Climatique du politique
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer[1]. »
Karl Marx
C’est une nouvelle étrangement prophétique du réchauffement climatique que celle que l’écrivain polonais Bruno Schulz écrit en 1937, « L’autre automne », publiée dans son recueil Le Sanatorium au croque-mort[2]. Il y est décrit « une infection du climat par les miasmes de l’art », où la production artistique humaine (comme une métaphore prémonitoire des émissions anthropiques de CO2) finit « par adoucir exagérément notre climat », prolongeant les chaudes et belles journées de l’automne jusqu’au plus profond de l’hiver, sorte d’été indien infini qui « ne se décidait pas à mourir » et dénommé, dans la nouvelle, « l’autre automne », ou « pseudo-automne ».
Les premiers jours de l’été 2024, avec une météo froide et pluvieuse à Paris, ont pu se lire, à l’envers du texte de Bruno Schulz, comme « une infection de l’art par les miasmes du climat », où la fraîcheur agréable des tièdes journées de printemps se prolongeant exagérément dans l’été corrompt la politique humaine jusqu’à faire oublier la réalité caniculaire des étés passés et à venir. Plus un mot sur le réchauffement climatique dans la campagne des européennes, rien sur l’écologie, les premières semaines d’été, pour les élections législatives, comme si la fraîcheur de ce pseudo-printemps nous faisait perdre toute conscience du rôle essentiel de l’infrastructure matérielle (climatique, énergétique, hydrologique, etc.) dans la vie humaine et la forme des sociétés, au profit des seuls affrontements idéologiques (politique, religieux, moral, etc.) dans une superstructure idéaliste de plus en plus extrême.
Si l’idéalisme est le propre des politiques de droite, le philosophe allemand Karl Marx a passé sa vie à mettre en garde la gauche contre l’oubli des conditions matérielles[3] quand on fait de la politique et, plus radical encore, à ne pas perdre son temps à vouloir changer les idées, mais bien plutôt changer le monde réel, sa nature chimique, physique, biologique. Car pour Marx, il n’y a que dans le monde terrestre, dans l’infrastructure matérielle, en transformant cette dernière, que l’on peut révolutionner la vie sociale et humaine[4] : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience[5]. »
C’est pourquoi, en tant que matérialiste, Marx dénonce tous les socialistes idéalistes, commençant par Hegel, qui « croit construire le monde par le mouvement de la pensée »[6], Bruno Bauer, qui ne comprend pas que « des idées ne peuvent rien mener à bonne fin » et que « pour mener à bonne fin des idées, il faut des hommes qui mettent en jeu une force pratique »[7], et ensuite Proudhon, qui n’a pas compris que « les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives »[8].
À sa suite, Friedrich Engels dénoncera les politiques idéologiques et utopiques plutôt que pratiques et scientifiques. Il prendra à partie le philosophe socialiste idéaliste Eugen Dühring[9], qui croit que le monde change quand on change de représentation (on dirait aujourd’hui de récit) alors que, pour Engels, il change quand change la « combinaison de forces physiques et d’agents chimiques »[10].
Transformer le monde dans son infrastructure matérielle, plutôt que l’interpréter dans la superstructure idéelle, c’est ce à quoi en appelle Marx par ce qu’il nomme « praxis » ou « pratique » selon les traductions. Et c’est, chez Marx, seulement par la pratique que le socialisme peut surgir, en faisant en sorte que les conditions matérielles soient favorables aux humains et assez abondantes pour que les inégalités entre les humains disparaissent et en transformant la nature si celle-ci n’est pas immédiatement florissante, pour qu’elle le devienne. Tant que les humains auront faim, qu’ils souffriront du froid, de la chaleur, des inondations, de la sécheresse, la société restera inégalitaire, le socialisme ne pourra jamais advenir. « On ne peut libérer les hommes tant qu’ils ne sont pas en état de se procurer complètement nourriture et boissons, logement et vêtements en qualité et en quantité parfaite »[11], explique ainsi Karl Marx.
Et Friedrich Engels précisera plus tard : « La machine à vapeur […] comme représentante de toutes ces puissantes forces de production qui en découlent, ces forces qui permettent seules un état social où il n’y aura plus de différences de classes, plus de souci des moyens d’existence individuels, et où il pourra être question pour la première fois d’une liberté humaine véritable, d’une existence en harmonie avec les lois connues de la nature[12]. » Le communisme est la forme sociale inhérente aux sociétés industrielles, car abondantes en charbon et en nourriture, quand le servage est la forme sociale inhérente aux sociétés féodales, car en pénurie d’énergie et de nourriture[13]. On peut en passant se poser ici avec inquiétude la question de la forme que prendront nos sociétés de sobriété, assommées par le réchauffement climatique, les canicules, les sécheresses et les inondations.
Alors pourquoi tant de débats idéologiques dans la politique de ces dernières semaines, tant de disputes juridiques et morales, et si peu de paroles, à gauche, concernant l’infrastructure, la base matérielle, le climat, l’énergie, l’eau, la nourriture ?
Un premier article du quotidien bolchevik la Pravda, datant du 25 février 1921 et relatif aux famines qui allèrent faire des millions de morts entre 1921 et 1922, peut nous montrer que cet embarras n’est pas propre à notre époque, et qu’il est plus facile de lutter contre des superstructures humaines que contre des infrastructures inhumaines : « La Russie soviétique, y est-il écrit, vit, en ce moment, une crise des plus aiguës. Si nous avons vaincu sur le front militaire, la lutte sur le front économique commence seulement maintenant. Il était auparavant clair pour tous les travailleurs que seule une victoire sur les bandits de l’intérieur et de l’extérieur pourrait ouvrir la voie à la construction d’une vie nouvelle, et ce doit être maintenant une vérité claire et évidente pour tous que la victoire sur l’effondrement économique, sur l’indigence, la faim et le froid donnera une base à cette construction.
« Mais la seconde vérité est plus difficile à saisir pour les masses ouvrières et paysannes. Elles connaissent leur ennemi de classe, elles le sentent et sont prêtes à le battre ; il est bien plus malaisé de vaincre la nature inanimée et les formes diverses de l’esclavage capitaliste. De là l’exceptionnelle difficulté de la situation ; c’est là justement que se greffent tous les espoirs de nos ennemis vaincus mais non exterminés[14]. » Ce texte reflète par anticipation une difficulté psychologique pour l’écologie politique aujourd’hui, celle de mobiliser sur un sujet infrastructurel (économique), comme celui du CO2 ou des éoliennes en mer, tandis qu’il semble plus simple de rassembler sur des sujets superstructurels (militaires), comme par exemple la dénonciation des actants humains et sociaux du capitalisme extractiviste.
Si, comme nous l’avons dit, c’est le propre de la droite d’être idéologique, pourquoi la gauche exacerbe-t-elle aujourd’hui, elle aussi, des prises de positions au niveau des conséquences superstructurelles plutôt que des causes infrastructurelles, loin du matérialisme ? Et plus généralement, pourquoi le discours sur l’infrastructure économique est-il tant absent des discours politique depuis tant d’années ? Pour essayer de le comprendre, et peut-être de trouver une solution, il faut certainement revenir sur les régimes communistes d’inspiration marxiste du XXe siècle et comprendre le traumatisme qu’ont été pour la gauche les échecs de l’URSS et de la République populaire de Chine et leur responsabilité dans le discrédit du matérialisme aujourd’hui.
Ce qui manque dans la politique d’aujourd’hui, c’est un peu de matérialisme […], c’est la conscience [… du] terrible bouleversement de l’infrastructure matérielle provoqué par le réchauffement climatique.
Pour sortir de la misère des sociétés féodales, Vladimir Ilitch Lénine, Joseph Staline et Mao Tsé-toung tenteront d’appliquer à la lettre le programme marxiste de révolution matérielle, mais, on va le voir, en oubliant d’une part que la praxis n’est pas que le propre des humains, et que la nature extérieure, par les inondations, les grêles, le froid, le vent, les sécheresses agit aussi de manière pratique à transformer le monde, et en oubliant d’autre part les étapes dialectiques énoncées par Marx, en établissant vainement une société égalitaire sur une agriculture moyenâgeuse ou une industrie inexistante.
Avant de prendre le pouvoir, Vladimir Ilitch Lénine, toujours matérialiste[15] et seulement matérialiste, défendra à la suite de Marx un « réalisme naïf »[16] contre le sophisme de l’empiriocriticisme des socialistes Richard Avenarius et Ernst Mach, qui prétendaient s’élever au-dessus du matérialisme et de l’idéalisme pour finalement ne rester que des idéalistes. Mais en asseyant une superstructure communiste sur une infrastructure féodale au moment de la révolution d’octobre 1917, il contredit finalement la chronologie dialectique du matérialisme historique énoncée par Marx en changeant d’abord la superstructure sans que l’infrastructure ait changé, aboutissant à une famine qui fit près de cinq millions de morts entre 1921 et 1922.
Ce renversement catastrophique du processus dialectique avec la révolution d’Octobre, qui a vu changer la superstructure politique de la féodalité au communisme avant que ne s’industrialise l’infrastructure agricole et industrielle féodale russe, mène à cette terrible famine. Lénine semble en prendre la mesure, comme on peut le lire dans la Pravda du 11 février 1921, tout en cherchant honteusement à le justifier : « Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, cette grave crise est, chez nous, le signe d’une certaine reprise. Tant que nous n’avions pas le moyen de ranimer l’activité des mines, les maigres restes du passé étaient lentement utilisés ; ils “suffisaient”. Lorsque nous eûmes de nouvelles ressources, nous nous efforçâmes d’élargir la production, et nous eûmes vite fait de consommer tout ce que nous avions. Que signifie cela ? Cela signifie que nous “développions” nos activités sans aucun plan, follement, sans prendre garde aux perspectives du lendemain[17]. »
Joseph Staline, toujours matérialiste, mais oubliant totalement la matière naturelle pour ne considérer que la matière humaine, défendra quant à lui, comme Marx et Engels, la « dialectique »[18] pratique contre la « métaphysique »[19] idéelle. Mao Tsé-toung, marxiste également, prônera la « pratique »[20] contre la « connaissance » tout en reproduisant les mêmes erreurs dialectiques que Lénine. Staline et Mao industrialisèrent ainsi leur pays, lancèrent de gigantesques opérations de transformation agricole du territoire comme autant de praxis voulant révolutionner la nature des sols, le climat, la production agricole afin d’apporter à tous la nourriture et le confort physique en abondance, pour que plus personne ne souffre du froid et de la faim, ce qui permettrait, en conséquence, d’assoir naturellement, dans un enchaînement historique matérialiste dialectique, les régimes politiques en des régimes socialistes ou communistes.
Mais, comme pour Lénine, leur erreur a été double : d’une part d’avoir inversé chronologiquement la cause économique et la conséquence idéologique, de mettre en place une superstructure communiste sur une infrastructure féodale comme celles qui prévalaient alors en Russie et en Chine, et d’autre part d’avoir, dans un excès de confiance en la praxis humaine, mésestimé l’importance de la praxis non-humaine, celle de la météo, du climat, de la pédologie ; de l’écologie en général.
La praxis révolutionnaire de Staline et Mao, certainement trop confiante dans la capacité dialectique des humains à transformer les conditions matérielles, oubliera que la nature elle-même participe toujours à la formation de ces conditions matérielles. L’échec du « Grand Bond en avant » de Mao, avec ses famines effroyables en conséquence, sera causé par une praxis humaine mésinformée d’une part, avec la mise en place de techniques agricoles (labour profond, densification des semences, extermination des moineaux) qui se révélèrent contre-productives, et d’autre part à cause d’épisodes météorologiques imprévisibles, pluies, sécheresses, inondations du fleuve Jaune en juillet 1959, aboutissant à de funestes conséquences.
Quant à la praxis anthropocentrique de Staline lors de la collectivisation, elle entraînera une famine qui fit près de huit millions de morts en 1932, la nouvelle espèce de blé plantée ne résistant pas aux intempéries. De la même façon, son « grand plan de transformation de la nature » de 1948 fut contrecarré par la praxis non-humaine d’un climat finalement totalement indépendant qui fit mourir les millions d’arbres que Staline fit planter dans les steppes du sud pour contrer les vents, modifier le climat et permettre à l’agriculture de s’y développer.
L’échec de ces programmes n’est pas celui de Marx[21], qui n’avait imaginé puis encouragé l’arrivée naturelle du communisme que dans les sociétés à l’infrastructure déjà industrialisée, comme celle de l’Angleterre du XIXe siècle, et non pas sur des infrastructures féodales, comme celles de la Russie ou de la Chine de l’époque. Pour Marx, le communisme n’était pas une idéologie sortie de son chapeau, mais une conséquence idéologique historique de l’industrialisation matérielle bourgeoise. Car dans son matérialisme historique, l’idée même du communisme ne peut naître et se réaliser que sur une abondance matérielle, en nourriture et en confort thermique, telle celle donnée par le charbon et les machines à vapeur du XIXe siècle. D’une certaine façon, Lénine, Staline et Mao, en allant trop vite, en transformant d’abord la superstructure politique avant que l’infrastructure économique n’ait changé, en révolutionnant d’abord les idées avant les conditions matérielles, ont fait preuve à leur tour d’idéalisme.
Si certains interprètent la social-démocratie des pays européens d’après les années 1950, avec l’ensemble de ses droits et acquis sociaux, comme une forme rudimentaire du communisme imaginé par Marx, les échecs des régimes communistes du XXe siècle, accompagnés par l’abondance matérielle issue des avancées scientifiques et techniques des trente glorieuses dans le bloc de l’Ouest, ont ouvert la porte, pour de mauvaises raisons, à la mise au ban du matérialisme et au retour d’une gauche idéaliste.
Avec les deux tomes de sa Critique de la raison dialectique (1960 et 1985), Jean-Paul Sartre s’engouffre dans les échecs de l’URSS de Staline pour jeter le bébé avec l’eau du bain, jeter le matérialisme[22] avec le régime communiste de Staline.
Sartre, faisant étonnamment preuve d’une réelle compréhension scientifique de l’écologie, prend l’exemple de praxis ratées, comme celle du déboisement par les paysans, en Chine, visant à étendre les cultures agricoles et entraînant de terribles inondations[23], ou celle du métro de Budapest, pour entamer une critique tout à fait recevable de la praxis soviétique, critique qu’il fonde paradoxalement sur des raisons « physico-chimiques » : « Le métro de Budapest était réel dans la tête de Rákosi ; si le sous-sol de Budapest ne permettait pas de le construire, c’est que ce sous-sol était contre-révolutionnaire. Le marxisme, en tant qu’interprétation philosophique de l’homme et de l’Histoire, devrait nécessairement refléter les partis pris de la planification : cette image fixe de l’idéalisme et de la violence exerça sur les faits une violence idéaliste[24]. »
Mais sa conclusion est de condamner[25] le matérialisme scientifique et la praxis comme pratique physico-chimique, de jeter la « Raison positiviste », c’est-à-dire la praxis matérialiste, au profit d’une « Raison dialectique »[26], c’est-à-dire une dialectique dans la superstructure qui rouvre grand la porte à l’idéalisme hégélien et à la métaphysique. Il se défend par avance en écrivant que « ces invectives contre la métaphysique, ce sont de vieilles connaissances : on les rencontrait au siècle dernier sous la plume des positivistes »[27]. Et de proposer l’existentialisme à la place du matérialisme.
Car quand Sartre écrit que « l’existence précède l’essence », il faut se souvenir que Marx disait l’exact opposé, que l’essence précède l’existence, en expliquant que « le travail aliéné renverse le rapport de telle façon que l’homme, du fait qu’il est un être conscient, ne fait précisément de son activité vitale, de son essence qu’un moyen de son existence »[28]. Et ne nous trompons pas, l’essence de l’humain chez Marx reste absolument matérielle et en aucune façon donnée par des idées, métaphysiques, morales, culturelles ou religieuses. Henri Lefebvre le rappellera en écrivant, en 1945, que « l’existentialisme s’inscrit dans la ligne de la métaphysique »[29]. Et le communiste Jean Kanapa en expliquant, en 1948, que « la liberté de Sartre n’est que la liberté de Sartre. L’abstraction n’est, une fois de plus, que la transposition métaphysique d’un privilège exclusif de la bourgeoisie et en même temps un appareil destiné à désarmer la classe montant dans la lutte : “Pourquoi revendiquez-vous la liberté ? dit l’existentialiste au prolétaire. Vous l’avez !” »[30].
En arrière-fond de la Raison dialectique de Jean-Paul Sartre, la critique du matérialisme avait commencé à poindre dans La Dialectique de la raison de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, publié en 1944.
Max Horkheimer attaque dès lors le cœur de la pensée de Karl Marx en tournant en ridicule le matérialisme, qu’il considère être une « idéologie » comme une autre, de plus « désuète », s’accordant avec Wilhelm Dilthey pour dire que le matérialisme est une métaphysique, et de citer Karl Jaspers pour expliquer que l’on ne peut réduire les phénomènes spirituels à des phénomènes matériels : « Si je ne suis rien d’autre que la nature telle qu’on la trouve dans les systèmes de relations causales accessibles à la connaissance, il est non seulement incompréhensible que je la connaisse et qu’à partir de cette connaissance j’intervienne dans son mécanisme, mais encore absurde que je me justifie[31]. »
Et c’est par la dérision que Max Horkheimer donne le coup de grâce au matérialisme, en écrivant que « le matérialisme ne manque pas d’idéaux »[32], se moquant de ses visions « naïves » et « grossières ». « Les travaux d’Erich Fromm ont démontré de façon approfondie que seule une psychologie naïve, fondée sur des considérations purement économiques, pouvait concevoir cette aspiration au bonheur dans le simple sens d’une satisfaction de besoins grossièrement matériels »[33], écrit ainsi Max Horkheimer, désarmant les intellectuels sur les questions chimico-physiques pour les cinquante années suivantes, réactivant l’idéalisme, pourtant de droite, et donnant des arguments pour déconsidérer toute cause matérielle à l’histoire des sociétés humaines, arguments repris par les climato-sceptiques[34] ou les antivax, mais plus communément par le silence des intellectuels[35] sur la question écologique, avant l’entrée de scène de Bruno Latour dans les années 2000.
Au final, en écrivant que « les idéaux peuvent devenir des forces motrices »[36], Max Horkheimer réhabilite dans la pensée de gauche l’idéalisme, l’idéologie, l’utopie, contre lesquels s’est toujours battu Marx, idéalisme qui est pourtant le cœur même de la pensée politique de droite car, si on peut peut-être rêver de justice et d’égalité, l’idéalisme permet le plus souvent de faire passer n’importe quelle oppression, n’importe quelle injustice ou inégalité entre les humains pour une volonté de Dieu, de la « nature », d’un roi ; de baser des systèmes sociaux, des disparités de classes, de rangs, de salaires sur des vérités métaphysiques infalsifiables, qui ne sont qu’opiums du peuple[37], afin de ne rien changer dans l’infrastructure économique et pour que rien ne change dans la superstructure sociale, que rien ne mette en péril le mode de vie de la classe dominante privilégiée.
Pour être honnête, l’idéalisme de gauche a néanmoins parfaitement fonctionné et a réalisé de grandes révolutions sociales depuis les années 1950, dans la superstructure moderne soutenue par le pétrole, le nucléaire, les antibiotiques et les vaccins. Avant Michel Foucault ou Pierre Bourdieu, Claude Lévi-Strauss, le premier en France, reconnaissant toujours le primat marxiste de l’infrastructure sur la superstructure[38], mais se concentrant sur l’étude des mécanismes agissant au sein même de la superstructure, a été le passeur entre la gauche matérialiste et la gauche idéaliste.
Porté par une infrastructure stable, opulente et silencieuse, celle des énergies fossiles, l’idéalisme de gauche a révolutionné la superstructure idéelle, la vie sociale, morale et esthétique de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle, dans un pur enchaînement dialectique marxiste[39]. Mais que faire quand cette infrastructure matérielle se fracture avec le réchauffement climatique et l’épuisement des énergies fossiles ? Doit-on continuer à ne combattre que pour des idées, comme si de rien n’était, comme si nous vivions toujours sur cette même infrastructure stable et opulente, donnée par le pétrole, du XXe siècle ? Ne devrions-nous pas aussi plus largement reconsidérer la base économique, l’infrastructure matérielle, avant que sa transformation par le réchauffement climatique révolutionne à notre place les idées, pas forcément à notre avantage ?
Ce qui manque dans la politique d’aujourd’hui, c’est un peu de matérialisme. Ce qui manque, c’est la conscience que ce qui menace nos démocraties, nos libertés, nos égalités, en deçà des récits et des idéologies, c’est le terrible bouleversement de l’infrastructure matérielle provoqué par le réchauffement climatique qui fracassera en conséquence nos modèles de société et qui est peut-être déjà responsable du retour des idéologies réactionnaires. Ce qu’il faut en politique, aujourd’hui, plutôt que l’interpréter, c’est transformer le monde, dans le réel, à l’échelle globale, par la pratique, transformer l’infrastructure économique de nos sociétés : ce que l’on appelle transition écologique est la révolution.