Pour Zelensky
« La paix ne consiste pas dans l’absence de guerre, mais dans l’union des cœurs. »
Baruch Spinoza, Traité politique
Une paix est sur le point d’éclater en Ukraine.
Nous savons que les Ukrainiens sont malades de cette guerre qu’ils ont courageusement affrontée depuis 2022. Alors pourquoi diable la perspective de paix qui se dessine n’est-elle pas capable d’apaiser trois années de souffrances ? C’est que, comme le disait Spinoza, la paix ne se définit pas seulement négativement, par l’absence de guerre. Plus profondément, elle est une tendance positive, une disposition intersubjective entre ceux qui la veulent et la font, une disposition que Spinoza appelait la « concorde », c’est-à-dire, étymologiquement, une union des cœurs.

Or, le cessez-le-feu qui se concerte en février 2025, depuis l’élection de Trump, n’a rien d’une concorde. Les États-Unis de Trump conditionnent leur soutien à l’Ukraine aux conditions territoriales exorbitantes imposées par la Russie de Poutine. Dans un revirement éhonté, Trump s’est également aligné sur le récit de Poutine, qui explique la guerre comme une réaction à la volonté expansionniste de l’OTAN. En brisant soudain l’alliance de Moscou et de Pékin, Washington espère ainsi lutter contre le principal adversaire économique des États-Unis : la Chine. L’extorsion des terres rares ukrainiennes, d’où on extrait lithium, scandium, cobalt, graphite, constitue une monnaie d’échange qui, sous prétexte de rembourser l’aide militaire américaine à l’Ukraine, libérerait en fait les États-Unis de leur dépendance à l’égard des ressources chinoises. Les termes de cette pseudo-paix en Ukraine en font donc le sous-marin d’une agressivité économique forcenée, indifférente à toute concorde locale.
Contrairement au dogme libéral optimiste, la rationalité instrumentale (« en finalité ») ne saurait ici servir la rationalité axiologique (« en valeur »), comme si les intérêts travaillaient nécessairement à la vertu. Une telle paix peut au contraire éclater comme une bombe à retardement, d’une violence future certes moins immédiate que les mille morts quotidiennes en Ukraine, mais plus durable et plus irradiante.
Dans ce contexte, que peut Zelensky ? Son mandat a pris fin le 20 mai 2024. La propagande russe reprise par Trump a beau jeu de l’accuser d’illégitimité, pour lui faire porter la responsabilité d’une guerre qu’il ne peut que perdre. Zelensky est pourtant objectivement choisi par la situation, en raison de l’impossibilité constitutionnelle d’organiser une élection sous la loi martiale, et alors même que des millions d’Ukrainiens ont dû quitter le territoire. Déjà dans « Serviteur du peuple », la série télévisée qui, à la manière d’une machine électorale inédite, a porté Zelensky au pouvoir, la candidature de Vassili Goloborodko, le professeur d’histoire qu’il incarne, était d’abord involontaire, organisée dans son dos par ses étudiants qui l’ont filmé à son insu et promu sur Youtube. Par une ironie médiabolique, Zelensky semble ainsi devoir fatalement continuer de se faire à l’image de son image. Parce qu’il a imprudemment voulu détourner les forces de la fiction dans le réel, son double fictionnel ne le lâchera pas avant qu’il ait réalisé son destin iconomorphique jusqu’à ses dernières extrémités, jusqu’à ce qu’il lui ait tout donné[1].
Depuis 2022, l’Ukraine est une nation hors d’elle-même, dédoublée, qui existe à la fois en corps et en essaim, sa population ayant été déchirée entre l’exode et les mobilisations martiales sur le territoire. Mais, en raison même de cette ambiguïté, elle est d’autant plus capable de révéler l’Europe à elle-même, en la portant à sa limite. Comment pourrions-nous encore nous abriter dans nos frontières protectrices, alors même que l’Ukraine s’est extra-territorialisée, dépeuplée parmi nous de ses femmes et de ses enfants ? Dès le début de la guerre, Zelensky avait répété aux Européens, inlassable, Si nous tombons, vous tombez ! Les chars c’est comme le nuage de Tchernobyl, ça ne s’arrête pas à la frontière polonaise, vous serez comme nous, vous l’êtes déjà. Nous avons trop longtemps vécu dans l’illusion de notre sécurité, dont l’inviolabilité était garantie par les États-Unis ; aura-t-il fallu l’élection de Trump pour que tombe cette illusion ?
On hallucine toujours la guerre. Ce ne sont pas seulement les blindés ou les milices qui font effraction dans la ville, ce sont les images qui font effraction dans la vie quotidienne. Mais sur Marioupol, Bakhmout ou Pokrovsk, ce sont des images que l’on a déjà vues, que nous voyons comme des images de l’Autre. Le 20e siècle n’en finit pas de crever. Il radote en rengaines de béton armé et de chars, de murs et de checkpoints, en rengaines de tirs de missiles, ondes de choc, ciel en feu. Ce fut autrefois le charme de Méduse de la guerre. Elle pétrifiait par les yeux, par l’excès de l’image sur le réel qui ne pouvait l’assimiler. Les petits Berlinois bombardés par la R.A.F. étaient comme des vésuviens, non seulement inondés de feu, mais saisis sur le vif par l’éruption d’images volcaniques encore jamais vues. Le ciel : écran géant ! Cinémascope ! Pendant quelques dizaines d’années, le réel a pu encore tirer sa visibilité, son rayonnement public et, pour ainsi dire, sa réalité même de ces images inédites qui avaient défloré notre conscience naïve. Les « puissances » mondiales, largueuses de bombes atomiques, ne se sentaient plus de se filmer et de s’exhiber les champignons phalloïdes.
Mais aujourd’hui notre conscience scopique s’est reconfigurée et endurcie, elle s’est entièrement moulée sur ces mêmes images de la guerre, elle les a digérées. Devenues des clichés de cinéma documentaire et de reportage, elles ont perdu leur charme tétanique pour s’intégrer à notre appareil mental. On voit aujourd’hui les bombes sur les villes-martyres, sur les habitations et sur les hôpitaux effondrés comme de tristes remakes. Nous avons déjà vu tant de ruines. Tu n’as rien vu à Marioupol et à Boutcha, tu n’as rien vu à Gaza. On a parfois l’impression qu’on ne fait la guerre que pour la filmer et l’élever en clichés immortels au-dessus des charniers. Ainsi le 20e siècle moribond s’accroche-t-il à ses images pour ne pas crever : il veut se survivre et se prolonger hors de lui-même à travers ses pires clichés de bombes et de ruines. Il se fait mousser aux flashs de phosphore blanc. Il se drape encore dans sa vieille démesure de celluloïd pour en fasciner le réel. Mais ça ne prend pas. La réalité a changé.
Depuis 2022, les combattants ukrainiens ont lutté contre l’image par l’image, par d’autres formes iconiques : au téléphone mobile, format vertical, caméra embarquée, images bougées et décadrées, images en morceaux, désarticulées comme les corps qu’elles capturent, volées au plus vif de la réalité. Les Ukrainiens, dès le début de la guerre menée par Poutine, ont été des citoyens-soldats, qui produisent le réel à leur hauteur, en captures sauvages, plus rapides que le pouvoir centralisé du Kremlin. C’est ainsi qu’ils ont réveillé notre conscience scopique de sa léthargie, réactivé notre sympathie.
En se produisant elle-même en images, une vie se produit comme sujet d’elle-même, elle produit sa position de subjectivité. Ainsi par exemple, la mort palestinienne à Gaza sous les bombes a-t-elle le plus souvent été filmée du dehors, montrée du dehors, comme si c’était la mort de l’Autre, non subjectivée. (Quand j’étais enfant, petit français blanc, je croyais que la « bande de Gaza » désignait une bande du même type que la bande à Bonnot ou la bande à Baader. La bande de Gaza c’était dangereux, c’était une association criminelle.) C’est aussi une mort abstraite, traduite en chiffres. Au contraire, on rend aux otages et aux jeunes israëlien.ne.s assassiné.e.s, par exemple à Shani Louk, le visage que le Hamas a voulu leur enlever. C’est la mort du Même. Iconographiquement, les morts ne sont pas égales en modalité : à propos des morts de Gaza, on demande : combien ? ; à propos des morts d’Israël, on demande : qui ? Au contraire, la guerre en Ukraine a constitué un tournant iconopolitique : les vies précaires refusent soudain de se laisser aliéner par le regard de l’autre et par son récit.
Si Zelensky est chef de guerre, c’est parce qu’il a prolongé la production iconique dans l’espace diplomatique. Aujourd’hui plus que jamais, Zelensky est notre miroir cruel, à nous, Européens. Non seulement parce que sa lutte préfigure des luttes à venir que l’Europe peut craindre de devoir mener bientôt. Un jour peut-être, l’Ukraine aura été le champ d’expérimentation de notre futur. Comme il y a eu l’homme de Neandertal et l’homme de Florès, il y aura eu l’homme d’Azovstal : enterré, luttant sous terre, d’une faiblesse courageuse[2]. Et c’est nous, Européens de 2025, qui paraîtrons un jour comme des taupes aveugles à ce qui se préméditait alors dans le ventre de notre continent.
Plus profondément, Zelensky reflète ainsi notre propre position de subjectivité précaire dans le nouveau jeu de forces mondial. Car la guerre n’a pas seulement un front militaire, elle est aussi un affrontement de modèles subjectifs. On dirait même parfois que les missiles et les explosions les plus meurtrières ne servent qu’à ériger et à promouvoir des formes de subjectivité, à accélérer leur diffusion virale et leur métabolisation par des franges entières de populations mondiales. Les budgets militaires de Trump et de Poutine ne sont pas seulement des concessions nécessaires aux intérêts économico-politiques de la guerre, ils investissent simultanément dans une forme correspondante de subjectivité, viriliste, extractiviste, sûre d’elle-même, impérieuse. Drill, baby, drill ! Extorsion et extraction, cette subjectivité marche sur deux jambes.
Les profits d’un tel investissement ne se calculent pas, ne se mesurent pas en quantités extensives, mais ils sont peut-être encore plus fondamentaux que la rentabilité économique. Car une action, aussi surprenante soit-elle, ne surgit jamais toute armée de la tête des agents historiques ; elle n’est possible que si elle a d’abord été rendue possible par une configuration subjective. Quand elle ne rencontre aucune adversité, cette configuration menace de se naturaliser. La manière dont Trump et Poutine s’arrangent en excluant Zelensky de la négociation de paix est déjà un signe de cette naturalisation. De leur côté, les Européens ont une tendance à surestimer leur importance diplomatique dans le jeu des négociations ; ils n’ont en réalité aucune forme de subjectivité alternative à opposer à celle qui monte en puissance, aucun contre-modèle à rendre désirable face à cette Force qui fascine le monde. Zelensky est la seule personnalité à laquelle nous pouvons nous identifier. Comme lui, nous sommes au Milieu. Notre communauté avec l’Ukraine est une communauté de faiblesse.
Face à la subjectivation extractivo-extorsionniste en cours, la grandeur de Zelensky, sa force spécifique, réside précisément dans la résistance iconique qu’il a pour l’instant su lui opposer pour la freiner. Combien de temps encore saura-t-il tenir sans vendre son pays, comme le soldat ukrainien Roman Gribov en 2022 sur l’île Zmiïnyï, l’île des Serpents, face à la marine russe[3] ? Moscou voyait en Zelensky un fantoche, une marionnette de Washington. Pourtant, cet homme quelconque a été élevé par les circonstances historiques à une position trop grande pour lui ; à cette place, il a cristallisé une force iconique considérable, proportionnelle à la contre-offensive militaire ukrainienne. Comparativement, l’offensive russe, pas plus que le retour de Trump, n’ont encore su se doter d’un capital iconique proportionnel à leur agressivité économique et techno-militaire. C’est de ce hiatus que surgit l’espoir. Poutine est resté un président théâtral fastueux, anachronique ; Ronald Reagan était un ancien acteur de cinéma, Trump un ancien personnage d’émission de téléréalité. Mais la télévision, à son tour, a depuis longtemps cessé d’être le média dominant. Trump est déjà vieux.
« Ça va faire un grand moment de télévision ! », a lâché Trump le 28 février 2025, après son obscène chantage face à Zelensky. Dans le bureau ovale de la Maison Blanche, Trump a voulu visibiliser médiatiquement son extorsion envers l’Ukraine, comme pour la rendre fatale. Il a essayé de convertir en spectacle ce qui, d’habitude, a lieu dans le secret des négociations diplomatiques ; il l’a hyper-visibilisé dans un geste inédit de pornomorphose politique[4]. Mais, contrairement à ce que certains ont dit, Zelensky n’est pas tombé dans le piège tendu. Il avait apporté des photos de la guerre, et les a montrées à Trump, sous l’œil des caméras. Il a ainsi mis en abyme le dispositif de production graphique états-unien, il a résisté de l’intérieur à cet appareil, images contre images, pour en dérégler la machinerie et en desserrer l’emprise. Face à ce vieil appareil médiatique mondialisé, Zelensky incarne une transversalité inédite. Président sans mandat, ukrainien russophone et pro-européen, il est le président-citoyen hybride qui laisse entrevoir un avenir possible, prototype d’un nouveau genre de gouvernants qui, peut-être, sauront lever les forces du Milieu.
Le Milieu… Il nous faut rapprendre la valeur de l’Intermédiaire, espace générateur des contraires, milieu vivant de coexistence et de mélange d’où ils se divisent l’un de l’autre. L’entre-deux est l’être élémentaire. Le Milieu est partout, mais partout il est masqué. L’homme russe, lui aussi, est coincé depuis toujours entre l’Europe et l’Asie. Tel se croit au centre qui, tel l’homme européen, se trouve aussitôt rejeté hors de soi, au milieu, comme tout le monde. L’Européen s’enivre de son alcool de raisin coupé au pétrole. Les gueules noires des mines du Donbass dansent en tutu comme les moustachus en cuir dans les Catacombes de San Francisco. Depuis 2014, les suprémacistes européens de tous poils ont vu l’Ukraine comme le Disneyland fasciste du XXIe siècle, laboratoire expérimental, grandeur nature, de la grande internationale conservatrice de demain. Eux aussi dénient le Milieu. Le Milieu fait des enfants démocratiques dans le dos du nationalisme et du fascisme. Même une Olena Semenyaka, avec son style de petit mec goth efféminé ou de nubile antéchrist, sympathise à son corps défendant avec les filles de l’Ouest et toutes les camgirls d’Instagram qu’elle conspue. Elle a été piquée au faisceau hertzien, c’est irrémédiable. Elle est prise par le Milieu. Ça veut des vrais mecs pour repeupler l’Europe, mais la force magnifique du pédé est en nous tous, comme dans les boys bands de soldats tchétchènes, tatoués, stachmous et barbus bien taillés comme à San Francisco, créolisés par TikTok. Azov queer. Le bataillon des licornes !
L’essor de l’iconopolitique au XXIe siècle a désolidarisé le capital iconique du pouvoir économique qu’il avait toujours accompagné. Il constitue désormais un nouvel instrument pour les luttes[5]. Même si l’Ukraine doit tôt ou tard céder à la paix qu’on lui impose violemment et se vendre à l’extraction, elle aura ainsi contribué à subjectiver de nouveaux signes irréductibles et à investir le Milieu comme élément de la seule vraie concorde.
Alexievitch disait qu’avec Tchernobyl, des gens simples et ordinaires s’étaient soudain trouvés placés à l’avant-garde de l’expérience humaine, contraints de vivre à la hauteur de quelque chose qui n’avait encore jamais existé sur terre. La même chose arrive aussi avec la guerre. Des youtubeuses à franges peroxydées démarrent des chars russes abandonnés. On voit déjà briller les morceaux d’une humanité du futur sur les ruines. Son menton en galoche se lève sur les ruines de Kharkiv, plus froide que le métal des bombes, impeccable, manucurée, lisse et soyeuse comme un lévrier afghan, les seins dressés comme des poings sous la vychyvanka. En Ukraine, on a forgé au milieu des gestes, des sentiments, des conduites qui seront un jour arborés par des populations entières, exportés et mis en circulation en Europe comme le blé et l’huile de tournesol. Un jour, tout le monde consommera l’humanité d’Azovstal, on la consommera en énergie nerveuse, en profits et en fiertés, on portera ses signes incarnés comme on porte des bijoux et du rouge aux lèvres, avec la simplicité d’une nature spontanée, sans plus rien savoir de ces souffrances inhumaines qui l’ont portée à l’existence.