement « éthique » – rappelons que l’éthique est la recherche du mieux, et n’est donc pas un absolu – aurait de grandes chances d’aboutir à un service très complexe, avec beaucoup de frictions non désirables, et finalement peu utilisable.

Il s’agit donc d’éviter une situation où chaque facette de l’interface viendrait systématiquement recueillir le consentement, l’avis ou la volonté de l’utilisateur comme le font les bandeaux RGPD. Pour cela, il faut donc que le service impose des choix, qu’il applique une certaine forme de persuasion à l’utilisateur, parfois sans que celui-ci s’en rende compte. C’est ce que le chercheur américain B.J. Fogg qualifie de micro-persuasion, autrement dit des interfaces qui poussent l’utilisateur dans une direction sans que celui-ci ne s’en rende compte.

Supprimer toutes ces micro-persuasions des médias sociaux apparaît irréaliste, et c’est pourquoi les utilisateurs devront nécessairement faire confiance au média social pour déterminer lesquelles garder. Pour instaurer cette confiance, il faut alors repenser le design de la gouvernance de ces médias sociaux afin d’en prévenir les dérives actuelles.

Penser des médias sociaux inscrits dans une gouvernance citoyenne, publique ou associative, permettra de reposer les bases d’une démocratie technique, c’est-à-dire de « permettre aux questions sociotechniques de faire l’objet de décisions politiques délibérées et collectives »[1]. Concrètement, il s’agit d’engager les utilisateurs dans les choix du média. Ces choix peuvent être ceux de la politique de modération du média social, dont on sait depuis de nombreuses années que le travail de modérateur est particulièrement difficile psychologiquement puisqu’il consiste à évaluer des contenus violents ou insultants. Quels choix les utilisateurs d’un média souhaitent-ils pour la modération de ce dernier ? Une modération centralisée à l’instar de celle des médias sociaux traditionnels, une modération décentralisée où chaque individu peut souscrire à un service de modération personnelle, une modération collective basée sur un minimum de contribution de chaque utilisateur, voire l’arrêt de la modération ?

De la même manière, une gouvernance citoyenne amènerait les utilisateurs à opérer des choix relatifs au modèle économique. Partant du principe que la conception du média est menée par des professionnels rémunérés, que l’infrastructure technique a un coût, qu’il faut maintenir ce service, comment le finance-t-on ? Conserve-t-on un modèle publicitaire ou préfère-t-on explorer des alternatives, comme l’abonnement, le don voire la subvention publique ?

Cette démocratie technique est d’autant plus nécessaire que nous comparons ces réseaux à des agoras numériques. Alors qu’il ne nous viendrait pas à l’idée de déléguer la gestion de nos villes ou États à des groupes privés sans regard citoyen, nous semblons pourtant accepter cette situation pour nos médias sociaux, dont on sait pourtant qu’ils jouent aujourd’hui un rôle central dans nos démocraties quant à la diffusion de l’information et à la construction des opinions.

Sur le réseau Mastodon, de nombreuses instances proposent déjà une gouvernance partagée. On parle ici d’instances, car – autre principe – Mastodon est un média décentralisé, composé d’une multitude de sites communiquant entre eux ou pas, suivant les choix de chaque communauté. C’est ce que l’on appelle le Fédivers. C’est par exemple le cas de l’instance mastodon.design dont les administrateurs proposent aux utilisateurs de voter ou d’exprimer leurs préférences lorsque des arbitrages sont à opérer, par exemple sur la taille du serveur – et donc la quantité de messages ou de photos qui peut être stockée – versus son coût à supporter par la communauté des utilisateurs.

Si la décentralisation est un excellent moyen de prévenir la constitution des oligopoles que sont devenus nos médias sociaux, c’est également le cas d’un autre principe mis en œuvre dans le Fédivers : l’interopérabilité, c’est-à-dire la capacité à faire communiquer différents services sur un même réseau. Pensez à votre téléphone mobile : vous appelez des personnes qui n’ont pas le même opérateur que vous, vous partagez ici le réseau mais pas le service. Vous pouvez choisir votre service – votre forfait – selon vos besoins, que ce soit la quantité d’appels, de gigaoctets ou la région géographique dans laquelle vous habitez. L’interopérabilité est un principe essentiel que les géants du numérique rechignent pourtant à mettre en œuvre malgré son inscription dans le RGPD et le Digital Markets Act.

Sans réflexion sur la gouvernance, il apparaît impossible de dépasser les critères de performance actuels des médias sociaux : l’engagement (autrement dit le taux de clic) et la conversion (autrement dit le taux d’abonnements). Ces deux métriques doivent disparaître au profit d’une valorisation de l’autonomisation des individus et d’un minimalisme d’usage tel que le propose Minus.social, un média autorisant 100 posts dans une vie. Si le projet de l’artiste Ben Grosset est avant tout une expérience plus qu’un projet opérationnel, il ouvre une réflexion sur l’intérêt et le sens de la communication personnelle numérique.

Enfin, tous ces médias sociaux éthiques ou alternatif proposent d’en finir avec les gloriomètres de nos médias sociaux, ces compteurs de succès (likes, commentaires, partages) qui ne visent que la satisfaction de nos égos personnels, tout en contribuant à des modèles publicitaires peu vertueux. Sur leurs interfaces, ces fonctions en sont ramenées à leur usage premier : relayer un message par le partage, sauvegarder un contenu par le like. Les compteurs – s’ils restent présents – sont renvoyés aux métadonnées du message, accessibles uniquement lorsque l’on cherche volontairement à y accéder. Nos fils d’actualités retrouvent alors leur sens premier, celui de favoriser les relais d’information et la veille, plus que la gloire personnelle des individus qui y publient

Pour conclure, l’ensemble des principes que nous évoquons sont connus des experts du sujet. Certains sont même déjà inscrits dans notre cadre réglementaire. Pourtant, peu de médias sociaux éthiques ont émergé à ce jour, en dehors des exceptions Mastodon et Peertube. Il convient de s’interroger sur les raisons de ce manque d’alternatives et les difficultés qu’elles rencontrent.

Si les questions de la diffusion de l’information et de l’usage de nos médias sociaux deviennent des enjeux prioritaires pour nos démocraties, aider à la structuration de cette filière par la réglementation et le soutien politique est en tout cas plus que jamais un enjeu majeur.


[1] Adeline Barbin. La démocratie technique – Varia. Cahiers d’histoire du Cnam, 2018, Former la main-d’œuvre industrielle en France. Acteurs, contenus et territoires (fin XIXe et XXe siècles), vol.09 – 10 (1), pp. 189-195. hal-03033019

Karl Pineau

Chercheur en info-com , Directeur du Media Design lab de L'École de Design Nantes Atlantique

Notes

[1] Adeline Barbin. La démocratie technique – Varia. Cahiers d’histoire du Cnam, 2018, Former la main-d’œuvre industrielle en France. Acteurs, contenus et territoires (fin XIXe et XXe siècles), vol.09 – 10 (1), pp. 189-195. hal-03033019