Société

Du couloir au corridor : sur nos espaces publics et la manière de les occuper

Philosophe

Le couloir et le corridor, bien que souvent confondus, incarnent deux manières opposées d’occuper l’espace. Le couloir sépare, tandis que le corridor, qu’il soit naturel ou urbain, relie le vivant. Alors que la « couloirisation » fragmente nos interactions, il est crucial de réinventer nos espaces pour restaurer l’esprit public nécessaire aux bons usages des espaces communs.

À première vue, le titre de cet article pourra évoquer une simple réflexion terminologique. Quoi de plus proche dans nos usages, que couloir et corridor ? Ce sont des termes que nous employons souvent l’un pour l’autre ; tous deux dénotant des passages relativement longs entre les unités d’habitation ou de vie.

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Il y a pourtant une grande différence entre ces deux termes lorsque nous les rapportons à des questions d’architecture, d’éthique environnementale, voire à des questions de théorie politique. En effet, étymologiquement le corridor (XVIIe siècle) vient de l’italien corridore, le coursier, et de là le « couroir, le lieu où on court », dérivé de correre (« courir »). Le mot « couloir » en revanche vient de coledoir, un tamis au XIIe siècle, un dispositif d’écoulement.

En forçant les oppositions, on constate deux « espèces d’espace » (selon l’expression de Georges Perec) fort contrastées ; un corridor est défini par un acte, la course du coursier qui le précède, tandis que le couloir détermine un mode de circulation, comme le tamis sépare les éléments solides des liquides et détermine le rythme de leur écoulement. S’engager dans un couloir, c’est être canalisé, limité dans son déplacement, dépendre d’un axe de circulation contraignant, s’écouler sans pouvoir bifurquer.

Les mots ne font certes pas les choses, mais il se trouve que la nature coercitive du couloir traverse nos usages et certains aspects de nos imaginaires. Le couloir qu’on se représente long, étroit et sombre, est potentiellement inquiétant. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, on l’associe aux spectres et aux âmes errantes, puis à la drogue, au meurtre et au viol, à la mort bien sûr (les couloirs de la mort), sans retour en arrière possible. Comme l’avait remarqué William Chambers, l’architecte de l’énorme Somerset House (1776-1786) à Londres, c’est initialement dans les casernes et les prisons qu’il apparaît. Ce n’est que bien plus tard qu’on va commencer à en construire dans les maisons et les logements – ce qui n’empêche pas qu’il demeure un dispositif efficace du film d’épouvante.

L’architecture qui fait place au couloir, lequel ne reçoit habituellement pas la lumière naturelle, dénote une conception de l’habitat très particulière. Dans un passé plus lointain, durant des siècles, les pièces donnaient les unes sur les autres, comme la chambre donnait sur l’antichambre. Elles pouvaient être desservies par des galeries ou des coursives qui enserraient une cour, un patio, un jardin central. Quand le couloir apparaît, les espaces auxquels il mène s’ignorent mutuellement, les pièces deviennent disjointes. Qu’elles servent à enfermer quelqu’un ou à s’isoler pour des raisons d’intimité, elles ont une fonction de séparation : séparation des personnes, séparation des pratiques, séparation des éléments mobiliers, etc. Le couloir est un espace qui enrégimente la vie et lui impose une découpe en moments disjoints. De l’appartement à l’immeuble d’habitation collective, l’objectif est le même : spécialiser, rationaliser, tronçonner la vie sociale.

Le corridor est tout autre. Sa fonction n’est pas de séparer, mais au contraire de relier, de connecter. En écologie, un corridor est un lien fonctionnel entre les divers habitats d’une même espèce. Il est à la rivière et à son bassin-versant ce que le couloir est au canal aux parois bétonnées. Certains sont très visibles, nous avons appris à les reconnaître : il peut s’agir d’une rivière, d’un parcours d’éléphants dans la brousse, d’une succession de buissons que les passereaux utilisent pour nicher, chasser et se déplacer dans la campagne, etc. Mais il est souvent difficile de les identifier, car ce qui est corridor pour une espèce, par exemple pour les martinets, ne l’est pas pour une autre.

Nous aurions bien du mal à repérer spontanément le corridor que constitue l’odeur de l’eau guidant les saumons de la mer vers la source de leur rivière natale. Les zones de calme dont ont besoin certaines espèces gravement perturbées par le bruit, les zones de noir offrant un environnement nocturne exempt de pollution lumineuse, les zones d’air propre non pollué, forment aussi des corridors. Apprendre à repérer les corridors et à les respecter est donc fondamental pour la préservation de la biodiversité et du cycle de vie de nombreuses espèces distinctes dont chacune a besoin d’un « maillage écologique » particulier.

En écologie, on a reconnu les droits de l’environnement, puis les droits de certaines entités terrestres formant un tout à des échelles sans rapport avec nos découpages administratifs. Viendrait maintenant le temps du droit des corridors. Car dans la plupart des milieux, il est impossible d’obtenir une protection efficace de la biodiversité dans un périmètre bien délimité tel un parc naturel ou une zone classée, sanctuarisée ou réensauvagée. Par exemple, selon une étude brésilienne menée dans la forêt située au nord de la rivière Sao Francisco, dans le nord-est du Brésil, on a préconisé, en complément d’une zone protégée, Pernambouc où vivent de nombreuses espèces d’oiseaux, de créer 638 corridors écologiques d’une longueur allant de 42 m à environ 200 km.

Les membres de l’espèce humaine n’ont pas moins besoin de corridors pour se sentir à l’aise et accomplir leur cycle de vie que ceux des autres espèces.

La protection de l’habitat devrait s’accompagner de la restauration de la « connectivité paysagère » dont dépendent des espèces dont les formes de déplacement, diurne ou nocturne, saisonnier ou quotidien, tantôt transhumance ou migration, tantôt arpentage d’un territoire, etc., sont d’une diversité extrême, et dont les corridors sont étroitement entremêlés. L’environnement, le milieu de vie, la nature, ne sont pas des poches ou des zones mais consistent en réalité en une multitude de parcours qui parfois font le tour du monde.

Lorsqu’en raison d’une densification urbaine, de zones intraversables telles des autoroutes, un barrage, une voie de chemin de fer isolée par des grillages, d’un défrichage intensif, etc., les corridors sont détruits, les espèces concernées sont menacées. Créer des corridors en recréant une continuité végétale, en dépolluant un cours d’eau, en creusant un tunnel sous tel obstacle ou un pont aérien, afin que ces êtres puissent se déplacer, trouver leur nourriture ou un partenaire, ou encore nicher, devient alors indispensable.

Les membres de l’espèce humaine n’ont pas moins besoin de corridors pour se sentir à l’aise et accomplir leur cycle de vie que ceux des autres espèces. Ce sont pourtant les couloirs, au sens propre comme au sens figuré, qui l’emportent. La condition urbaine est celle de la « couloirisation », une tendance que par exemple l’automobile a considérablement renforcée, y compris dans nos vieilles villes européennes qui n’étaient pas conçues pour elle. Un documentaire sur l’histoire de la voiture visible en ce moment sur Arte nous montre une circulation initialement anarchique, ou semblant telle : on voit d’assez larges rues sillonnées de toutes parts et dans tous les sens par ici des piétons, des enfants jouant au ballon, là des vélos et des trolleys, quelques voitures pétaradantes et même des voitures à cheval. La rue, le carrefour, la place, sont encore des espaces communs. Leur morphologie permet une multiplicité d’usages qui, eux-mêmes, par éducation et habitude, préservent la disponibilité pour toutes et tous de l’espace urbain.

Cette dialectique entre les libertés d’usages et la préservation des espaces où ces libertés s’exercent a été oubliée. Elle ne va certes pas de soi : d’une part, tout espace ne s’y prête pas. Une certaine flexibilité, une polyvalence des lieux et des éléments qui le constituent, une intégration de diverses échelles, de l’individu au groupe, lui sont nécessaires. Dans la nature, des corridors minuscules, par exemple des patchs de mousse ou de lichen interconnectés, coexistent avec des corridors existant à l’échelle planétaire, par exemple un corridor de migration des baleines à bosse qui voyagent entre des zones froides où se trouve le krill et des eaux plus tempérées où elles élèvent leur progéniture.

D’autre part, la liberté de déplacement et de pratique dont jouissent les usagers en vertu d’une organisation spatiale « corridoresque » n’est ni absolue ni arbitraire. On ne fait pas « ce qu’on veut » dans la rue, ni dans n’importe quel espace public. Notre liberté, si l’endroit le permet, consiste à faire une expérience personnelle des données d’un lieu, comme les skateurs profitent d’une légère saillie dans le dallage de la place pour s’entraîner. L’esprit corridoresque suppose une éducation, mentale et physique, à l’art de l’ajustement mutuel. Une telle éducation a pour objectif de conjuguer, d’un côté, certaines règles de civilité et de conduite sociale et, de l’autre, la faculté d’improviser en fonction des circonstances.

Je constate le pouvoir éducateur du Cours Julien à Marseille où j’habite, un vaste corridor urbain qui relie le quartier de Notre-Dame-du-Mont à la place Carli où se trouve le Conservatoire. Ce cours est d’autant plus ouvert qu’il se situe sur une hauteur de la ville, planté de nombreux arbres, oliviers, cyprès, arbres de Judée, accueillant aussi bien enfants, mendiants, jeunes et vieux, que convives et clients des bars et brasseries, cinéphiles, confectionneurs et musiciens, flâneurs et artisans, marchants de légumes et de livres anciens, etc. Et aussi, bien sûr, de nombreux animaux dont les rats, les étourneaux, les pigeons et les chiens…

Mais cet écosystème à la fois naturel et urbain est assez rare. L’évolution du monde moderne me semble être celle d’une « couloirisation » accrue, la chaussée par exemple étant découpée en couloirs pour piétons, couloirs de vélo, couloirs de parking, d’autobus, de voiture, de tramway, etc. La tendance générale est à la disparition des espaces partagés, des lieux d’accueil et des lieux de rencontre. Dans les couloirs, les files d’attente s’allongent et, face au désagrément, les spécialistes des  « systèmes de management des queues » s’efforcent de les ramifier, la première servant à diriger les personnes vers d’autres queues menant à des services plus spécialisés[1]. Il découle de tout cela une dégradation de l’esprit public nécessaire aux bons usages des espaces communs, autrement dit aux usages qui, tout en amplifiant la libre expérience de chacun, préservent de tels espaces et maintiennent leur disponibilité.

Voici une anecdote qui m’avait beaucoup frappée : j’étais en pleine discussion avec une collègue que j’avais retrouvée en mon lieu de rendez-vous à l’époque habituel : le bassin de l’Arsenal en contrebas de la place de la Bastille à Paris. C’était avant les travaux qui ont fait connaître et abondamment fréquenter cet endroit auparavant dérobé. Or voici que trois jeunes gens équipés d’une enceinte portative, musique à fond, s’installent non loin de nous et détruisent sans même le remarquer notre paysage sonore fait de chants d’oiseaux et du bruissement du vent dans les arbres. À ma demande qu’ils coupent le son ou déménagent, ils rétorquent : « Mais enfin madame, ici c’est un espace public, on a le droit de faire ce qu’on veut. » La couloirisation serait-elle responsable d’un tel dévoiement ?

Il me semble en effet qu’en même temps qu’elle exerce, de la gare au magasin, de la banque à l’arrêt de bus, de l’école et à la soupe populaire, une forte contrainte rendant nécessaires des périodes de relâchement, elle uniformise les conduites, isole et supprime les occasions de s’entraîner à partager les espaces. Elle dispense autant de faire place à autrui que de chercher sa place, puisqu’elle détermine l’une et l’autre à l’avance. C’est ainsi que la grammaire et le vocabulaire des manières d’être ensemble propres au corridor sont ruinés.

Ainsi, la nature plurielle, polyvalente et adaptative des corridors écologiques apporte des pistes qu’architectes, urbanistes et habitants pourraient utilement suivre s’ils souhaitent restaurer les sociabilités à défaut desquelles nos espaces dits « publics » seront de plus en plus dégradés, dangereux et accaparés, et nos espaces privés, par réaction, de plus en plus repliés sur eux-mêmes.


[1] Voir par exemple D. Agrawal and F. Granelli, « Redesigning an active queue management system » IEEE Global Telecommunications Conference, 2004. GLOBECOM ’04., Dallas, TX, USA, 2004, pp. 702-706 Vol.2.

Joëlle Zask

Philosophe, Professeure de philosophie politique à l'université d'Aix-Marseille

Notes

[1] Voir par exemple D. Agrawal and F. Granelli, « Redesigning an active queue management system » IEEE Global Telecommunications Conference, 2004. GLOBECOM ’04., Dallas, TX, USA, 2004, pp. 702-706 Vol.2.