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Trump & Musk, le ballet des corps

Socio-anthropologue

L’un incarne un maître de cérémonie grotesque, rompant l’apparente perfection des élites par une pesanteur carnavalesque, l’autre est une impulsion énergétique, une fusée humaine au dessus du commun. Ensemble, Trump et Musk esquissent un ballet qui, loin d’être anecdotique, réinvente le pouvoir et la représentation dans un monde saturé de discours.

Donald Trump est un paradoxe incarné. Par sa gestuelle outrancière et son corps omniprésent, il brouille les frontières entre le dominateur distant et le camarade proche. Son apparence massive, ses grimaces enfantines, ses gestes exagérés, tout semble orchestré pour abolir la distance sacrée qui sépare habituellement les dirigeants de ceux qu’ils gouvernent. Mais cette proximité, loin de trahir une faiblesse, constitue au contraire sa plus grande force : Trump ne se contente pas de représenter son public, il le reflète dans toute sa complexité, ses contradictions, et ses désirs inavoués.

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En mêlant domination et familiarité, il emprunte aux ressorts du carnaval, où les hiérarchies s’inversent et où le monde, ne serait-ce que temporairement, se retrouve sens dessus dessous. Comme dans ces fêtes où le roi devient bouffon et le paysan un prince d’un jour, Trump renverse les codes élitistes de la politique traditionnelle. Il incarne une vision de la société où les aspirations populaires trouvent une expression brute, directe, et souvent provocatrice. En se moquant des formes et des convenances, il donne libre cours à une nature primaire, virile et pécheresse, rompant avec l’apparente perfection des élites ordinaires.

Ce petit texte explore la manière dont Trump, par son corps et ses gestes, s’empare des codes carnavalesques pour réinventer la politique. Il s’agit de comprendre comment cette corporalité, loin d’être anodine, opère comme un levier de subversion et de légitimité auprès des foules, en jouant des contradictions entre puissance et accessibilité, proximité et domination. En cela, Trump ne se contente pas d’être un acteur du pouvoir : il en bouleverse les fondements mêmes, réinscrivant la politique dans une théâtralité où le corps devient à la fois arme, symbole, et vecteur d’adhésion populaire.

L’utilisation du corps par Donald Trump constitue un élément central de sa domination carnavalesque et le distingue profondément des figures de pouvoir autoritaires classiques comme Hitler

David Graeber dans Possibilités souligne que les relations de plaisanterie permettent d’instaurer une forme de familiarité, voire de résistance symbolique, face à la domination contrairement aux relations d’évitement qui exigent la séparation des corps et le respect mutuel. Dans le cas de Trump, ses gestes exagérés, son langage corporel ostentatoire et ses remarques souvent crues ou moqueuses ne sont pas de simples maladresses ou provocations gratuites. Ils constituent une stratégie qui déstabilise les normes du respect hiérarchique, transformant son propre rôle de supérieur en un théâtre d’irrespect. 

Paradoxalement, ce refus de la déférence, cette gestuelle presque bestiale, l’éloigne de l’image classique des élites, ce qui le rapproche symboliquement de ses partisans, pour la plupart les couches populaires exclues ou délaissées. Il mobilise avec l’adresse d’un artiste une physicalité grotesque : des grimaces, des gestes outrés, une posture nonchalante ou dominatrice. Il incarne une inversion des attentes, à la manière des carnavals où les hiérarchies sont renversées et où les rois sont ridiculisés. En se moquant des élites, tout en étant lui-même un produit de l’élitisme, il ouvre un espace d’identification pour ceux qui ressentent une distance avec le pouvoir traditionnel. Cette inversion carnavalesque crée une relation ambivalente, un mélange de rejet et d’attraction, où l’on peut simultanément railler et suivre le leader.

Dans les relations d’évitement évoquées par Graeber, le respect vis-à-vis des supérieurs impose une distance. Trump, au contraire, abolit cette distance. Il fait de son accès direct, immédiat, parfois brutal, un trait distinctif. Il se présente comme quelqu’un qui ne se cache pas derrière des rituels ou des conventions. Cette accessibilité émotionnelle et corporelle devient une forme de résistance symbolique à l’égard des institutions bureaucratiques ou des normes de politesse politique. 

En cela, il transforme la hiérarchie traditionnelle en un jeu où les règles ne tiennent plus. Ce comportement peut être perçu comme une résistance à l’ordre établi, mais il est aussi un outil pour asseoir son pouvoir sur des bases populistes. En jouant avec la hiérarchie plutôt qu’en la respectant, Trump crée un espace où les codes de domination se brouillent. Cela séduit particulièrement les « inférieurs », non parce qu’il propose une véritable égalité, mais parce qu’il donne l’impression d’attaquer le système au nom d’un « nous » collectif, tout en restant dans une position dominante.

L’utilisation du corps par Donald Trump constitue un élément central de sa domination carnavalesque et le distingue profondément des figures de pouvoir autoritaires classiques comme Hitler ou autres dictateurs charismatiques. Là où ces derniers sacralisent leur personne en établissant une distance infranchissable entre leur corps et la foule qu’ils dominent, Trump opère presque à l’inverse : il efface cette distance, démythifie son propre statut et transforme son corps en un médium de communication directe et brute avec son public. Trump ne se contente pas d’être vu ou entendu : il est performatif dans sa gestuelle, son expression physique. 

Ses mouvements exagérés, ses grimaces, ses postures souvent caricaturales, créent une forme d’intimité visuelle et sensorielle avec son public. Contrairement à un leader fasciste qui incarne une idée supérieure et inaccessible, il propose un corps proche, tangible, quasi prosaïque. Ce corps devient le véhicule d’une transmission immédiate : une circulation d’énergie, de gestes et de postures qui reflètent ce que son public attend de lui. Il ne représente pas seulement un leader, il se fait littéralement corps social, absorbant et restituant les frustrations, les désirs et les moqueries de ses partisans.

Pour poursuivre cette réflexion, on peut mobiliser Elias Canetti et son analyse des foules et du pouvoir. Là où les dictateurs traditionnels établissent une séparation sacrée avec la foule, Trump agit presque comme s’il était encore dans la foule. Il ne s’élève pas au-dessus d’elle ; au contraire, il l’imite, il s’y mêle par le langage corporel et l’attitude décomplexée. Cela crée une impression paradoxale : il est à la fois celui qui incarne le pouvoir et celui qui le désacralise, presque en se moquant de lui-même.

Ce qui distingue également Trump, c’est une forme de joie corporelle. Ses gestes, bien qu’agressifs ou outranciers, ne portent pas la gravité froide et hiératique de certains dictateurs. Il invite au rire, même au rire collectif, qu’il s’agisse de railler ses opposants ou de commenter de manière burlesque l’actualité. Il ne fait pas peur par sa gestuelle ; il amuse, il fascine, il dérange, mais toujours dans une proximité tactile et accessible. Son corps ne commande pas l’admiration distante d’un leader autoritaire ; il invite au toucher symbolique, à l’appropriation collective. Cette désacralisation volontaire de son propre corps empêche une véritable sacralisation du personnage. C’est là une différence fondamentale avec des figures comme Hitler, qui exigeaient de leur public une vénération absolue et distante, une soumission au sacré.

Il est aussi intéressant de remarquer que cette corporalité s’inscrit dans un rejet du programme ou des idées. Là où un dictateur traditionnel s’appuie sur un discours idéologique structuré, Trump mobilise son corps comme principal outil de communication politique. C’est un corps qui agit, qui réagit, qui joue, mais qui ne prétend pas être le porteur d’une transcendance. Cela lui permet de cultiver un sentiment d’authenticité : en affichant ses excès physiques et émotionnels, il se montre tel qu’il est, avec ses failles, ses absurdités, et ses provocations. 

En cela, Trump incarne une forme de leadership « horizontal » au sein d’un cadre toujours vertical. Il ne cherche pas à dominer la foule par la hauteur, mais à la captiver en l’imitant, en dialoguant avec elle à travers le corps. Ce mélange d’humour, de familiarité et de transgression corporelle explique l’adhésion qu’il suscite, notamment chez ceux qui se sentent marginalisés ou méprisés par les élites traditionnelles. Il offre l’image d’un supérieur qui se moque des codes du respect et, ce faisant, donne à ses partisans l’impression qu’eux aussi peuvent s’affranchir des normes.

Cette corporalité politique, singulière à Trump, est peut-être l’un des aspects les plus contemporains de son leadership. Elle correspond à une époque saturée d’images, où le corps visible prime sur l’idée abstraite. Mais c’est aussi une rupture avec la sacralité des leaders autoritaires. Trump n’est pas un dictateur au sens traditionnel : il est un maître de cérémonie grotesque, un corps social en mouvement, et une incarnation joyeuse, quoique dérangeante, de la subversion des hiérarchies.

L’événement où Elon Musk, aux côtés de Donald Trump, s’est mis à sautiller dans un débat de foule a marqué les esprits précisément parce qu’il illustre une dynamique corporelle singulière : un véritable ballet des corps. Trump et Musk, bien qu’incarnant des figures politiques et économiques distinctes, partagent une caractéristique essentielle dans leur manière d’engager leur public : l’exagération physique et la rupture avec les codes habituels de la posture d’élite. 

D’un côté, Trump déploie un corps massif, lent, souvent grotesque, empreint d’une lourdeur qui impose une sorte de présence écrasante. Il mime, il gesticule, mais toujours avec une certaine économie du geste qui amplifie son impact : une grimace ou un haussement d’épaules suffit à concentrer l’attention. Il se pose en ancre, un point fixe autour duquel gravitent les regards. Sa corporalité repose sur l’imitation d’une familiarité accessible, mais massive, presque statuaire.

De l’autre, Musk incarne une corporalité tout à fait différente, presque opposée. Son corps ne pèse pas, il bondit, il fuse. Le saut qu’il exécute dans cet événement emblématique–cet éclat physique, cette irruption presque anarchique–renforce l’image qu’il cherche à projeter : celle d’un innovateur imprévisible, d’un génie hors norme qui ne répond à aucune règle. Là où Trump s’appuie sur une corporalité terrestre, Musk est aérien, explosif, presque cosmique. Sa gestuelle rappelle davantage celle d’un performeur ou d’un scientifique exalté, détournant l’attention par son imprévisibilité presque enfantine.

Ce contraste entre les deux corps, cependant, crée une dynamique singulière lorsqu’ils se trouvent ensemble. L’un, Trump, est la force d’ancrage, une pesanteur carnavalesque ; l’autre, Musk, est une impulsion énergétique, un déséquilibre qui cherche à échapper à cette gravité. Leur interaction devient alors une véritable chorégraphie politique, un jeu de forces complémentaires. Trump agit comme un axe autour duquel Musk tournoie, incarnant une sorte de symphonie corporelle où chacun joue son rôle : le massif contre le léger, le fixe contre le mobile.

Cette mise en scène des corps ne relève pas simplement de l’excentricité, elle mobilise un imaginaire puissant, celui d’une société en quête d’énergie et de rupture avec le statu quo. Ensemble, Trump et Musk matérialisent une opposition à l’élitisme figé : leur corporalité est un outil de communication directe, une manière de dire au public qu’ils sont vivants, présents, imprévisibles. Musk, par son saut, donne littéralement un coup de fouet à la scène ; Trump, par sa lourdeur et sa lenteur, l’encadre, la stabilise.

Mais ce ballet va plus loin : il propose une nouvelle manière de penser le pouvoir et la représentation. Dans un monde saturé par les discours et les idées abstraites, leur performance corporelle devient une manière d’affirmer leur singularité et leur emprise plus que la domination. Ils ne gouvernent pas par la raison ou par un charisme classique, mais par la fascination qu’ils exercent sur les regards, par leur capacité à occuper l’espace physique avec des gestes qui parlent au-delà des mots. C’est une forme d’envoûtement sensoriel, presque animal qui capte l’énergie des foules non par des idées, mais par des mouvements.

Enfin, l’explosion de Musk dans cet événement – cette fusée humaine, pour ainsi dire–s’inscrit dans une tradition américaine de la performance. Son saut rappelle l’esprit pionnier, l’audace démesurée, et l’envie de s’élever au-dessus du commun. Trump, quant à lui, reste enraciné dans une corporalité populaire et carnavalesque, ce qui fait de leur duo une réactualisation des mythes fondateurs : la gravité du shérif et la légèreté du rêveur, combinées pour incarner une Amérique en tension entre ses racines et ses aspirations.

En somme, cet épisode dépasse l’anecdote : il révèle la puissance du corps dans les nouvelles formes de représentation politique. Trump et Musk, chacun à sa manière, traduisent une soif de rupture et d’énergie qui ne passe plus par le discours traditionnel, mais par une mise en scène spectaculaire et sensorielle des corps.


Bernard Kalaora

Socio-anthropologue, Chercheur à l'IIAC (CNRS, EHESS), ancien président de l’association LITTOCEAN

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