Traditions en migration
Le réchauffement climatique en cours produit une migration progressive des climats[1] de l’équateur vers les pôles de l’ordre d’un peu plus d’un mètre par heure, c’est-à-dire que le climat de l’Afrique du Nord autrefois va être demain celui de l’Europe ; celui de l’Afrique du Nord va devenir celui de l’Afrique équatoriale ; tandis que celui de l’Afrique équatoriale connaîtra un climat inconnu aujourd’hui, extrêmement chaud et en réalité inhabitable pour les humains.

Il est ainsi prévu que le climat de New York en 2100 sera similaire à celui de la Colombie, tandis que celui de Paris sera similaire à celui de la région des Marches en Italie, voir plus au sud encore selon les différents scénarios du GIEC. Il faut aussi noter que les températures ont déjà augmenté depuis le début des émissions anthropiques massives de CO2 à partir du XIXe siècle, la température moyenne annuelle de Rome par exemple étant passé de 14.6 °C en 1980 à 16.3 °C en 2020.
Les conséquences de ce glissement progressif global du climat sont matérielles, écologiques. Il entraîne et entraînera une migration générale et continue du vivant[2], des animaux et des plantes, du sud vers le nord[3] de la planète. On évalue[4] ce glissement général des biotopes en transition vers les latitudes nord plus froides d’environ 1 ° de latitude tous les 10 ans, ce qui revient à dire que l’habitat naturel du vivant se déplace du sud vers le nord à plus de 11 kilomètres par année, soit environ 1,3 mètre par heure. Selon ces calculs, le climat de Paris d’autrefois (de l’année 1960 par exemple), situé à 48.5 ° latitude nord, en 2100, ne sera plus à Paris, mais 1 500 kilomètres plus au nord (11,2 ° plus au nord), à 59,7 °de latitude nord, vers Stockholm en Suède tandis que la ville de Paris connaîtra en 2100 un climat similaire à celui d’Athènes, 11,2 ° plus au sud, à 37,3 ° de latitude.
Migration assistée
Face à la montée en température de leur habitat naturel, les espèces végétales et animales voient leur biotope originel devenu trop chaud[5] se délocaliser toujours plus au nord de l’Europe, mais selon une progression vers les pôles parfois plus rapide que leur capacité à s’adapter[6] ou à migrer naturellement par elles-mêmes plus au nord.
Les animaux sauvages qui ont des pattes, des ailes ou des nageoires pour se déplacer ont commencé cette migration globale du sud vers le nord. Deux tiers des oiseaux européens par exemple « se sont déjà déplacés vers des zones plus fraîches au cours des trente dernières années, en moyenne de 100 kilomètres et surtout vers le nord et l’est ». Mais les animaux rencontrent en réalité d’immenses difficultés dans leur progression, et cela plus spécifiquement en ce qui concerne les animaux terrestres qui croisent des chaînes de montagnes, des mers, des zones urbanisées[7] qui empêchent leur déplacement et leur établissement plus au nord, menant à leur extinction. Et c’est bien sûr encore plus catastrophique pour les plantes qui n’ont pas de pattes pour se déplacer[8] et ne peuvent s’adapter à la transformation du climat où elles sont implantées. L’Observatoire des forêts françaises le constate déjà aujourd’hui où les essences d’arbres locales n’arrivent plus à survivre dans leur région aux températures qui ont déjà augmenté.
Pour faire face à ces menaces d’extinction sur le végétal et à la perte de biodiversité en conséquence, l’Office National de Forêt (ONF) en France a lancé le projet GIONO de ce que l’on appelle « migration assistée », qui teste l’implantation au Nord de la France en forêt de Verdun[9] d’essences d’arbres originaires du Sud de la France plus adaptés à survivre dans ces régions nordiques au climat qui se réchauffe et qui deviendra celui de leur biotope originel dans quelques années. Le Canada, la Belgique ou la Suisse parmi d’autres pays ont engagé ces procédures de migrations assistées du végétal qui verra finalement une transformation des paysages millénaires des régions françaises qui vont se méditerranéiser, s’hispaniser, tandis qu’on retrouvera les anciens paysages de nos régions françaises au nord de l’Allemagne ou de l’Angleterre.
Dans cette grande migration, d’autres vivants, moins visibles, les bactéries et des virus, remontent également vers le nord[10]. Ainsi le Chikungunya, la Dengue ou le virus Zika parmi d’autres ont passé la Méditerranée et les océans et progressent en Europe, amenant de nouvelles maladies mais aussi un nouveau microbiome. Le changement climatique est ainsi aussi un changement microbien : toute une écologie de l’infiniment petit qui est également chamboulée avec le réchauffement climatique. Des écosystèmes qui s’étendent finalement des forêts à la peau, de la terre végétale aux intestins humains, migrent ou doivent migrer aujourd’hui tant bien que mal du Sud vers le Nord avec la hausse des températures.
Identité en migration
Mais quand est-il des humains justement ? Ce glissement progressif global du climat a et aura des conséquences matérielles, écologiques, sanitaires pour les humains qui devront notamment affronter en France en été des sécheresses et des canicules de plusieurs semaines d’ici 2100, des pluies tropicales et des inondations les autres saisons[11]. Car le climat de la France autrefois tempéré, est en train de se transformer en un climat subtropical ou semi-aride. Mais les conséquences ne resteront pas que matérielles.
Dans un pur moment dialectique, le changement climatique entraîne et entraînera aussi des transformations culturelles, esthétiques et sociales, et c’est toute la vieille métaphysique des concepts d’identité, de tradition, d’héritage qui va tomber ou plus exactement migrer vers le sud, à l’inverse du climat, pour trouver au nord de l’Afrique ou au Sud de l’Europe de nouvelles racines identitaires et patrimoniales. La culture, l’esthétique, la gastronomie, la mode, les arts de vivre et bien sûr l’architecture vont dans un même mouvement également se tropicaliser, se méditerranéiser pour s’adapter au nouveau climat français dans les années qui viennent.
Si grâce aux énergies fossiles, le XXe siècle nous avait soustrait de la réalité matérielle sur laquelle se fondait notre identité culturelle, le XXIe siècle rematérialisera la nécessité de mettre nos valeurs identitaires, esthétiques et culturelles en adéquation avec le nouveau climat plus chaud.
La difficulté dans cette transition sera celle de détricoter les valeurs culturelles, traditionnelles ou religieuses des valeurs matérielles, physiologiques ou climatiques, de comprendre et d’accepter, avec humilité, le fait que bon nombre de valeurs esthétiques que nous pensions propre à notre culture humaine, qui semblaient faire notre identité nationale, dépendaient de certaines conditions matérielles bien précises dans l’histoire, de la quantité d’eau dont nous disposions, de la température de l’air, de la pluviométrie, et que quand ces conditions matérielles changent, alors nos valeurs esthétiques, nos us et coutumes, notre art de vivre doivent changer aussi pour pouvoir s’adapter, pour nous permettre de continuer à vivre, à survivre si l’on ne veut pas migrer à notre tour vers le nord.
Patrimoine en migration
En architecture et en urbanisme, toutes l’esthétique et la pratique sont en train de changer. Le triple enjeu de l’architecture et de l’urbanisme en France aujourd’hui est celui de réduire les émissions de CO2 du secteur, de construire comme si nous étions déjà dans le climat du sud de l’Espagne et non plus dans celui de la France, et de recourir au maximum à des solutions passives pour ne pas dépendre totalement de l’air conditionné et d’une abondance en énergie qui ne nous est plus donnée.
Pour ces raisons, ce n’est pas tant la culture contemporaine de l’Europe du Sud ou du Nord de l’Afrique dont nous devons nous inspirer pour bâtir le futur, mais celle, plus ancienne, d’avant l’usage de l’air conditionné ; toutes ces solutions pratiques d’autrefois mises en place pour résister à la chaleur et que l’on a trop interprété au XXe siècle comme un style culturel ou religieux. Il faudra dès lors se pencher, étudier et faire migrer en France toutes les solutions architecturales que l’on trouvait en Afrique du Nord, dans le sud de l’Espagne, en Inde, au Portugal ou en Italie avant l’arrivée de l’air conditionnée afin de pouvoir résister aux températures qui montent, à la sécheresse, aux inondations qui vont devenir notre nouvel environnement matériel.
Doit-on toujours se protéger des vents froids en se fermant au Nord et en s’ouvrant au Sud ou bien ne doit-on pas plutôt aujourd’hui profiter de ces vents quand ils soufflent pour refroidir les villes en été ou plutôt, comme à Nefta en Tunisie, ouvrir les rues dans le sens du vent ? Doit-on toujours offrir des façades de béton, de pierre ou de briques quand on sait que ces matériaux à forte inertie thermique vont emmagasiner de la chaleur l’été toute la journée et la restituer le soir dans les rues et à nos fenêtres, nous empêchant de profiter de la fraîcheur de la nuit ? Ne doit-on pas repenser plus sérieusement tous les dispositifs de protections solaires pour éviter qu’en été la chaleur radiante pénètre et surchauffe encore plus les intérieurs ?
Ne devrions-nous pas aussi faire migrer avec le végétal les savoir-faire architecturaux traditionnels du Sud vers le Nord ? Reprendre les modèles d’arcades de Garrovillas en Espagne et de loggia des maisons du Caire en Égypte, les rues couvertes de Cisterino en Italie, les anciens velums (toldos) de Séville en Espagne, les moucharabieh de Jaipur en Inde ou ceux de l’Alhambra de Grenade en Espagne qui protègent de la chaleur du soleil tout en permettent à l’air de passer quand sa température est chaude mais pas encore insupportable ? Ne doit-on pas regarder et s’inspirer aussi tous ces systèmes domestiques ou urbains pour répondre à la sécheresse estivale que l’on trouvait par exemple en Inde, dans le Maghreb ou en Iran où l’on récupérait les eaux de pluie de printemps pour en profiter l’été, à la fois comme réserve d’eau potable mais aussi pour rafraîchir les maisons par évaporation : par des fontaines comme celles des riads marocains, des lacs comme les stepwells indiens ou des rivières intérieurs à la manière de celles du Red Fort à Delhi ou de Darb Jelum à Kashan en Iran ?
N’est-ce pas aujourd’hui utile de stocker sous un patio intérieur un réservoir d’eau de pluie qui par conduction rafraîchira l’espace comme dans les maisons de Sidi Bou Saïd ? Ne doit-on pas apprendre et reproduire en France les anciennes traditions des systèmes de refroidissement convectif des climats arides, où l’on crée des courants d’air pour éviter la stagnation et l’augmentation de chaleur dans les intérieurs en été, à la manière des tours de Yezd en Iran ou d’Hyderabad au Pakistan autrefois, qui captent le vent en hauteur pour le faire descendre dans les intérieurs des maisons ? Ou de la même manière, placer sous ou dans les toits des impostes, des oculi pour évacuer en hauteur l’air chaud qui naturellement monte et garder ainsi les parties basses des chambres plus fraîches telles qu’on le trouve au Panthéon de Rome ou dans la grande mosquée d’Ispahan ?
Ne devrait-on pas copier ces pavements de mosaïque ou de marbre que l’on trouve au Maroc, au Portugal ou en Italie qui, quand ils sont à l’ombre, grâce à leur haute effusivité thermique, rafraîchissent l’air et nos corps quand on y pose les pieds ? Ne devrait-on pas s’inspirer de la couleur claire des maisons de Lanzarote, de Grèce ou du Portugal pour en augmenter l’albédo et protéger les intérieurs des maisons de la chaleur des rayons de soleil ? Ne pourrait-on pas plus franchement profiter de la fraîcheur constante des sous-sols comme à Matmata en Tunisie, Guadix en Espagne ou Matera en Italie ? Et bien sûr, face aux pluies et aux inondations, ne faudrait-il pas regarder et importer les solutions des climats chauds et humides, les pilotis des maisons anciennes de la province de Pichit en Thaïlande ou ceux de Célèbes en Indonésie ?
Us et coutumes en migration
Cette migration climatique des identités régionales ou nationales qui touche l’architecture et la ville chamboulera bien sûr aussi les autres arts, les us et coutumes, l’art de vivre en général. Ainsi il faut s’attendre à ce que dans la mode, les vêtements amples et légers qui permettent de ventiler et rafraîchir le corps par convection tout en le mettant à l’abri de la chaleur radiante du soleil par des couleurs claires, plus appropriés dans les climats chauds que ceux épais qui collent au corps, deviennent la nouvelle tendance.
Également, dans la gastronomie, les plats à base de plantes potagères, moins calorifiques et plus riches en eau, deviendront plus communs car ils apportent plus d’eau au corps humain lui permettant de mieux se rafraîchir par évaporation ou transpiration les journées chaudes, et sont plus appropriés que les plats riches en calorie de l’ancienne cuisine française dont le corps avait besoin pour maintenir sa température centrale à 37 °C dans un environnement plus froid.
L’avantage moral que l’on peut peut-être tirer de cette migration en cours des traditions et des identités régionales, c’est certainement aussi une remise à plat des superstructures idéologiques conservatrices ou nationalistes et le triomphe de la dialectique sur la métaphysique.