Culture

Le défi démocratique du secret dans le choix des artistes subventionné·e·s

Économiste

L’État fait-il des choix justes quand il attribue ou refuse une subvention à un projet artistique ? Les commissions d’experts sont-elles pertinentes en démocratie pour discriminer entre les « bons » artistes et les autres ? Surtout, est-il normal que soit opposé aux artistes recalés le secret des délibérations ? Le débat est complexe mais il existe des antidotes au secret sous forme d’accompagnement des artistes.

Le milieu professionnel des arts discute rarement de la manière dont le ministère de la Culture procède pour choisir les artistes qu’il subventionne. De temps à autres, les recalés de la subvention se plaignent mais finalement, ne contestent pas le principe adopté depuis des années : le ministère choisit les « bons » artistes en reprenant à son compte la sélection faite « à dires d’experts », connaissant bien chacune des disciplines artistiques.

Pourtant, si l’on s’intéresse à la vie démocratique, il y a beaucoup à dire sur cette mécanique des choix artistiques. C’est en tout cas la discussion qui a focalisé l’attention le 8 mars dernier, lors du séminaire professionnel organisé par l’ONDA[1] et l’OARA[2] sur le thème de la démocratie et de ses rapports aux arts.

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Le matin, Samuel Hayat[3] avait enrichi la discussion en rappelant que la démocratie exige la contribution et la délibération citoyennes et qu’elle ne saurait s’épuiser dans la seule démocratie représentative. Une autre séquence, l’après-midi, a été consacrée aux droits culturels des personnes et c’est là que la question de la sélection des artistes en démocratie a agité l’assemblée : au carrefour des droits culturels des personnes et de la liberté de création artistique, l’État/ministère de la Culture fait-il des choix justes quand il attribue ou refuse une subvention à un projet artistique ? Le recours à des commissions d’experts est-il pertinent en démocratie pour discriminer entre les « bons » artistes qui recevront une subvention méritée et ceux qui resteront sur le bas-côté, dans les limbes des « créateurs » de seconde zone ?

À dire vrai, cette discussion, pourtant cruciale, a failli tourner court, comme s’il fallait absolument éviter de réveiller ce serpent de mer de la politique culturelle : plusieurs participant.e.s qui avaient exercé cette responsabilité d’« expert », ont très vite témoigné que les sélections étaient faites avec sérieux et bienveillance. Les artistes ayant déposé un dossier ont toujours été traités avec respect et les choix ont été aussi objectifs que possible, fondés sur l’appréciation de professionnels compétents de la profession. En pratique, il n’y avait donc pas de quoi en faire un drame démocratique. Fin de la discussion.

Le poids lourd du secret

J’aurais pu avoir la sagesse d’esprit d’accepter ce consensus réconfortant mais je me suis rappelé avoir eu une autre expérience de cette mécanique d’expertise de l’art lorsque j’ai exercé des responsabilités de directeur régional des affaires culturelles (Drac). En l’occurrence, j’ai rappelé cette situation où, en commission, tous les experts « théâtre » avaient porté un jugement négatif sur un metteur en scène, ce qui m’avait, automatiquement conduit à proposer au préfet la baisse de la subvention à la compagnie. Sauf que ce metteur en scène était venu me dire, quelque temps après, qu’il avait rencontré tous ces experts qui lui avaient affirmé, la main sur le cœur, que sa création était bien meilleure que les années précédentes ! Retournement de situation : l’État avait donc pris une décision injuste puisque infondée au regard des propos tenus pas les mêmes experts, du moins hors-commission.

Face au double discours, la démocratie est en bien mauvaise posture : l’État ne peut plus justifier son choix artistique aux yeux des citoyens. Comment savoir qui dit vrai à propos de la valeur artistique de la compagnie ?

La réponse est malheureusement claire : il est impossible de le savoir pour la bonne raison que nul ne doit connaître les avis donnés par les experts en commission ! Les textes qui réglementent l’attribution des aides, par exemple du spectacle vivant, ne laissent aucun doute : les participants aux commissions sont tenus au secret des délibérations[4] (décret n° 2015-641 du 8 juin 2015 relatif à l’attribution des aides déconcentrées au spectacle vivant). La règle de droit est l’interdiction de savoir quelles bonnes ou mauvaises raisons ont présidé à la sélection des artistes.

La démocratie se cogne à cette chape de plomb du secret des délibérations touchant la valeur des objets de l’art. L’État se piège lui-même en exigeant que les paroles d’experts restent cachées aux yeux des autres. L’œil du serpent de mer s’ouvre : même si le milieu artistique s’en contente, la démocratie peut-elle se glorifier de procéder à des choix publics secrètement élaborés ? Surtout en République si soucieuse de la formulation adoptée en 1789 où « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » (article 15 de la Déclaration des droits de homme et du citoyen).

Secret et confidentialité

Pour ma part, j’ai plaidé fermement pour que la République et son ministère de la Culture en finissent avec une telle mécanique du secret !

La discussion s’est animée et Samuel Hayat a, alors, apporté sa contribution d’historien à ce débat délicat en faisant référence à Jean-Jacques Rousseau (chapitre VI du Livre II du Contrat social) : si le débat public ouvert s’impose pour élaborer la « loi générale », il reste légitime d’assurer la confidentialité pour les délibérations portant sur des projets concernant des « particuliers ». Le secret est alors légitime, c’est un gage de respect de la confidentialité auquel chaque individu a droit. La démocratie peut parfaitement s’en accommoder dans ces situations qui traitent de cas particuliers et non de règles d’intérêt général.

L’argument a fait écho aux positions de nombreuses personnes de l’assemblée et, dans le contexte particulier de ce séminaire, aux règles de paroles strictes, il n’a pas été possible de prolonger ces échanges. Pour autant, ce jeu combiné du « secret » et de la « confidentialité » a nourri la réflexion et je voudrais, ici, prolonger la discussion en faisant référence au corpus des droits culturels. La règle du secret est-elle acceptable en démocratie pour préserver la confidentialité des jugements publics sur les artistes, lorsque l’on tient à promouvoir les droits humains fondamentaux ?

Bienveillance versus Considération

Commençons par le début : la demande d’aides soumise à la commission est faite sur la base d’un projet artistique. Le décret ne justifie l’attribution d’une aide que si l’objet artistique a valeur de « création » et de « diversité des esthétiques », capable d’être « bien diffusé ». En revanche, il ne fait pas du tout mention de la personne et de ses droits culturels.

Or, avec le regard des droits culturels, on ne peut méconnaître que « l’individu » qui présente ce projet est généralement totalement impliqué dans son art ; il s’investit, lui-même, pleinement, bien au-delà de son savoir-faire, de ses compétences techniques, de sa maîtrise de l’objet artistique ! Le projet de « création » proposé à la commission emporte, avec lui, l’intimité de l’individu, dans sa singularité, sa sensibilité, avec le sens et la valeur qu’il donne à son expression artistique. L’artiste, lui ou elle, s’engage dans la globalité de son être. Il ou elle est une personne à part entière.

La commission ne peut faire « comme si » elle examinait des dossiers uniquement techniques en faisant totalement abstraction de la personne-artiste. Elle a devant elle une personne dont il est nécessaire de respecter le droit fondamental d’être humain libre, en égalité de dignité avec les autres personnes y compris les membres de la commission. Quels que puissent être les jugements de valeurs portés sur « l’objet » disciplinaire du dossier, la personne-artiste a, d’abord, un droit fondamental à la considération.

Cette nécessité n’a pas été contestée par les témoignages des personnes ayant participé à des commissions d’experts. Mais c’est en termes d’attitude bienveillante que la « considération » a été évoquée. Évidemment, si les membres de la commission portent un jugement positif sur le dossier de la personne demanderesse, le couple « considération » et « bienveillance » se conclut par un signe sonnant et trébuchant d’estime sociale, sous la forme d’une attribution de subvention. Le secret débouche sur la reconnaissance de la personne, avec cette expression si courante utilisée par les demandeurs que « la Drac leur a donné de l’argent », comme une sorte de don du ciel à une personne méritante.

À l’inverse, la personne dont le projet artistique a été rejeté ne reçoit aucun signe d’estime sociale. Le souci de « bienveillance » est, ici, sans effet ; la considération pour la personne n’a été que de façade. Le jugement négatif sur l’objet artistique est, en même temps, une négation de la personne dans sa totalité, dans son humanité, un signe manifeste de mépris. La personne n’existe plus pour l’administration d’État, elle est devenue invisible, noyée par le refus de son projet.

Avec l’approche des droits culturels, une telle expérience d’invisibilité n’est pas légitime en démocratie. L’analyse d’Axel Honneth de la « société du mépris », de la « réification », du « droit à la liberté »[5] (pour citer les titres de trois de ses ouvrages) rend compte parfaitement de ces situations imposées aux personnes où est oubliée l’exigence éthique de respect de la dignité.

Renoncer au secret en assumant la confidentialité

Le secret des délibérations est alors inadmissible : il instaure un mur qui isole la personne dans son échec puisqu’aucun membre de la commission ne peut s’adresser au candidat dont le projet n’a pas été retenu. Silence absolu ! Le secret interdit d’expliquer à la personne quelles différences d’appréciation son projet a suscité. Elle n’a aucun droit d’échanger, même confidentiellement, sur les avis négatifs des membres de la commission. Il lui reste à baisser l’échine sans aucun droit de discuter, de contester. Ainsi, au nom des droits culturels et de la considération pour la personne, il est urgent de rompre avec le secret des délibérations.

En revanche, la fin du secret ne doit pas être irresponsable : le droit de savoir doit aller de pair avec le droit à la confidentialité. La personne dont le dossier est refusé doit avoir la garantie que les débats la concernant ne seront pas diffusés sans précaution dans l’espace public. Elle doit avoir le droit, si elle le souhaite, de considérer qu’il y aurait préjudice pour elle à voir les jugements négatifs des membres de la commission donnés en pâture à l’opinion publique. Là aussi, elle a droit à la considération, au nom des droits humains fondamentaux. Passons donc du secret à la confidentialité.

Repenser le dispositif d’aide vers un accompagnement des libertés artistiques

Avec l’approche par les droits culturels, on devrait déduire que le décret devrait être réécrit et, au-delà, que le dispositif même du soutien aux artistes devrait être repensé. On songe évidemment à mieux considérer la personne candidate, quand elle est candidate à une aide, mais surtout quand le jugement de rejet a été porté. L’administration demeure responsable de la qualité de ses rapports avec la personne ; elle doit trouver les moyens d’établir avec elle une relation d’humanité, surtout après le refus de l’aide.

Allons plus loin : un bon moyen de consolider une telle relation d’humanité, au-delà de la « gentillesse » peu impliquante des membres de la commission, devrait porter sur l’accompagnement de la liberté de la personne. La personne dont le dossier n’est pas retenu devrait pouvoir bénéficier d’un accompagnement pour lui permettre de s’ouvrir à d’autres libertés que celles que la commission lui a refusées. Ce ne serait là qu’une traduction minimale de son droit (universel) à la liberté d’expression sous une forme artistique[6], qui, rappelons-le est une valeur fondamentale incluse dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.

D’ailleurs, en séance, un tel accompagnement de la personne s’est avéré tout à fait concret : une personne a évoqué la pratique du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) : a minima, le responsable public communique les raisons qui ont conduit à ne pas retenir le projet de l’artiste et apporte son conseil au candidat pour son futur dossier. Ici, il y a une discussion sur les écarts d’appréciation entre le candidat et les experts. Il y a au moins une tentative de considération, peut-être même de conciliation des points de vue, sans la cruauté du secret. Voilà un exemple de relation d’humanité pleinement cohérente avec les bases démocratiques des droits humains fondamentaux.

L’antidote au secret : sélection artistique et impératif d’engagement

On parvient, ainsi, à une conclusion qui rend archaïque le dispositif même de ces commissions de spécialistes, jugeant dans le secret des cimes artistiques ! Une autre approche de la sélection publique des projets artistiques s’impose ; l’État devrait soutenir des dispositifs d’accompagnement fondés sur des jugements artistiques engageant les personnes qui les formulent, sans se retrancher dans le secret d’entre les murs d’une salle de commission !

Deux exemples indiquent le bon sens :

Le dispositif public de sélection d’artistes des musiques actuelles – le « FAIR » – offre un bon exemple de choix attentifs aux personnes et au déploiement de leur liberté. Les professionnels des commissions associent leur jugement de valeur à leur fort engagement d’accompagnement du candidat durant au moins 18 mois ! Et, de surcroît, les personnes qui ne sont pas lauréates bénéficient de la transmission de leur projet au réseau des professionnels qui pourraient s’y intéresser ; certaines d’entre elles peuvent même être orientées vers des dispositifs de soutien à l’insertion professionnelle. Au titre des droits culturels de la personne, ce dispositif a plus de sens que la bienveillance de membres muets de la commission de choix, même s’il paraît tout à fait nécessaire d’améliorer encore ces parcours de compagnonnage émancipateur.

Un second exemple a été perçu, lors du séminaire : le directeur de l’OARA a conforté cette approche qui associe étroitement le jugement artistique à l’engagement d’accompagner l’artiste dans l’exercice de sa liberté de créer. En effet, le soutien financier de l’OARA n’est pas lié à un jugement secret d’experts : il est fondé sur une négociation entre professionnel.le.s qui s’engagent à consolider leurs relations d’accompagnement avec la personne-artiste (au singulier ou au pluriel, selon le projet). On sait alors qui prend la responsabilité publique, transparente et contractualisée, de désigner ce qui a valeur artistique pour la société, tout en garantissant la considération pour l’artiste. Il n’y a pas moins de discussions mais juger l’art de l’artiste n’est plus de la simple bienveillance individuelle, c’est assumer professionnellement, dans la durée, une relation d’humanité avec les personnes portant le projet !

Il ne serait pas de trop qu’en matière de soutien aux libertés artistiques, le ministère de la Culture modifie ses dispositifs quand ils sont incompatibles avec les « valeurs républicaines » que sont devenus les droits culturels des personnes, depuis qu’ils sont ancrés dans notre législation[7]… même si, chacun le sait, le secret a ses charmes en démocratie autant qu’en dictature.


[1] L’ONDA (Office national de diffusion artistique) encourage la diffusion des formes contemporaines du spectacle vivant : repérage et expertise, animation de réseau, soutien financier et observation.

[2] L’OARA (Office artistique de la région Nouvelle-Aquitaine) a pour objectifs principaux de favoriser la production, la fabrication et la diffusion en et hors région des spectacles des artistes néo-aquitains, de créer les conditions de la coopération entre les acteurs culturels, de contribuer à la structuration et à l’animation du secteur, de favoriser une offre artistique et culturelle équitable en région.

[3] Samuel Hayat, historien, politologue et chercheur en science politique français ; dernier ouvrage : Démocratie, Anamosa, 2020.

[4] Article 7 point VI : « Les membres de la commission et les personnes qui participent aux séances ou qui sont invitées à y assister sont tenus au secret des débats et des délibérations. »

[5] Axel Honneth, La Société du mépris, vers une nouvelle théorie critique, La Découverte, 2006 ; La Réification, petit traité de théorie critique, Gallimard, 2007 ; Le Droit de la liberté, esquisse d’une éthicité démocratique, Gallimard, 2015.

[6] Voir art. 19 du PIDCP ; ainsi que le rapport de Mme Shaheed sur ce sujet ; et mon article dans AOC, « Pour mieux protéger la liberté artistique », 7 décembre 2023.

[7] Voir l’ensemble des conséquences en matière de liberté artistique dans idem.

Jean-Michel Lucas

Économiste, Président du Laboratoire de transition vers les droits culturels

Notes

[1] L’ONDA (Office national de diffusion artistique) encourage la diffusion des formes contemporaines du spectacle vivant : repérage et expertise, animation de réseau, soutien financier et observation.

[2] L’OARA (Office artistique de la région Nouvelle-Aquitaine) a pour objectifs principaux de favoriser la production, la fabrication et la diffusion en et hors région des spectacles des artistes néo-aquitains, de créer les conditions de la coopération entre les acteurs culturels, de contribuer à la structuration et à l’animation du secteur, de favoriser une offre artistique et culturelle équitable en région.

[3] Samuel Hayat, historien, politologue et chercheur en science politique français ; dernier ouvrage : Démocratie, Anamosa, 2020.

[4] Article 7 point VI : « Les membres de la commission et les personnes qui participent aux séances ou qui sont invitées à y assister sont tenus au secret des débats et des délibérations. »

[5] Axel Honneth, La Société du mépris, vers une nouvelle théorie critique, La Découverte, 2006 ; La Réification, petit traité de théorie critique, Gallimard, 2007 ; Le Droit de la liberté, esquisse d’une éthicité démocratique, Gallimard, 2015.

[6] Voir art. 19 du PIDCP ; ainsi que le rapport de Mme Shaheed sur ce sujet ; et mon article dans AOC, « Pour mieux protéger la liberté artistique », 7 décembre 2023.

[7] Voir l’ensemble des conséquences en matière de liberté artistique dans idem.