Emilia Pérez : sous le masque transgressif, un film dangereusement straight

Commencée au Festival de Cannes 2024 avec l’accueil très majoritairement enthousiaste de la critique et deux prix (prix du jury, prix d’interprétation féminine), la carrière d’Emilia Pérez a continué avec un considérable succès public en salles (un million deux cent mille entrées) et une trajectoire semée de promesses des plus hautes récompenses, aux César (douze nominations, résultat le 28 février) et aux Oscar (treize nominations, résultat le 2 mars), après une consécration par les Golden Globes, le 5 janvier. Depuis, ce bel unanimisme a connu quelques accrocs, avec deux polémiques distinctes.
La première vient du Mexique, pays où est supposé se dérouler le film tourné dans les studios de Bry-sur-Marne, avec des interprètes dont aucun·e n’est mexicain·e. De très nombreux commentateurs mexicains se sont émus de la manière dont le film utilise une tragédie nationale, les crimes de masse perpétrés par les cartels de la drogue, pour en faire le ressort d’une comédie musicale complètement irréaliste. Ces reproches ont été largement relayés sur Internet, dans toute l’Amérique latine, comme exemple particulièrement outrancier d’appropriation culturelle qui utilise des stéréotypes exotiques pour raconter n’importe quoi.
Les médias français ont fini par s’en faire l’écho à partir de la mi-janvier, non sans donner la parole à des actrices du film d’origine mexicaine ou à d’autres personnalités mexicaines du cinéma, qui ont toutes en commun d’avoir une carrière dépendant entièrement d’Hollywood.
Quant à Jacques Audiard, ses réponses se placent sous le signe de cette affirmation : « Du moment que ça me sert à raconter une bonne histoire et à pouvoir la financer grâce à la présence de stars étatsuniennes, le reste je m’en fiche. » Le réalisateur témoigne d’un souci de la seule efficacité qu’on sera en droit de trouver cynique, ou, du moins, témoin d’une approche d’entrepreneur de la fiction pour qui ne se pose aucune question éthique. On se souviendra comment Audiard a, par le passé, systématiquement botté en touche lorsque lui a été posée la question de la présence de citations du Coran dans Un prophète ou de la réalité des violences dans les banlieues avec Dheepan. Audiard incarne à l’extrême une forme d’extractivisme de la fiction, qui considère qu’on peut se servir sans scrupules dans les réalités et les histoires des autres au service de la réussite de son projet.
À « l’affaire mexicaine », s’est ensuite ajoutée une « affaire Karla Sofía Gascón », du nom de l’actrice espagnole qui tient le rôle principal, après qu’ont été révélés des tweets racistes postés en 2017. Si l’opération ressemble fort à une entreprise de déstabilisation d’un concurrent sérieux dans la course aux Oscar, elle a, en tout cas, enflammé les réseaux sociaux américains, avec cascades de justifications, d’excuses et de prises de distance de l’intéressée et d’autres personnes liées au film, à commencer par Selena Gomez et Zoe Saldana, les deux autres têtes d’affiche. Au point que Netflix, qui s’occupe de la carrière commerciale du film aux États-Unis, a exclu Karla Sofía Gascón de la campagne de promotion en vue des Oscar.
Différentes, ces deux affaires sont loin de prendre en considération l’ensemble des questions que soulève le film. Parmi les rares voix discordantes à la sortie d’Emilia Pérez, figurait celle du philosophe Paul B. Preciado, fulminant, dans un texte publié par Libération, « Sauver “Emilia…” du film d’Audiard ». Invoquant « besoin de deuil et devoir de rage », il affirme qu’il faut « sauver Emilia de la violence du regard binaire au cinéma », ajoutant : « Je voudrais vous expliquer pourquoi les films qui vous amusent nous tuent. » C’est un euphémisme de dire que son explication, pourtant convaincante, n’a guère été écoutée. Mais ce n’est pas tout. Souscrivant entièrement à ce qu’explicitait l’auteur de Dysphoria Mundi, on voudrait ajouter, ici, à ce plaidoyer pour la reconnaissance de la réalité de l’expérience trans et des menaces mortelles qui les assiègent une réflexion similaire à propos du cinéma lui-même.
Si Emilia Pérez semble faire place à d’autres mœurs que celles promues par l’oppression capitalisto-patriarcale, il reconduit, en fait, les stéréotypes qui en assurent la reproduction.
Les Oscar, et, à leur suite, les autres récompenses pour les films dans les différents pays, sont distribués par des organismes qui s’autoproclament, par exemple, Académie des arts et techniques du cinéma[1]. Pour ce qui concerne la technique, technique narrative, technique d’efficacité dramatique, voire technique commerciale de manipulation du public (ce qu’on appelle le marketing), Jacques Audiard, depuis ses débuts, et Emilia Pérez en particulier en relèvent à l’évidence et méritent amplement les récompenses qui y seraient associées. Pour ce qui est de l’art, ou des arts…
Rappelons que le film raconte l’histoire d’un homme extraordinairement méchant, chef cruel d’un cartel de la drogue mexicain, qui devient, ensuite, une femme extraordinairement bonne et généreuse. Cette mécanique dramatique, fondée sur une opposition binaire homme/femme si stabilisée qu’elle est propre à satisfaire les pires ennemis de toute interrogation sur le genre et sur une opposition tout aussi binaire entre le Bien et le Mal propre à satisfaire les moralistes les plus indifférents aux réalités du monde, fait de ce que d’aucuns ont voulu voir comme une avancée en faveur de la remise en question des identités sexuelles verrouillées une caricature de film cis. Le texte de Paul B. Preciado en explicite les effets délétères envers toutes les personnes vivant quelque remise en question que ce soit des définitions genrées imposées. Quant à la polarisation simpliste sur le plan moral, on en connaît depuis longtemps les apories et les impasses.
Mais ce redoublement de simplismes est aussi machine de guerre contre tout ce qui, dans toute œuvre d’art, par exemple, en principe, dans un film, relève nécessairement du trouble, de l’incertitude, de l’ouverture faisant place à la liberté de chacune et chacun de se l’approprier, de le compléter. Toute œuvre d’art est trans, toute œuvre digne de ce nom est trans par nature, au sens où la pensée queer a depuis longtemps, au moins depuis Monique Wittig et Judith Butler, mis en évidence les puissances de questionnement qui y sont associées et qui concernent l’ensemble des formes de vie et des manières de les appréhender, bien au-delà du seul « domaine de la sexualité ». Tout artefact qui prétend relever du champ artistique n’y est légitime qu’en tant qu’il ouvre une liberté.
L’habileté scénaristique et de réalisation de Jacques Audiard fonctionne entièrement sur l’élimination de ces sources de trouble, quand l’importance universelle d’une approche trans, bien au-delà des seules personnes explicitement engagées dans un déplacement de leur supposée « identité sexuelle », est d’être un indispensable élan libérateur. Et la question de ce que font les films (ou les œuvres) est exactement la même : en quoi cet artefact ouvre ou ferme des portes ? Sous ses apparences liées à des questions de société contemporaines, Emilia Pérez est entièrement structuré sur de la fermeture, du contrôle, des certitudes préexistantes.
La période actuelle a vu les personnes trans parmi les premières cibles de l’administration Trump, avec les migrants et les personnes racisées, soit les corps étranges dans la société fantasmée comme entièrement soumise à un ensemble de normes qui allient patriarcat et lois du capital. Cette actualité souligne de manière violente combien ces enjeux, loin de ne concerner que les seules communautés explicitement visées, sont communs.
C’est autour de ces exclusions de ce qui perturbe un ordre établi, lequel réagit désormais avec une violence inédite depuis un demi-siècle, que se posent les enjeux de soumission ou de remise en question vis-à-vis de cet ordre. Si la présence en tête d’affiche d’une personne trans, Karla Sofía Gascón, et l’utilisation du changement de genre dans un scénario paraissent faire place à d’autres mœurs que celles promues par les idéologues réactionnaires au service de l’oppression capitalisto-patriarcale, Emilia Pérez reconduit, en fait, les stéréotypes et les procédés de représentation qui en assurent la reproduction. On sait, depuis longtemps, combien les dispositifs narratifs dominants savent intégrer et recycler à leur avantage les signes de la transgression, à condition de les formater selon les mécanismes (dramaturgiques, visuels, etc.) qui les assujettissent à l’ordre en vigueur.
Les réactionnaires les plus bas du front s’énerveront peut-être des récompenses que le film d’Audiard va probablement continuer d’accumuler, ils se tromperont comme se trompent ceux qui ont cru pouvoir en faire un porte-drapeau libérateur.