Au bord de l’innommable : l’humanité à l’épreuve de la Terre
Nous sommes au bord de l’innommable. Les crises contemporaines ne se présentent plus comme une suite d’événements isolés, mais forment un enchevêtrement complexe, une hypercriticité, notion développée par Francis Chateauraynaud, où tout se répond, interagit, rétroagit et s’amplifie. Les conséquences de nos activités humaines ne s’arrêtent plus à un effet direct et prévisible. Elles déclenchent des réactions en chaîne, bouleversant l’ensemble des écosystèmes naturels, sociaux et politiques.
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Ce réseau d’interactions dépasse notre capacité d’analyse linéaire, chamboule nos repères et remet en cause les fondements mêmes de la pensée moderne. Comme le suggère Roberto Calasso dans L’Innommable actuel[1], ces phénomènes appellent une autre forme de compréhension, moins rationnelle, plus sensible et émotionnelle, qui reconnaît l’effondrement des distinctions traditionnelles entre le local et le global, l’humain et le non-humain, le présent et le passé et qui fait fi des chronologies.
Une cascade de bouleversements
Prenons l’exemple de l’élévation du niveau des mers. Ce phénomène, conséquence directe du réchauffement climatique, est aussi le produit d’une multitude de mécanismes interconnectés. La fonte des glaciers et des calottes polaires injecte des milliards de tonnes d’eau douce dans les océans. Parallèlement, la dilatation thermique des eaux marines contribue à leur montée. Mais cette dynamique va bien au-delà des chiffres et des mesures. Les populations littorales, souvent parmi les plus vulnérables, voient leurs terres englouties ou salinisées, rendant l’agriculture impossible. Jakarta, par exemple, subit à la fois l’élévation des eaux et l’affaissement de ses sols, contraignant le gouvernement indonésien à déplacer la capitale. Les migrations climatiques qui en découlent, bien loin de se limiter à des flux locaux, engendrent des tensions géopolitiques mondiales.
Ces bouleversements ne s’arrêtent pas là. L’érosion côtière, exacerbée par des tempêtes plus fréquentes et violentes, agit en synergie avec la montée des eaux. Les habitats marins sont perturbés, les mangroves et les récifs coralliens, qui servent de barrières naturelles, disparaissent. Les océans eux-mêmes, en absorbant la chaleur et une partie du dioxyde de carbone émis par nos activités, atteignent des seuils critiques. Ces transformations amplifient les dérèglements climatiques à l’échelle planétaire, générant des événements extrêmes comme des cyclones ou des inondations massives. Ces intempéries ne provoquent pas seulement des destructions physiques, mais elles ont aussi des répercussions durables sur la santé mentale et physique des populations affectées. Les cyclones et les tornades, comme Chido à Mayotte, ravagent des zones entières, détruisant habitats et infrastructures en quelques heures, exacerbant les fractures sociales, économiques, sanitaires et géopolitiques.
Un autre exemple frappant est celui des microplastiques, ces fragments invisibles qui se retrouvent désormais partout : dans les océans, les sols, l’air que nous respirons, et même dans nos organismes. L’impact des microplastiques sur la faune marine est à la fois un désastre écologique et une métaphore puissante de notre époque. Chaque minute, l’équivalent d’un camion de plastique est déversé dans les océans. Ces particules, issues de la dégradation des déchets plastiques, infiltrent les chaînes alimentaires, s’accumulent dans les organismes marins, des plus petits planctons aux grands prédateurs, et mettent en danger la santé humaine. Leur ingestion provoque des troubles biologiques : blocage des systèmes digestifs, empoisonnement chimique, voire altération des comportements naturels.
Pourtant, parce qu’elles échappent à notre vue, ces pollutions restent largement ignorées dans nos préoccupations immédiates.
Les microplastiques illustrent parfaitement l’idée d’un monde saturé où les causes et les conséquences se diluent dans une réalité complexe. Leur impact ne se limite pas à l’environnement marin. Les microplastiques se combinent à d’autres formes de pollution chimique et sonore, amplifiant les perturbations des écosystèmes. Ils s’insinuent dans les corps, provoquant des inflammations, des perturbations endocriniennes et des risques accrus de maladies. L’omniprésence de ces particules ne signe pas seulement la fin d’un imaginaire romantique de la mer, elle ouvre aussi des horizons narratifs inattendus. La mer, espace fluide et insaisissable, devient le théâtre d’une hybridation entre le vivant et le synthétique, entre la poésie et la tragédie. Dans les récits littéraires et fictifs à venir, ces faits tangibles pourraient devenir le socle d’un imaginaire où l’océan incarne moins un espace d’émerveillement qu’un territoire de mutations, de lutte pour la survie et d’adaptation.
Parallèlement, cette fois sur la terre, les hyperincendies, ou mégafeux[2], qui embrasent des régions entières, comme en Californie ou à Los Angeles, sont devenus des catastrophes qui défient les saisons. Ces événements, nourris par des sécheresses prolongées et des températures extrêmes, ne se contentent pas de réduire en cendres des écosystèmes, ils libèrent également des quantités massives de particules fines et de polluants dans l’atmosphère, affectant gravement la santé humaine. Les populations les plus pauvres, vivant souvent dans des zones vulnérables ou dépourvues de protections adéquates, sont les premières victimes de ces catastrophes. Les maladies respiratoires, les troubles cardiovasculaires et les traumatismes psychologiques s’aggravent dans ces contextes, exacerbant les inégalités sociales.
Une santé humaine et des écosystèmes sous pression
Dans ce nouveau contexte, les zoonoses – maladies transmises des animaux à l’homme – constituent une autre menace majeure. L’anthropologue Frédéric Keck met en lumière l’impact de la proximité accrue entre les humains et les animaux sauvages, accentuée par la destruction des habitats naturels liée à la déforestation, aux mégafeux et à l’urbanisation galopante. Cette proximité entre humains et non-humains favorise l’émergence de pathogènes inconnus. Le Covid-19 n’est que l’exemple le plus récent d’une série de pandémies potentielles dont les impacts sanitaires, économiques et sociaux seraient dévastateurs. Ces zoonoses affectent particulièrement les populations les plus précaires, qui manquent d’accès aux soins et sont plus exposées à des conditions de vie insalubres. Les conséquences vont au-delà des maladies aiguës : elles incluent des troubles chroniques, des pertes de revenus et une déstabilisation des systèmes de santé publique.
L’effondrement de la biodiversité exacerbe cette hypercriticité. Chaque espèce disparue emporte avec elle un pan de résilience écologique. La perte des abeilles, par exemple, ne se limite pas seulement aux menaces pesant sur la pollinisation des cultures. Elle affecte des chaînes alimentaires entières, perturbe les cycles reproductifs des plantes et accélère l’appauvrissement des sols. Les forêts, poumons de la planète, sont également touchées : fragilisées par la disparition de certaines espèces, elles deviennent plus vulnérables aux incendies et aux maladies.
Anna Tsing introduit la notion de « féralité » pour décrire la manière dont les écosystèmes et les espèces se reconfigurent dans des contextes de perturbations humaines et donnant lieu à la prolifération d’entités potentiellement nuisibles aux milieux et aux humains et qui échappent à notre compréhension. Monoculture, exploitation intensive des forêts, déforestation, commerce international et infrastructures humaines mettent en danger les écosystèmes, certains organismes y trouvant les conditions propices à leur prolifération et devenant des alliés de la destruction. Mobilisant une centaine de contributeurs, Anna Tsing est à l’origine du Feral Atlas, une cartographie à l’échelle globale pour, à l’heure de la sixième extinction, se saisir de tout ce qui prolifère sur Terre
Cartographier l’indicible
Dans L’Innommable actuel, Roberto Calasso adopte une approche déroutante mais essentielle pour appréhender ces phénomènes. Son écriture déstabilise, elle ne respecte pas les cadres traditionnels : elle mêle les registres, les temporalités et les échelles, elle juxtapose des événements apparemment sans rapport – le tourisme de masse, le terrorisme, les politiques néolibérales, les catastrophes naturelles – et, brisant la linéarité historique, des temporalités pour montrer leur entrelacement. Cette mise en équivalence de phénomènes et d’époques disparates, loin de réduire leur complexité, met en lumière l’érosion des frontières entre des domaines que nous pensions disjoints et nous confronte à la fin des chronologies habituelles, à l’entrelacement des registres sensibles, émotionnels et cognitifs et à l’emboîtement des échelles à la fois locale et globale : nous ne pouvons plus comprendre ces phénomènes par le biais des catégories intellectuelles classiques.
Il révèle ainsi un monde où le local est continuellement façonné par des dynamiques globales, où le passé hante le présent et où l’avenir semble inconcevable. Nous vivons dans un état de sidération, incapables de projeter un futur ou de comprendre le passé autrement que comme un flux discontinu. Cette approche bouleverse nos repères intellectuels et reflète ce que nous ressentons : un présentisme[3] étouffant où nous sommes enfermés dans l’immédiateté, incapables d’anticipations.
L’hypercriticité plaide pour un déplacement de notre regard. La montée des eaux ou l’effondrement de la biodiversité, par exemple, ne sont plus seulement des « événements », mais des forces qui transcendent le temps humain pour nous ramener à l’histoire profonde de la Terre, comme le soutient Dipesh Chakrabarty[4]. Selon lui, l’histoire humaine, autrefois pensée comme autonome, est désormais inséparable de celle de la planète elle-même.
Les bouleversements climatiques et écologiques nous rappellent brutalement que nous ne sommes qu’une espèce parmi d’autres, soumise aux dynamiques terrestres. Il ne s’agit pas de chercher des solutions dans les cadres conceptuels qui ont produit ces crises, mais d’adopter une intelligence sensible, une manière d’être au monde qui repose sur les affects, l’expérience phénoménale et l’écoute, une invitation à prêter attention aux « arts de vivre sur une planète endommagée ». Non plus changer le monde, mais se satisfaire des pratiques modestes, ancrées dans le quotidien, qui permettent de coexister avec un monde en transformation.
Ce basculement implique de renoncer à la maîtrise et au contrôle : plutôt que de chercher à tout comprendre ou maîtriser, il s’agirait d’éprouver ce qui nous dépasse, d’écouter les signaux discrets du monde et de renouer avec une intelligence sensible et concrète.
Cette approche phénoménologique et pragmatiste, qui préfère l’expérience immédiate à l’analyse conceptuelle, pourrait nous aider à envisager de nouvelles manières d’habiter un monde profondément transformé. Par exemple, face à l’érosion côtière, bâtir des digues ne suffit pas. Il faut réinventer nos relations avec les océans, intégrer les marées et les flux comme des éléments constitutifs de nos habitats et accepter une cohabitation avec l’instabilité. Il ne s’agit plus seulement de réparer ou de restaurer, mais d’accepter l’incertitude et de réinventer notre place dans un système vivant en perpétuel changement. De même, il faut imaginer des manières de coexister avec les autres espèces en valorisant les interdépendances plutôt qu’en cherchant à les dominer.
Le livre L’Innommable actuel de Roberto Calasso, avec sa vision troublante et fragmentée de l’humanité, résonne profondément avec l’idée d’une sortie de la condition humaine liée à l’intrication dans un tissu global d’événements qui échappent à nos intentions et qui ne relèvent plus de notre seul contrôle. Cette perspective, en écho avec les réflexions sur les hyperobjets, suggère une remise en question de notre capacité à maîtriser ou à prédire les vastes réseaux d’influence dans lesquels nous sommes immergés. Ainsi le lien entre L’Innommable actuel et la notion d’hypercriticité souligne-t-il la complexité et les incertitudes de notre époque, où les événements ne peuvent plus être vus isolément, mais doivent être compris dans leur enchevêtrement global.