Société

Le panser artificiel des robots et la tendresse

Chercheuse en éthique médicale, Philosophe

On fantasme beaucoup sur une technologie qui remplacerait nos emplois ou même nos animaux de compagnie. Les professionnels de santé redoutent qu’elle supprime la relation patient-médecin et le jugement clinique. L’exemple de Paro, un bébé phoque robot apparu dans des établissements médico-sociaux suisses, montre que la technologie peut être réappropriée de manière créative par ses utilisateurs, sans remplacer notre besoin des autres.

Les animaux de compagnie robotiques pourraient-ils offrir une solution au manque de soignants comme on le laisse aisément croire ? Est-ce que la disponibilité 24 h/24 h des dispositifs numériques, tout à la fois automates, personnages et « personnes » et, dans le même temps, ne connaissant ni saute d’humeur, ni fatigue, ni état d’âme incitant à la grève, ne serait pas la solution idéale pour assurer la continuité du soin ? Et s’il n’y avait personne – au sens que donna Homère à ce mot : « Mon nom est personne » – en lieu et place du personnel soignant ?

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Il faut avoir une conception bien naïve et mièvre du soin pour penser que le soin se passerait des corps, des affects, de l’imagination, de l’interprétation et de la mémoire des soignants. Et si l’on n’est pas dupe de ce que la disposition vivante et individuante du soin ne saurait se convertir dans les dispositifs algorithmiques répétitifs, morts, au mieux individualisés, comment les métiers du soin se trouvent-ils refigurés par la présence des IA ?

C’est à cette dernière question que nous voudrions nous intéresser. Elle interroge comment un panser artificiel n’est finalement pas un soin vivant, voire risque de prolétariser les soignants, médecins compris, les privant de ces compétences de soin, de leur savoir penser en situation et de leurs savoirs pratiques, puisque le soin est avant tout une pratique qui engage le corps vécu des soignants. Un exemple, emprunté moins à l’intelligence exégétique de la lecture d’images en radiographie – où les IA ont montré une efficacité – qu’à la relation de soin, nous servira ici de guide : le robot social capable de simuler l’empathie.

Bien que la technologie de la robotique dite « sociale » soit encore en développement dans les milieux de soin, certaines tendances intéressantes commencent à émerger. Elles questionnent abstraitement ce qui, dans le soin, ne saurait être délégué à de la robotique – la « spécificité humaine » –, dans l’inquiétude d’un grand remplacement. Mais, plus concrètement, elles interrogent, proposition moins fantasmée parce que l’IA n’existe jamais au singulier mais toujours au pluriel (des IA), ce qui se donne dans le soin qui ne serait pas un échange d’informations. Déplaçant la question, comment les travailleurs du soin font, feront ou ne feront pas avec les robots ?

À ce jour, ce n’est encore que l’objet de recherches et développements, de marketing et de stratégies industrielles et marchandes. Mais on doit se demander comment les soignants seront associés à (ou exclus de) leur généralisation, avant d’avoir probablement, au risque d’être dessaisis ou fatigués une fois de plus par cette « novation », refiguré leurs savoirs professionnels.

Lors de la dernière Conférence mondiale sur les robots (World Robot Conference) à Pékin, les robots de compagnie ont été les véritables stars de l’événement. Pour les amoureux des chats, Elephant Robotics a présenté des chats cyborgs qui, bien que toujours un peu perturbants, parviennent de mieux en mieux à imiter les mouvements naturels d’un véritable chat. Ces robots peuvent jouer avec des jouets, miauler et même ronronner ! Les développeurs se sont également amusés, tant le spectaculaire a toujours accompagné le développement des automates si l’on pense au canard de Vaucanson, à reproduire l’indépendance caractéristique des félins en programmant ces robots pour qu’ils ignorent des ordres – comme un vrai chat le ferait avec son propriétaire. Ce robot est actuellement destiné aux clients ayant des restrictions concernant la présence d’animaux dans leur appartement ou souffrant d’allergies. Toutefois, son potentiel d’attractivité dépasse probablement ce seul marché de niche.

Pour les amateurs de chiens, les robots-chiens de Unitree adoptent une approche différente, mettant l’accent sur la nature robotique de l’animal plutôt que d’essayer de reproduire l’expérience tactile d’avoir un véritable chien. Bien qu’ils ne ressemblent pas à des chiens dans le sens traditionnel du terme, ces robots ont été conçus pour reproduire certains comportements emblématiques des chiens comme donner la patte. Le robot-chien peut également courir à une vitesse allant jusqu’à dix-huit kilomètres par heure et utilise des caméras pour naviguer et éviter les obstacles, avec la promesse d’ajouter davantage de fonctionnalités dans les versions futures.

Bien que le robot-chien ne ressemble pas vraiment à un chien, il pourrait offrir, sous certains aspects, une version « améliorée » de l’animal, capable de faire plus que ce que la plupart des vrais chiens peuvent (ou veulent) faire. Avec un peu d’imagination, on peut également envisager leur intégration future dans les hôpitaux, où ils pourraient tenir compagnie aux patients ou accomplir certaines tâches pour les soignants ou les patients, comme aller chercher un médicament à la place de l’infirmier ou donner « un peu de tendresse » ou « une tendresse de peu » à un patient isolé.

Bien que, pour le moment, ces animaux robotiques soient encore largement inaccessibles à la plupart des consommateurs et restent marginaux dans les services de soin de long séjour (EPHAD, maisons de retraite, etc.), ils ne sont plus confinés aux salons de la robotique. En effet, les robots animaux, ou « robots-sociaux », sont déjà utilisés dans le domaine de la santé.

En Suisse, un robot bébé phoque nommé Paro est testé dans des établissements médico-sociaux (EMS, l’équivalent de nos EPHAD) pour fournir une compagnie et stimuler les résidents âgés, en particulier ceux souffrant de troubles cognitifs. Développé au Japon, en 2005, par le docteur Shibata, Paro peut reconnaître des voix et réagir à des gestes physiques en bougeant sa tête, sa queue et ses yeux. Dans des environnements où les animaux vivants pourraient poser des problèmes logistiques, Paro offre ainsi une nouvelle activité pour les populations isolées. Nous pourrions même envisager ces nouvelles technologies comme des formes inédites du soin incarné, capacitant et empathique car si elles demeurent, par nature, distinctes du contact physique réel et des interactions avec les êtres vivants, elles convoquent à de nouveaux endroits les relations des corps vécus des malades et des soignants.

Ce qui est particulièrement intéressant avec Paro, c’est qu’il ne tente pas d’imiter un vrai phoque ; il ressemble plutôt à une peluche. Cette approche ludique permet aux résidents de le percevoir davantage comme un objet de curiosité et de divertissement que comme un être vivant. Les résidents ayant peu d’interactions sociales, en particulier ceux qui n’ont pas beaucoup de chances d’engager des contacts physiques avec d’autres, peuvent trouver du réconfort à toucher Paro et même à en rire. Pour beaucoup, il peut devenir une source d’interactions qui seraient autrement absentes de leur quotidien ; ce dispositif a notamment démontré son potentiel pour stimuler les capacités cognitives des résidents.

La réception de Paro par ces résidents offre des pistes intéressantes pour envisager l’avenir des animaux de compagnie robotiques, que ce soit à la maison ou dans le secteur de la santé. Actuellement, il existe beaucoup de spéculations et de fantasmes sur la façon dont l’IA pourrait remplacer nos emplois, nos soignants et même nos animaux de compagnie. Dans le soin, les patients et les professionnels de santé redoutent particulièrement que la technologie remplace la relation patient-médecin et le jugement clinique, qui sont essentiels à la qualité des soins. Paro démontre comment la technologie peut être réappropriée d’une manière créative par ses utilisateurs, sans nécessairement remplacer notre besoin des autres.

L’objectif avec les robots n’est pas de remplacer les humains, mais d’offrir une autre manière de soigner.

Par exemple, une résidente était heureuse de caresser le robot, mais a réagi négativement lorsqu’il a été placé sur son corps, comme elle ne l’a pas vu comme un vrai animal de compagnie. Cependant, elle a eu du plaisir à l’utiliser comme un jouet, de la même manière qu’elle aurait joué avec une peluche avec ses petits-enfants, ce qui a probablement contribué à raviver de bons souvenirs. Ainsi a-t-on pu montrer, sorte de déplacement entre le projet technique abstrait du concepteur vers la technique concrète plus en lien avec les normes du milieu du soin, que ces robots encourageaient des interactions imprévues avec les visiteurs de ces résidents, notamment leurs petits-enfants qui, y voyant un jouet, trouvaient là motif à échanges avec leur grand-ainé. C’est un effet indirect qui remet du soin là où on ne l’attendait pas, c’est-à-dire dans la surprise et dans l’événement imprévisible de la relation.

Ce que cette expérience nous montre, c’est que, bien que les animaux robotiques – qu’ils soient chiens, chats ou phoques – puissent offrir de nouvelles façons d’interagir et de fournir de la compagnie, ils ne peuvent pas remplacer le lien émotionnel profond que nous formons grâce à la connexion affective que nous avons avec les animaux vivants, et donc les humains.

En effet, qu’est-ce qui se donne dans la relation de soin qui échapperait à la logique de l’échange qui structure la proposition de la robotique sociale ? Là où la robotique repose sur le paradigme du traitement de l’information, est-ce que la tendresse dans le soin et son tact, laquelle se réjouit affectivement de cette grâce qu’est l’autre, est une information ? La tendresse engage une rencontre individuante là où l’interaction avec une IA est une transaction au mieux individualisée. La première tient à ce qu’elle est située, incarnée, passant par le corps du soignant avec ses émotions, son affectivité et son attention ; la seconde est au mieux individualisée, confondant ou nourrissant l’équivocité entre le moi analogique (le moi incarné, Leib) et le moi numérique (ses data, ses e-données de santé).

Ainsi, plutôt que de craindre la montée des animaux robotiques, nous pourrions envisager la possibilité que nous ne sommes pas de simples récepteurs passifs de ces technologies, mais des participants actifs dans l’arbitrage présidant à leur généralisation, leur appropriation et leur intégration dans nos vies. Ainsi, certaines personnes pourraient choisir d’adopter un animal de compagnie robotique dans le futur, mais elles adapteront probablement son usage pour qu’il réponde à leurs besoins et à leurs désirs… d’une manière, même, qui pourrait ne pas avoir été envisagée par les développeurs, comme jouet pour leurs animaux de compagnie par exemple !

L’utilisation croissante de la technologie dans tous les domaines de la vie sociale nous offre ainsi une occasion unique de repenser les modes d’interaction et nos manières de vivre avec les autres. Bien qu’un chat cyborg, un chien robot ou un bébé phoque ne puissent remplacer nos animaux de compagnie, nos proches ou nos soignants, ils peuvent néanmoins être vus comme de nouveaux vecteurs d’interaction capables d’adapter notre manière de prendre soin des autres. Plutôt que de les considérer, avec crainte, comme des substituts, nous pouvons les envisager comme des partenaires dans une nouvelle triade de soin.

Il y a alors un certain nombre de points de vigilance et d’attention pour soutenir et envisager ce partenariat qui pourraient aider à s’orienter dans l’action pour ne céder ni à une euphorie mercantile tout robot ni à un scepticisme technophobe, mais soutenir une relation de soin éthiquement et politiquement de haut rang. En voici quelques-uns pour son application dans le soin :

Dans un contexte où les coûts des soins continuent d’augmenter, il sera crucial d’analyser de manière critique l’impact de ces technologies. Il ne s’agit pas uniquement d’un enjeu économique, mais aussi du coût pour le bien-être au travail des professionnels de santé, notamment si ces technologies viennent alourdir leur charge de travail déjà existante ; mais aussi de leur coût écologique considérable.

Pour penser d’une manière critique, nous aurons besoin de ce que Paul Ricœur appelait « une cellule de bon conseil ». Autrement dit, il s’agira de créer des espaces et des méthodologies qui permettront aux professionnels de santé de débattre et de prendre des décisions concernant la mise en place de ces technologies dans le soin, favorisant ainsi une approche plus décentralisée qu’accompagnera une éthique by design, qui ne sera pas un ethical washing soutenant une logique descendante (top down).

Comme nous l’avons argumenté, l’objectif avec les robots n’est pas de remplacer les humains, mais d’offrir une autre manière de soigner. Ainsi, si un chien robot pouvait, à l’avenir, « aller chercher » un médicament à la place de l’infirmière, cela permettrait à celle-ci de consacrer davantage de temps à ses patients, et non l’inverse. Mais il y a là un point d’attention majeur. Attribuer des tâches routinières (on ne pense pas assez à la fécondité de la routine, injustement confondue avec une sérialité mécaniste) aux robots, tâches qu’effectuaient les soignants, peut aussi épuiser les soignants qui se verraient alors confiés des activités mobilisant toujours plus leur créativité.

Enfin, il faudra réfléchir à la question de la justice. En particulier, qui aura accès à ces technologies et à quel prix ? Bien que l’introduction des robots puisse offrir des avantages, cela ne doit pas se faire au détriment de l’accès équitable à des soins de qualité pour tous.

NDLR : Brenda Bogaert et Jean-Philippe Pierron ont récemment codirigé l’ouvrage De l’IA à l’intelligence clinique. Ce que le numérique fait au soin aux éditions du Bord de l’eau.


Brenda Bogaert

Chercheuse en éthique médicale, Responsable de recherche à l’Institut des humanités en médecine (IHM) de Lausanne (Suisse)

Jean-Philippe Pierron

Philosophe, Directeur de la Chaire Valeur(s) du Soin, professeur de philosophie à l'Université de Bourgogne

Mots-clés

IA