Francis Ford Coppola en modeste maître des horloges
Megalopolis est un film unique. Unique dans la carrière de son auteur et sans grande comparaison dans toute l’histoire du cinéma. En cherchant bien, plus encore qu’à Abel Gance ou à Orson Welles, souvent cités, on songe à… Erich von Stroheim. Plutôt à Stroheim dans son ensemble, à la figure semi-légendaire quoique bien réelle de Stroheim cinéaste, qu’à un de ses films en particulier, lesquels ont tous subis des destructions exigées par les producteurs. Cette situation de dépendance, Coppola s’est donné les moyens d’y échapper, quitte à financer en grande partie le nouveau film grâce à la vente d’une partie de ses biens.
Mais il reste ce parfum de provocation radicale dans des choix de production, de scénario, de définition des personnages et de comportements de ceux-ci qui constituent en soi une affirmation, un défi envers l’organisation du cinéma industriel. Défi auquel une grande partie du monde du cinéma n’a pas manqué de réagir avec une haine dont il est toujours utile de se rappeler qu’elle vient de loin. Ses manifestations jalonnent la carrière du réalisateur d’Apocalypse Now et de One from the Heart. En ce qui concerne son nouveau film, exemple particulièrement significatif (mais ce n’est pas le seul), depuis sa présentation à Cannes, le principal média du show-business hollywoodien, Variety, n’a pas cessé de dénigrer ledit film et son auteur, y compris au détour d’articles sur d’autres films et en recourant à des arguments fallacieux quant au comportement du réalisateur pendant le tournage, ce qui a amené Coppola, démarche rarissime, à faire un procès à la publication.
Sous réserve de ce qui est encore à venir (le cinéaste de 85 ans annonce deux projets en cours, une comédie musicale d’après un roman d’Edith Wharton et Distant Vision, in live cinema, selon un procédé incluant des acteurs en live, procédé auquel Megalopolis adresse d’ailleurs un clin d’œil), le film sorti dans les salles françaises le 25 septembre est, dans sa singularité, l’aboutissement d’une bataille ininterrompue depuis les années 1970 pour affirmer une, ou des alternatives au système des studios hollywoodiens sur leur propre terrain.
La question n’est pas ici celle d’un réalisateur indépendant. L’industrie n’a pas de problème avec les indépendants tant qu’ils restent à leur place. Le système industriel fonctionne précisément sur l’existence de périphéries « indépendantes », qui nourrissent de multiples façons le centre voué au profit.
Coppola, lui et lui seul, a toujours entrepris d’occuper le centre pour le subvertir. Coppola et pas Kubrick, pas Lucas, pas Spielberg, pas Scorsese, pas Cimino, pas Soderbergh, pas Villeneuve etc., chacun ayant développé sa propre stratégie pour faire des films dont certains sont géniaux, mais qui ne mettaient pas en cause ledit système. Et c’est ce que raconte le nouveau film, aussi bien que c’est ce qu’il tend à matérialiser par son existence et les conditions dans lesquelles il existe. En y ajoutant, signe d’une étape inédite dans le parcours de Francis Ford Coppola, une auto-ironie, nourrie par tous les ridicules, erreurs et comportements répréhensibles du héros, ce personnage de Cesar Catilina, qui figure à l’évidence Coppola lui-même, Adam Driver ayant d’ailleurs développé son rôle en s’inspirant ouvertement de son metteur en scène.
Cesar Catilina est un architecte et urbaniste, transposition des positions de Coppola comme cinéaste et producteur. C’est aussi un démiurge mégalomane qui croit posséder seul la solution au bonheur des humains, ce dont le film ne manque pas de se moquer en même temps qu’il prend au sérieux les hypothèses envisagées, et critique les forces qui veulent maintenir le système en place.
Ce film, à tant d’égards singuliers et pourtant faisant écho à toute la carrière de Coppola, d’abord comme parcours politique dans cette autre variation de l’Empire romain décadent qu’est Hollywood, est traversé par deux grandes thématiques récurrentes chez le cinéaste du Parrain. Ces thématiques sont banales dans leur énoncé, ce qu’en a fait Coppola, qui les a travaillées de manière quasi obsessionnelle, n’est assurément pas banal. Il s’agit du temps et du pouvoir. Des centaines de milliers de films ont affaire avec le temps et avec le pouvoir. Mais combien en font des objets, posés en majesté sur le devant de la scène ? Beaucoup moins, mais encore un nombre important en ce qui concerne le pouvoir et très peu en ce qui concerne le temps, qui est presque toujours considéré comme une « donnée », un processus qui est là et dans le cours duquel se produisent les événements que raconte le film.
En faire un objet, au sens strict réifier le temps, et l’articuler à la question du pouvoir, elle aussi cristallisée comme objet curieux à observer, réfracte une très grande part de ce qu’active l’œuvre de Francis Ford Coppola – sans pour autant prétendre que cela la résume entièrement, il s’y passe encore plein d’autres choses, certaines vraiment propres à tel ou tel film. Cette double réification articulée est une clé du cinéma de Francis Ford Coppola, mais pas la clé.
Chez Coppola, le temps n’est ni un concept ni un ressenti ni une loi de l’univers : il est une matière.
La question du pouvoir, des formes de pouvoir, y compris dans le domaine de la « création » (artistique ou pas, mais tout être de pouvoir se veut ou se croit créateur), et de leurs dérives traverse évidemment la trilogie du Parrain et trouve une incarnation mystique en la personne du colonel Kurtz d’Apocalypse Now, puis dans des figures extrêmes avec les principaux protagonistes de Dracula, avant que dans Megalopolis s’affrontent les figures à nouveau extrêmes, chacune dans leur style, de Cesar, du maire réactionnaire et manipulateur Franklyn Cicero (Giancarlo Esposito), de l’histrion boulimique de jouissance Clodio Pulcher (Shia LaBeouf), de la dominatrice maîtresse média Wow Platinium (Aubrey Plaza) et de l’hyper-riche Hamilton Crassus (Jon Voight).
Mais la filmographie de Coppola recèle des personnifications moins outrancières, en partie au moins inspirées de la réalité, comme le personnage principal de Tucker ou, en écho explicite à l’histoire personnelle du cinéaste, dans Tetro. Sans oublier la forme peut-être la plus puissante et terrifiante du pouvoir, celle qui se matérialise partout sans qu’on puisse identifier son lieu ni son visage, et qui est au cœur de Conversation secrète. Dans une certaine mesure, la multiplication des incarnations, selon chaque fois un régime et des modes d’exercice du pouvoir différents dans le nouveau film, est une variante de cette diffraction menaçante, et finalement plus réaliste.
Cette focalisation sur des figures de pouvoir, toujours marquées d’un signe funeste, prend toute sa puissance et toute sa signification en lien avec la relation au temps. Celle-ci, on le sait, est omniprésente dans l’œuvre de Coppola, sous de multiples formes, mais qui ont un point commun. Chez lui, le temps n’est ni un concept ni un ressenti ni une loi de l’univers : il est une matière. Et le cinéaste, le cinéma, le détenteur du pouvoir sont en situation, de multiples manières, de travailler cette matière, de la sculpter, de la tordre, de la colorer, etc.
Dans un récent entretien aux Cahiers du cinéma (n° 812, septembre 2024), Coppola dit : « Le temps est le sujet de mon film. » Il ne faut jamais prendre au pied de la lettre ce qu’il dit de ses films. Il vaudrait mieux reformuler son affirmation en « le temps est l’objet – ou un des objets principaux – de mon film ». Mais comme il l’a été, de multiples manières, à travers la quasi-totalité de son œuvre.
Avant l’acte comique et cosmique par lequel, dès le début de Megalopolis, Cesar Catilina fige le temps pour l’univers entier sauf pour lui-même, le temps pouvait déjà être congelé, sous les auspices de l’éternité chez Dracula ou d’une éternelle et inutile jeunesse pour L’Homme sans âge, s’accélérer pour Jack, repartir en arrière dans Peggy Sue s’est mariée. La remontée du fleuve du lieutenant Willard d’Apocalypse Now est aussi, ou surtout, une remontée du temps vers une ère archaïque qui peut être vue comme la source des violences déchainées par la guerre moderne avec laquelle s’est ouvert le film.
Quant à la traversée des époques de la trilogie du Parrain, elle ne couvre pas seulement une longue période historique. L’ensemble de ce parcours sur plusieurs fils narratifs, et surtout, dans Le Parrain II, le montage alterné des parcours de Vito et de Michael Corleone à des époques différentes, produit une sensation d’épaisseur homogène d’un milieu temporel, dramatiquement, fatalement plus pertinent que la fluidité classique de l’écoulement des mois et des années.
« Time is weird », disait Tom Waits dans Rusty James, où on voyait les aiguilles des horloges tourner à l’envers. Bizarre, peut-être, pour qui ne s’en remet qu’au calendrier et au chronomètre. Coppola, lui, revendique cette matérialité malléable, qui renvoie à cette formule du « maître des horloges » qui, bien avant son appropriation par l’actuel petit maître du pouvoir en France, a été une manière de définir Dieu proposée par Voltaire (que Coppola cite parmi ses sources d’inspiration). La formule peut aussi s’appliquer à un cinéaste, en fait à de nombreux cinéastes – mais bien peu en font un enjeu explicite. Coppola si, y compris lorsqu’il parle de son travail.
Petit exemple : Coppola a décidé de combattre la réputation devenue omniprésente selon laquelle il pense à Megalopolis depuis quarante ans. Mais moi qui écris ces lignes, je peux témoigner sous la foi du serment qu’il m’a raconté l’essentiel du film, tous les grands ressorts de cette transposition dans le New York contemporain de la Rome antique, en jouant sur les similitudes entre la République romaine du Ier siècle avant J.-C. et les États-Unis contemporains comme sur l’omniprésence de l’architecture pseudo-antique dans Big Apple. C’était en 1987. Je m’en souviens comme si c’était hier.
Bizarre, le temps ? C’est peu dire. Il est plutôt comme un minerai stratégique que les puissants de toute nature, pour des objectifs très différents, raffinent, configurent, intègrent à des mécanismes. Le cinéma devient alors un des dispositifs parmi tant d’autres qui fabriquent non pas « un monde » en tant que tel, mais de la configuration du monde. Des propositions afin de ressentir, de percevoir, de comprendre notre monde, non pas depuis un savoir absolu et surplombant dont serait investi le grand cinéaste de droit divin, mais en faisant partie de cet univers instable, dangereux, injuste, tout en forgeant constamment des outils qui en font apparaître des éléments de logique, des fragments d’un sens jamais complet.
C’est, au contraire de ce qu’il semble, au contraire de ces apparences de mégalomanie démiurgique que Coppola s’amuse à entretenir tout en sachant en tirer à l’occasion profit (mais aussi en en subissant des conséquences violemment hostiles), la position profondément modeste de Francis Ford : à travers contes, fables, légendes, chroniques, allégories, s’occuper beaucoup des maîtres du monde. Mais du côté du monde, pas du côté des maîtres.