Rebâtir après Chido : le rêve d’une Mayotte résiliente
Lorsque le typhon a balayé Mayotte, il n’a pas seulement laissé derrière lui des maisons détruites, des terres inondées et des infrastructures en ruine. Il a révélé, dans sa violence, l’urgence qu’il y a à repenser ce territoire non pas comme une simple surface à aménager, mais comme un organisme vivant. L’île, déjà fragile face aux crises climatiques, doit désormais affronter une vérité incontournable : continuer à construire des murs rigides contre des vents et des pluies toujours plus puissants, c’est s’enfermer dans une impasse.

Le typhon a exposé les failles d’un urbanisme hérité de logiques importées, rigides et indifférentes aux spécificités du milieu. Mais il a aussi ouvert une fenêtre, celle d’un urbanisme organique qui ne cherche pas à contrôler la nature, mais à coopérer avec elle, à tisser des liens entre le sol, l’eau, les flux d’air, les végétaux et les humains.
Construire en lien avec le vivant
À Mayotte, cette reconnexion commence avec les matériaux. Abandonner les ciments importés et les tôles standardisées pour privilégier des ressources locales, comme le bambou, le cocotier, les feuilles de bananier ou même les fibres de sisal, ce n’est pas seulement une question de coût ou d’écologie : c’est reconnaître que ces matériaux, issus du vivant, réagissent mieux aux contraintes climatiques. Leur souplesse face aux vents, leur capacité à respirer sous les fortes chaleurs, leur biodégradabilité naturelle s’alignent avec les rythmes de l’île. Les constructions en terre battue stabilisée, mêlant argile, sable et liant organique, pourraient redonner au bâti une relation intime avec le sol. Les structures en bambou, légères et résistantes, pourraient dessiner des maisons capables de fléchir au lieu de rompre sous la force des vents.
Mais le défi va au-delà des murs. Il s’agit d’imaginer des habitats qui participent activement aux cycles du vivant : des toitures végétalisées pour capter et filtrer l’eau de pluie, des murs qui intègrent des jardins verticaux, des habitations entourées de plantations agroforestières qui stabilisent le sol et fournissent nourriture et ombre.
Gérer l’eau comme un flux vital
Sur l’île de Mayotte, l’eau, la matière et les déchets racontent une histoire de déséquilibres. L’eau se fait rare, les matériaux de construction importés écrasent l’économie locale et les déchets s’accumulent, menaçant les terres, les lagons et la santé. Pourtant, cette île si riche de ressources naturelles et humaines pourrait devenir un modèle d’urbanisme vivant : un urbanisme qui tisse ensemble l’eau, la terre, les matériaux et les déchets en une toile résiliente et créative.
L’eau, omniprésente dans les désastres récents, doit cesser d’être perçue comme une menace. Elle peut devenir une alliée. Les systèmes de phytoépuration, où les plantes aquatiques filtrent les eaux usées, peuvent réconcilier les besoins humains et les écosystèmes. Les bassins de rétention, aménagés comme des espaces verts collectifs, pourraient prévenir les inondations tout en enrichissant les nappes phréatiques. Un urbanisme vivant, à Mayotte, serait donc un système circulaire où rien ne se perd et tout se transforme. Les eaux usées traverseraient des systèmes de phytoépuration avant de réintégrer les nappes phréatiques ou d’irriguer les cultures. Les zones d’infiltration permettraient aux pluies tropicales de recharger la terre au lieu de causer des inondations. Et les déchets solides, souvent perçus comme une nuisance, seraient métamorphosés en ressources.
L’eau usée, cette grande oubliée, retrouverait sa place dans ce cycle vertueux. Plutôt que de disparaître dans un réseau cloisonné ou de polluer les rivières, elle s’écoulerait doucement à travers des bassins végétalisés où les roseaux, les papyrus et les plantes aquatiques la purifieraient. Les jardins, fleuris et vivants, boiraient cette eau régénérée, transformant ce qui était un déchet en une source de vie.
Dans cette vision, chaque goutte d’eau est précieuse. Les toitures captent la pluie, les sols perméables laissent l’eau s’infiltrer et les zones humides, restaurées, agissent comme des éponges naturelles. Les réservoirs, bien plus que de simples espaces de stockage, seraient des lieux de rencontres où les habitants viendraient puiser leur part et échangeraient nouvelles et savoirs sur la préservation de cette ressource fragile.
Ces solutions ne sont pas des rêveries : elles s’enracinent dans des pratiques anciennes, adaptées aux spécificités climatiques de Mayotte, et enrichies par des savoirs contemporains.
Recycler les déchets pour tisser un territoire durable
Les montagnes de déchets plastiques, organiques ou métalliques qui s’accumulent sur l’île ne doivent plus être vues comme des résidus indésirables. À Mayotte, les déchets peuvent devenir une ressource. Les déchets plastiques comprimés en briques légères pourraient servir à construire des équipements communautaires. Les déchets organiques, eux, seraient transformés en compost pour fertiliser les sols, permettant ainsi la réintroduction de cultures vivrières autour des habitations.
Le recyclage ne se limite pas aux matériaux visibles. Les déchets invisibles – comme les eaux usées ou les polluants – peuvent eux aussi être intégrés dans des boucles vertueuses. En tissant les flux d’eau, de déchets et de matière, on crée un territoire où chaque élément nourrit un autre, où le rejet devient ressource.
Le tissage comme guide
Pour repenser Mayotte dans cette direction, il faut s’inspirer de la métaphore du tissage que des penseurs comme Tim Ingold ou Robin Wall Kimmerer, avec ses tresses de sagesse indigène, ont explorée[1]. Tisser, c’est relier des éléments autrefois séparés, c’est reconstruire des liens entre l’homme et la terre, entre la modernité et les savoirs anciens, entre le rejet et l’utile.
Plus qu’un simple projet technique, cet urbanisme serait une philosophie, un acte de tissage. Tisser, c’est relier ce qui semble séparé : le plastique et le sol, l’eau et la maison, le vivant et l’humain. À Mayotte, le tissage pourrait devenir une philosophie d’action. Il s’agit de reconnaître l’interdépendance de chaque élément : l’eau et les plantes, les déchets et les sols, les vents et les maisons. Ce tissage n’est pas qu’une métaphore : c’est une manière de vivre. Chaque décision urbaine – planter un arbre, canaliser une rivière, recycler un déchet – devient une maille dans un tissu collectif. Le tissage, c’est aussi une manière de réparer : réparer nos liens brisés avec la nature, avec nos déchets, avec ce que nous avons considéré comme extérieur à nous. Les habitants de Mayotte pourraient, dans cet esprit, devenir les artisans d’un territoire où chaque geste – recycler, planter, construire – renforce la toile commune.
En redonnant du sens aux flux – de l’eau, des matériaux, des déchets –, Mayotte pourrait incarner un urbanisme qui n’exclut rien, où l’homme, la terre et les éléments cohabitent dans une danse fluide et collective. Tisser un tel avenir, c’est non seulement habiter le vivant, mais c’est aussi devenir soi-même partie intégrante du grand réseau de la vie.
Une île réenchantée, au-delà des bidonvilles
Face aux catastrophes climatiques, Mayotte peut choisir de ne pas se rigidifier dans des solutions figées et inadaptées. Elle peut devenir un laboratoire d’innovation vivante où les crises ne sont pas des fins mais des points de départ. Cependant, cette transformation doit aussi affronter une réalité sociale incontournable : la pauvreté.
Dans un contexte où les ressources manquent et où les urgences s’accumulent, la tentation est grande de revenir à des solutions rapides et précaires comme les bidonvilles. Ces habitats informels, souvent construits avec des matériaux de récupération, sont flexibles, temporaires et peu coûteux. Mais ils ne sont pas une solution durable. Si ces structures souples semblent, en apparence, alignées avec un urbanisme organique, elles sont, en réalité, synonymes de vulnérabilité face aux typhons, aux inondations et à la chaleur.
Reconstruire des bidonvilles à Mayotte, c’est accepter de condamner une partie de la population à vivre dans des conditions insalubres, à subir les conséquences directes des risques climatiques et à perpétuer un cycle d’inégalités. Cela revient à tourner le dos à une vision véritablement vivante et inclusive de l’urbanisme.
La solution n’est pas de diaboliser les logiques d’habitat informel, mais de s’en inspirer pour imaginer un urbanisme qui conjugue le meilleur des deux mondes. Les bidonvilles démontrent une capacité d’adaptation et une inventivité à partir de peu, mais ils doivent évoluer vers des formes d’habitat résilient. En intégrant des matériaux locaux, des technologies simples mais efficaces (comme des toits végétalisés ou des systèmes de captation d’eau de pluie) et une approche communautaire, il est possible de concevoir des habitats à la fois abordables et adaptés.
Bien que la pauvreté pousse parfois à accepter des solutions temporaires comme les bidonvilles, il est essentiel de ne pas s’y résigner. La reconstruction de Mayotte doit être pensée comme une chance unique de transformer l’urgence en un projet d’avenir où l’urbanisme se greffe sur le vivant de manière relationnelle et harmonieuse.
Lorsque l’urbanisme dialogue avec le milieu, lorsqu’il tisse des liens avec le sol, l’eau, l’air et la lumière, il dépasse la simple fonction pour devenir une œuvre. Cette interaction donne naissance à une esthétique organique, une beauté qui émerge non pas d’un design imposé mais d’une symbiose retrouvée entre l’humain et son environnement. Ce principe s’incarne avec éclat dans l’architecture vernaculaire des sociétés rurales et urbaines antérieures à la modernisation. Ces habitats, issus d’un savoir-faire accumulé sur des générations, sont intrinsèquement liés à leur milieu. Leur esthétique découle de leur respect des matériaux locaux, de leur adaptation au climat et de leur intégration dans les paysages naturels et culturels.
En comparaison, l’urbanisme moderne, souvent conçu dans une logique de fonctionnalité et de standardisation, se montre déconnecté de son environnement. Il tend à produire des formes rigides et anonymes, dépourvues de cette relation subtile et tissée avec le vivant. À Mayotte, cela se traduit par des constructions qui ne parviennent ni à dialoguer avec la richesse du milieu naturel ni à offrir une véritable qualité esthétique ou sensorielle.
Un urbanisme régénéré, enraciné dans le vivant, peut non seulement offrir des solutions adaptées et résilientes, mais aussi engendrer une harmonie palpable. S’inspirer de l’architecture vernaculaire, c’est réapprendre à tresser des liens avec le sol et les hommes, avec les matériaux et les flux. C’est concevoir non pas des structures mais des espaces habités, empreints de beauté et de sens. À Mayotte, un tel projet pourrait non seulement répondre aux défis climatiques, mais aussi révéler l’île dans toute sa richesse et sa singularité, redonnant à son urbanisme une âme et une esthétique en symbiose avec son territoire.
Dans ce rêve d’un urbanisme bionaturalisé, les toits deviennent des bras tendus vers le ciel. Ici, un mur de bambou, robuste et flexible, capable de danser avec les vents d’un typhon. Là, des briques de terre compressée, fraîches sous la chaleur écrasante, façonnées à la main dans un geste qui relie le passé à l’avenir. Les feuilles de bananier, autrefois réservées aux paniers et aux toitures temporaires, retrouveraient leur noblesse, tressées en cloisons délicates qui laisseraient l’air circuler sans trahir l’intimité.
Cette réflexion dépasse la simple question des infrastructures : elle touche au cœur même de ce que signifie « habiter ». Il ne s’agit pas seulement de fournir un abri, mais de tisser un cadre de vie où chaque individu peut non seulement survivre, mais aussi s’épanouir. À Mayotte, cela passe par une urbanité qui, loin de reproduire les erreurs du passé, réinvente l’habitat comme un espace de dignité, de lien et de symbiose avec le vivant.