Écologie

La Californie peut-elle être la sentinelle de l’Amérique de Trump ?

Anthropologue

Sommes-nous prêts à affronter l’Amérique de Trump ? La Californie, frappée par les incendies et la grippe aviaire, peut-elle jouer le rôle de sentinelle anticipant ces crises ? Face au cauchemar écologique que représente la politique de Trump, qu’il puisse y avoir encore des sentinelles – capteurs sensibles des dangers écologiques et sanitaires – pour guider nos actions et prendre soin du vivant au présent s’offre comme une consolation.

L’Amérique de Trump est devenue le nom de la catastrophe écologique. Jusqu’à l’élection de novembre 2024, Trump était le nom d’une chaîne immobilière, d’un programme télévisé, d’un scénario de politique fiction ou d’une parenthèse dans l’histoire du gouvernement fédéral des États-Unis. Aujourd’hui, nous savons que c’est le nom d’une phase nouvelle dans l’histoire du monde soumis aux caprices de la première puissance mondiale et d’une accélération des politiques d’extraction dans la direction inverse d’une gestion durable des ressources de la planète.

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Y a-t-il des sentinelles pour limiter les effets d’une telle catastrophe et pour imaginer démocratiquement une réponse collective ? Sommes-nous prêts pour affronter l’Amérique de Trump ? À cette question qui nous angoisse tous, quelle que soit notre position sur la planète, je donnerai la réponse d’un citoyen américain, qui fait face à deux catastrophes : les incendies de Los Angeles et l’épidémie de grippe aviaire dans la Vallée de Californie.

Mon ami Andrew Lakoff (je l’appellerai désormais « Andy ») ne m’avait pas donné de nouvelles depuis la campagne électorale américaine. Il m’écrivait fin août qu’il avait regardé la Convention du Parti Démocrate avec ses filles en espérant que son pays allait enfin se débarrasser de Trump une fois pour toutes. Début janvier, en réponse à mes vœux de bonne année, il me disait qu’alors que la situation aux États-Unis semblait sombre, leur vie était localement confortable. Une semaine plus tard, comme je m’inquiétais des incendies à Los Angeles, il me dit que sa maison à Pasadena était à cinq kilomètres d’un des foyers et qu’il était parti avec sa famille sur la côte près de San Diego.

Quelques jours après, j’appris par un ami commun que Theodore Porter (nous l’appelons « Ted »), un grand historien des statistiques retraité de l’Université de Californie à Los Angeles, avait tout perdu dans l’incendie de sa maison à Altadena et qu’il ne lui restait plus qu’à espérer que le cloud avait gardé trace de ses archives. Andy, qui enseigne la sociologie et l’anthropologie à l’Université de Californie du Sud, était rentré chez lui à Pasadena, mais il éprouvait de la compassion pour Ted. Les quartiers de Pasadena et Altadena constituent, selon un article du Monde, un modèle de « résilience » « où les classes moyennes blanches côtoient des familles latinas et noires souvent implantées là de longue date ».

Comme tous les chercheurs en sciences sociales, Andy se méfie du terme de résilience, qui appartient au vocabulaire de la gestion humanitaire de catastrophes. Les incendies, comme les tremblements de terre, sont de bons modèles pour penser la façon dont les humains tissent à nouveau des communautés lorsqu’ils survivent à une catastrophe qui les éprouve en commun. À la différence des inondations, qui laissent chacun se débrouiller pendant des jours ou des semaines en attendant les secours et en voyant son habitat de dégrader graduellement – une situation que l’Amérique a découverte avec le cyclone Katrina et qui se répète régulièrement avec la multiplication des événements météorologiques extrêmes – les incendies obligent à inventer sur une table rase, et ils durent peu de temps : le vent, me dit Andy, avait déjà dispersé la fumée vers l’océan, et le ciel bleu était revenu à Los Angeles.

Cependant, nous ne parlons pas entre nous de résilience mais de sentinelles. Il y a une quinzaine d’années, Andy m’a proposé de réfléchir ensemble sur ce concept, qui est devenu central dans l’anticipation des accidents de biosécurité – dont il a montré, dans un article fondateur, qu’il constituait l’autre visage de la « santé globale » depuis la fin de la guerre froide. Nous avons étudié les « figures de l’alerte » dans un dossier sur les sentinelles publié en 2013 par la revue Limn, qui vise à diffuser les travaux des sciences sociales au-delà du milieu académique et qui vient de reprendre vie grâce au travail d’une nouvelle génération, alors que ses fondateurs, Andy, Stephen Collier (« Steve ») et Christopher Kelty (« Chris ») avaient cessé de l’alimenter. Il y a douze ans, nous décrivions les sentinelles d’une pandémie de grippe, d’une catastrophe nucléaire, de l’extinction des espèces ou du réchauffement climatique.

Andy et Steve ont montré que les sentinelles faisaient partie des techniques par lesquelles le gouvernement fédéral américain avait anticipé une attaque sur les grandes villes des États-Unis, au moment des stratégies de dissuasion mises en place par la RAND Corporation et même dès les politiques du New Deal. Ils soulignaient ainsi que ces techniques de préparation ne s’inscrivaient pas seulement dans les « stratégies du choc » mises en place par les gouvernements néo-libéraux dans les années 1980 et dénoncées par Naomi Klein. Les archives qu’ils citent font comprendre que la social-démocratie américaine s’inquiète depuis un siècle des menaces que l’état d’urgence fait peser sur l’état de droit, et cherche à l’encadrer par des techniques d’anticipation qui permettent à tous les citoyens d’imaginer la catastrophe pour en limiter les dégâts. Chris, de son côté, soulignait que les communautés en ligne avaient transformé le principe social-démocrate de la participation pour faire face à des événements dont le caractère viral accentuait les conséquences catastrophiques. Comment, demandait-il, réinventer les crowds à l’ère des clouds ?

Se soucier des sentinelles, ce n’est pas déléguer la surveillance à une machine mais c’est prendre soin des environnements entremêlés par l’Anthropocène.

Depuis une dizaine d’années, Andy a commencé des enquêtes en Californie sur la gestion des rivières, alors que ses premiers travaux portaient sur l’industrie pharmaceutique globalisée et ses conséquences pour la gestion de la santé mentale. Il a suivi des naturalistes qui protègent des espèces animales menacées par les grandes infrastructures des humains. En 2023, lorsque j’étais professeur invité à l’Université de Californie du Sud, nous avons visité ensemble la rivière Owens en compagnie d’observateurs d’oiseaux. Cette rivière a été détournée au début du vingtième siècle pour alimenter en eau la ville de Los Angeles, mais la vallée où elle coulait s’est désertifiée si rapidement que le comté de Los Angeles a dû partiellement rétablir un lac afin de contenir les tempêtes de poussières, et les observateurs d’oiseaux participent à la gestion de ce lac depuis leur victoire dans la procédure judiciaire.

Andy m’a également parlé d’un petit poisson qui vit dans le delta de Sacramento, et que les naturalistes protègent pour maintenir l’équilibre de cette réserve d’eau permettant à la Vallée de Californie de limiter les effets du réchauffement climatique. Ce poisson est devenu célèbre lorsque Trump, arrivant à Los Angeles après l’incendie, a accusé les démocrates californiens de se préoccuper du « delta smelt » au lieu d’« ouvrir le robinet ».

Les oiseaux du lac Owens et le « delta smelt » sont des sentinelles pour la Californie. Ils permettent d’anticiper et de limiter les effets du réchauffement climatique en protégeant les ressources en eau. Comme l’a montré Christelle Gramaglia pour les coquillages qui permettent aux toxicologues de surveiller la pollution des rivières en France, les sentinelles ne sont pas des cobayes ou des indicateurs : ce sont des capteurs sensibles de signaux d’alerte dans des environnements où les humains ne vivent pas mais qui sont connectés avec les leurs. Cette situation liminaire des sentinelles – comme le soldat sur la ligne de front qui perçoit les signes de l’ennemi – explique le transfert de cette notion entre les domaines militaire, sanitaire et environnemental.

Se soucier des sentinelles, ce n’est pas déléguer la surveillance à une machine mais c’est prendre soin des environnements entremêlés par l’Anthropocène, qui brouille les frontières entre la nature et la culture, le sauvage et le domestique, l’humain et le non-humain. Depuis qu’il étudiait les mesures prises pour protéger les poissons du delta de Sacramento, Andy a diminué sa consommation d’eau et construit un jardin sec autour de sa maison à Pasadena.

J’en viens à la deuxième catastrophe qui menace la Californie : non plus l’incendie causé par la désertification mais la pandémie causée par l’élevage industriel. Depuis un an, le virus H5N1 circule dans les élevages de volailles et de bovins aux États-Unis. C’est la première fois depuis l’apparition de ce virus à Hong Kong en 1997 – surveillé attentivement depuis par l’Organisation Mondiale de la Santé du fait de sa forte létalité : deux personnes infectées sur trois en meurent – qu’il se diffuse sur le continent américain, après être passé sur les continents européen et africain en 2005. C’est aussi la première fois qu’il infecte des bovins, peut-être parce que des fourrages de volailles sont utilisés dans les élevages laitiers aux États-Unis, ou parce que les bovins en élevage industriel y ont développé une sensibilité à ce virus aviaire.

Le 18 décembre 2024, le gouverneur de Californie Gavin Newsom a proclamé l’état d’urgence dans son État contre la grippe aviaire. Il vise ainsi à renforcer les mesures de surveillance des élevages de volailles et de bovins, alors que le Centre for Disease Controls rapporte des cas humains autour des élevages laitiers infectés puis des foyers domestiques avec une possible transmission par les chats. Mais le Département de l’agriculture refuse d’enquêter plus sérieusement sur ces cas, de peur de révéler les conditions de travail dans ces fermes qui emploient souvent des immigrants sans papiers. Et les déclarations du nouveau ministre de la Santé à Washington, Robert Kennedy, contre les vaccins et pour la consommation de lait cru conduisent les observateurs à prédire que la pandémie de grippe aviaire anticipée depuis cinquante ans en provenance de Chine pourrait bien venir des États-Unis. La pandémie de grippe H1N1 en 2009 avait bien commencé dans un élevage industriel de porcs à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Je me demande, en lisant ces informations, si Andy, qui aime faire de la cuisine mexicaine, va continuer à manger de la viande dans ses tacos.

Dire que la Californie pourrait être la sentinelle de la catastrophe écologique, qui prend en ce moment la forme d’incendies géants et de foyers de grippe aviaire, est tentant pour moi qui ai étudié comment les citoyens de Hong Kong se définissaient comme des sentinelles des pandémies, à l’image de ces poulets non vaccinés placés en première ligne des fermes de volailles exposées à la grippe aviaire. Une telle identification saute sans doute trop vite des poissons du delta de Sacramento et des oiseaux du lac Owen à l’État californien tout entier, plus connu pour sa célébration des corps sportifs ou des start-up numériques.

Mais c’est justement cet écart entre la vie au grand air et l’hyperconnexion aux réseaux de la planète qui a fait la sensibilité singulière de la Californie au sein des États-Unis. Le géographe marxiste Mike Davis, qui enseignait à l’Université de Los Angeles, a montré, dans des livres visionnaires où il décrivait la menace des incendies et celle de la grippe aviaire, que cette mégapole a toujours su transformer son imaginaire des désastres en ressource pour aménager son environnement. Qu’il puisse y avoir encore des sentinelles pour imaginer l’avenir autrement et prendre soin des vivants au présent est une consolation face au cauchemar que représente l’Amérique de Trump.


Frédéric Keck

Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS