Aiôn et Kairos, les autres temps de la politique
Il y a trois mois, la dissolution de l’Assemblée nationale interrompt le mandat des députés élus et stoppe brutalement le travail parlementaire. Tout s’accélère. S’ensuit une campagne éclair qui installe une nouvelle Assemblée dépourvue de majorité. Tout se fige. Par la seule volonté du président, deux longs mois s’étirent avant qu’il ne nomme un nouveau Premier ministre.
Aussi inattendue qu’inopportune, la décision du président de la République installe une spirale où le temps politique s’arrête, repart, s’étire et se contracte à un rythme effréné. La succession désordonnée de temps politiques si différents n’est pourtant pas si extravagante. Le rythme ordinaire du mandat électoral cache d’autres temps politiques, moins immédiatement perceptibles, mais qui rythment tout autant la vie politique. C’est aussi ce que met en lumière la publication des bilans de mi-mandat des équipes municipales élues en 2020.
Même publié aux trois quarts du mandat, ce bilan constitue un moment charnière : trois années de mandat qui ont défilé à grande vitesse et annoncent déjà les derniers temps du mandat. Des projets sont lancés, d’autres déjà réalisés. Les oppositions, dans cette dynamique politique nationale tendue, ne sont pas en reste. Elles rappellent comment elles ont su contraindre la majorité à accélérer sur des dossiers jugés stagnants, tout en inscrivant leurs actions dans un cadre plus large, influencé par les réajustements politiques nationaux.
Mais quel est donc ce temps politique auquel tous semblent suspendus, que ce soit au niveau local comme national ? C’est évidemment et d’abord le temps de la mandature, celui où se conçoivent et se concrétisent des réalisations qui devront être visibles à la fin du mandat. Partisans et opposants seront tentés de le comparer au temps de la campagne électorale, où promesses et engagements ont dominé. Dans une logique de développement territorial, ils pourraient aussi vouloir l’inscrire dans une temporalité plus longue, qui dépasse les bornes du mandat actuel, surtout dans ce contexte de tensions politiques nationales qui pourrait redéfinir les perspectives d’avenir.
Pourtant, ce temps chronologique linéaire, bien connu des analystes de la vie politique, ne suffit pas à rendre compte des différentes dimensions temporelles qui gouvernent l’action publique. Les Grecs anciens distinguaient trois formes de temps qui peuvent éclairer ce moment politique : Chronos, le temps linéaire et mesurable, celui du mandat et des échéances électorales ; Kairos, le moment opportun, celui où l’action politique doit saisir des fenêtres d’opportunité rares et décisives ; et Aiôn, le temps long et éternel, où se jouent les transformations profondes et durables.
Or, cette distinction entre les trois temps semble avoir été largement oubliée par les femmes et les hommes politiques contemporains, alors même qu’elle peut s’avérer particulièrement parlante et utile pour envisager la réussite ou l’échec d’un programme de mandature aujourd’hui. Au niveau communal, comme à d’autres niveaux de gouvernement d’ailleurs, force est de constater que les exécutifs politiques réduisent bien souvent leurs actions au seul temps chronologique (Chronos), au détriment de ses dimensions qualitative (Kairos) et cyclique (Aiôn).
Depuis le jour de leur élection, dans chaque commune et chaque territoire, la plupart des élus ont tenté de mettre en place des réformes afin de répondre à des attentes, d’améliorer la situation de populations identifiées ou de répondre aux exigences de porteurs d’enjeux mobilisés. Les cibles, le rythme ou les modalités de ces réformes ont pu engendrer l’adhésion, l’indifférence, mais aussi des contestations et des résistances. Les résistances sociales, le refus des réformes peuvent aussi s’expliquer par le manque de prise en compte du temps Kairos et du temps Aiôn par l’exécutif.
Le temps politique n’est pas simplement linéaire et confiné entre les bornes d’un mandat électoral. Il possède des dimensions qualitatives et cycliques qui doivent être prises en compte dans la gestion des politiques publiques et des réformes engagées.
En effet, par référence au temps Kairos, il est important que les décideurs politiques soient capables de percevoir le moment favorable pour lancer et mener à bien les réformes, en prenant en compte le climat social, les mouvements d’opinion et les événements qui se produisent.
Pour le mandat en cours, la pandémie, les évènements internationaux ou les projets gouvernementaux ont pesé sur le rythme des réformes autant que sur la réception des politiques proposées. Ils ont alors fermé des fenêtres d’opportunité. Comme pour la conquête spatiale, l’ouverture d’une « fenêtre de tir » politique est à guetter ! La métaphore des 100 jours suggère que ce moment advient le plus communément en tout début de mandat. Ce moment-là est désormais derrière nous ! Inutile d’envisager qu’une conjonction aussi favorable puisse désormais se produire. Les occasions ratées le resteront ! Et, en 2020, les débuts du mandat local ont été marqués par la pandémie. La guerre en Ukraine et l’inflation des prix, de l’énergie mais pas seulement, ont ensuite pesé sur les finances et les initiatives locales.
De même, le temps cyclique doit être pris en considération pour mettre en perspective les réalisations du mandat. À l’origine, Aiôn désignait une durée indéterminée, souvent associée à une vie ou à une génération. Dans le contexte philosophique et religieux contemporain, Aiôn prend une dimension plus abstraite, incarnant le temps cyclique, éternellement recommencé et sans doute infini. Il se distingue du temps linéaire (Chronos) et du moment précis (Kairos).
Sous la pression des transitions majeures auxquelles les contemporains sont confrontés, comme les crises climatiques et énergétiques ou même l’essor de l’intelligence artificielle, le recours au concept d’Aiôn peut être particulièrement heuristique. Les transitions représentent des tournants historiques qui redéfinissent notre rapport au temps et à l’existence. Les transitions en cours imposent à tous, et donc aussi aux élus, une réflexion sur la durabilité et la pérennité des actions publiques face aux menaces pesant sur l’écosystème global.
Aiôn invite à intégrer les transitions comme des processus d’un cycle plus vaste et intemporel. Par exemple, la crise climatique peut être vue comme une urgence ponctuelle. Porteuse de catastrophes naturelles (inondations, sécheresse, perturbations météorologiques), elle appelle des réponses des élus en responsabilité quasi immédiates, liées à l’instant ou à la période dramatique vécus par un territoire ou une population. Les crues et inondations dans les Hauts-de-France ou en Nouvelle-Aquitaine ont à plusieurs reprises défrayé la chronique au cours du mandat.
Mais ces défis posés par les dérèglements climatiques peuvent aussi et surtout être vus comme la manifestation d’un cycle écologique plus large, nécessitant une réflexion et des actions durables qui dépassent les solutions à court terme (nouvel écosystème, nouvelle répartition et redistribution des ressources, rapport différent aux ressources naturelles). Les activités humaines modifient le climat à une échelle sans précédent. Les émissions de gaz à effet de serre accélèrent le réchauffement global, créant un nouveau « cycle » anthropique.
De même, les avancées en intelligence artificielle nécessitent une réévaluation de notre compréhension du temps et du progrès. L’IA, par son développement rapide et son potentiel transformateur, rappelle l’importance de penser au-delà de l’instant présent. L’intégration croissante de l’intelligence artificielle (IA), de l’Internet des objets (IoT) et des systèmes automatisés dans tous les aspects de la vie crée une transformation fondamentale de la société : automatisation des tâches et des activités, recherche médicale, modèles prédictifs pour la gestion de l’eau, de l’énergie et de l’agriculture, véhicules autonomes, surveillance et sécurité publique…
En adoptant le concept d’Aiôn, nous pouvons mieux appréhender l’impact durable de l’IA sur la société humaine. Cela nous pousse à envisager non seulement les bénéfices immédiats mais aussi les conséquences à long terme et à intégrer une éthique de la durabilité dans le développement technologique. La perspective d’Aiôn nous encourage à voir l’IA non pas comme une simple innovation technologique, mais comme une force inscrite dans un cycle plus large du progrès humain (nouvelles formes d’apprentissage, nouveaux rapports aux autres, nouvelles formes de contributions), nécessitant une gestion responsable et éclairée pour garantir un avenir à tous.
Kairos et Aiôn, ces autres approches du temps politique, encouragent par conséquent une prise de conscience que chaque action humaine présente des répercussions sur le futur des générations à venir et doit de ce fait être pensée dans un temps long et responsable. Les élus qui présentent le bilan de leur action ont-ils intégré ces enjeux dans le temps court et séquentiel de leur mandat politique ? Ces bilans témoignent-ils d’efforts faits pour concilier ces trois temps du politique, celui des opportunités saisies, des réalisations rendues visibles au moment voulu et des résultats visés, même incertains et lointains, dans la lutte contre le dérèglement climatique ? Peut-on vraiment trouver dans les bilans de mandats publiés autre chose que des mesures de green washing, des initiatives prometteuses mais aux suites incertaines ou, probablement plus grave, l’oubli d’agir en faveur des transitions en cours ?
En réfléchissant au temps et à ses dimensions, la mythologie grecque nous rappelle que le temps politique n’est pas simplement linéaire et confiné entre les bornes d’un mandat électoral. Il possède des dimensions qualitatives et cycliques qui doivent être prises en compte dans la gestion des politiques publiques et des réformes engagées. Il apparait crucial que les gouvernements, y compris locaux, soient conscients de ces différentes dimensions afin de mener à bien leurs projets, de (re)gagner la confiance de l’opinion publique et de « réussir » leur mandat, pour leurs électeurs mais aussi pour leurs descendants.