Société

Bienvenue sur le pornodrome

Philosophe

L’enquête judiciaire visant le site « Jacquie et Michel » vient de lever le voile sur les violences structurelles de la pornographie, inhérentes à cette industrie capitalement capitaliste. Il est toutefois à craindre que l’accusation légitime contre les exploitants du travail sexuel et de l’économie du virtuel ne serve de paravent pour masquer ce que la pornographie nous révèle de nous-mêmes, alors que sa réprobation morale coïncide paradoxalement avec sa gloire silencieuse dans une pornomorphose généralisée.

Et soudain on prend conscience que la pornographie est un travail. Tel est le premier effet public positif de l’accusation portée le 14 juin 2022 contre les propriétaires du site de diffusion pornographique « Jacquie et Michel », pour des faits de violence sexuelle commis sur des tournages.

Marx disait qu’on ne peut savoir au goût du froment qui l’a cultivé ; l’image pornographique est certes une marchandise spéciale, car, à la différence du blé ou des produits d’usine manufacturière, elle montre et même exhibe le travail réel du corps dont on jouit en la consommant. Quand l’image vidéographique devient une marchandise, il y a ainsi une coïncidence entre l’activité productrice et le produit, et cette coïncidence peut donner l’impression trompeuse d’une activité librement consentie.

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Mais l’image a cependant elle aussi été fabriquée ; elle a ses conditions de production, et le champ de visibilité qu’elle exhibe est entièrement bordée de son hors-champ invisible. Soudain la marchandise ne peut plus être fétichisée par le point de vue autonome du consommateur, on ne peut plus ignorer le processus de sa production. Comme tout travail, la pornographie est exposée à l’exploitation, à la contrainte, au chantage, à la souffrance, aux blessures.

Ces violences ne sont pas seulement des accidents individuels, ils sont structurels, inhérents au processus de production : comment une employée de chez Renault peut-elle se plaindre des cadences, si elle peut se faire aussitôt remplacer par une autre moins récalcitrante ? Le corps au travail doit ainsi se plier à des disciplines, se dresser lui-même une aptitude d’après une norme extérieure ; pour cela, il doit intérioriser certaines souffrances comme naturelles et acceptables. De même, comment une actrice précaire peut-elle refuser la sodomie qui constitue l’une des pratiques normatives les plus pressantes de la pornographie hétérosexuelle ? Le consentement de l’actrice ne semble ni requis ni négociable, puisqu’il est impliqué dans sa présence même dans le champ pornographique, comme l’est celui de l’ouvrière dans sa présence à la machine qui lui impose sa cadence.

C’est pourquoi il importe de parler de la pornographie comme d’une « industrie ». L’usine n’a pas le monopole de la discipline des corps : aux XXe et XXIe siècles, les lieux de l’exploitation capitaliste se sont ouverts, multipliés, répandus en petits foyers productifs dans le tissu des villes. Un appartement devient un centre de production, on diffuse en live stream dans des millions de foyers les images qui y sont produites comme on distribue des voitures et des aspirateurs dans toute l’Europe.

Mais la comparaison entre ces deux formes d’exploitation a aussi sa limite, pour deux raisons principales.

Premièrement, le travail pornographique, en tant que travail sexuel, est une forme de travail directement articulé à notre vie ordinaire. Tout le monde n’est pas ouvrier, mais tout le monde, plus ou moins, baise. On peut certes cacher le travail ouvrier et manutentionnaire, le reléguer dans des usines et des entrepôts fermés d’où sortent des produits qui sembleront tomber du ciel, mais, dès qu’on le voit, on ne peut pas masquer qu’il s’agit de travail. En revanche, la travailleuse du sexe doit se parer d’un habit et d’une aura de charme et de désir qui déguisent visiblement son travail en plaisir, si bien que l’identification et la reconnaissance de ce travail comme tel constituent déjà un enjeu politique décisif.

La pornographie est le seul secteur où l’on exhibe le système d’exploitation qui traverse nos vies privées.

Or, cet enjeu ne concerne pas seulement les actrices, il concerne toutes les formes de travail sexuel non reconnu dans la vie. L’épouse travaille-t-elle dans la chambre à coucher ? Il est à craindre que la soudaine attention portée par la société à la condition des actrices de l’industrie pornographique ne soit inconsciemment défensive : l’accusation individualisée de « grands patrons » permet en effet de faire de l’ombre aux formes de travail sexuel invisible, extorqué, non négocié, exploité, dont les gens ordinaires sont eux-mêmes les petits patrons potentiels envers leurs conjoint.e.s et partenaires occasionnel.le.s.

Car dans l’hétéro-pornographie, les actrices sont non seulement plus exposées aux violences que les hommes, mais elles sont aussi mieux payées qu’eux[1]. Le salaire de la travailleuse n’est pas que le collier de perles qui rendrait son humiliation acceptable, c’est une reconnaissance. Les actrices assument seules presque tout le risque du travail, parce qu’elles en sont les vraies productrices. Enlevez les culs, les bouches, les seins, les hanches, les ongles, les talons hauts… et tout s’effondre. Le visible ne tient pas debout tout seul.

Si le porno irrite tant les abolitionnistes, par-delà la morale, en voici peut-être la raison politique inavouée : il vend la mèche. La pornographie est le seul secteur où l’on exhibe le système d’exploitation qui traverse nos vies privées. On exacerbe ce qui partout ailleurs est implicite. Dans le couple et la famille, au bureau, les femmes portent tout l’édifice comme des briques rouges. Partout se trouve sur leurs corps étayées la virilité et la réussite sociale, mais sans que ce travail soit ainsi rendu visible, sans qu’il soit payé et reconnu.

Deuxièmement, le capitalisme a muté. Il s’est transformé sous l’influence de ce que j’appelle un régime iconopolitique du pouvoir, caractéristique de notre modernité. On ne produit plus seulement des choses, mais des images. La consommation d’une chose matérielle la détruit, mais la consommation d’une image virtuelle ubiquitaire ne l’affecte pas. Ainsi le capitalisme a-t-il déplacé son marché essentiel, du matériel vers le virtuel. La pornographie est une forme paradigmatique du « capitalisme fantasmatique », comme dit M. Trachman ; les pornographes sont des « entrepreneurs de fantasmes ».

Mais le virtuel n’est pas seulement idéel, c’est une semence active qui féconde nos conduites. Ce qui marque le caractère iconopolitique du pouvoir, c’est que les choses elles-mêmes, dans leur réalité la plus matérielle, sollicitent désormais l’insémination et la validation des images pour devenir désirables. Le marché du virtuel n’est pas seulement un marché de l’ « accès » (où l’on vend la possibilité d’accéder à des informations à la place des choses), mais un marché plus invasif. Si le travail pornographique est politiquement très sensible, ce n’est pas seulement parce que le travail sexuel est invisiblement répandu dans toute la société, c’est aussi parce que la pornographie elle-même est visiblement répandue dans nos pratiques sexuelles ordinaires.

Le capitalisme est passé de la sidérurgie à la sémiurgie : on produit des signes que tout le monde s’incorpore. On se coule désormais dans des gestes, comme le geste du métallo était autrefois coulé et façonné avec l’acier, par l’assistance continue qu’il prête à la fusion dans le haut-fourneau. On coule des bouches Scarlett à la chaîne, des culs Kim Kardashian en série. On les reproduit en masse. Mais l’usine maintenant est à ciel ouvert. On comprend alors la fatigue inouïe de l’époque, ces effondrements soudains d’adolescentes, ces lassitudes existentielles de trente-trois ans, on comprend tout cela quand on prend conscience de ce nouveau productivisme à temps complet, de ces quantités ahurissantes de travail sémiotique, invisible et pourtant quotidien, non seulement ménager, mais de toute la conduite, fait de frôlements d’ongles et de battements de cils.

L’image iconique n’est plus une représentation, elle est devenue le marqueur du réel. Une partenaire sexuelle devient d’autant plus réelle qu’elle ressemble davantage aux images qui hantent et intensifient ses mouvements. La profilmie généralisée s’est introduite dans notre vie quotidienne, à ce point qu’elle excède désormais l’enregistrement : même quand nous ne sommes pas filmés, nous nous comportons comme si nous l’étions. Iconomorphose : nous nous faisons à l’image de nos images.

La répression morale de la pornographie a toujours quelque chose d’hypocrite, quand on mesure à quelle profondeur l’image qu’on chasse pudiquement de nos écrans a déjà pénétré nos manières de vivre.

Mais plus encore, ce qui s’actualise, ce n’est pas seulement le contenu des pratiques, ce sont les formes d’images dont la pornographie a été en quelque sorte le laboratoire expérimental où elles se sont forgées. Par un étrange phénomène de sublimation sémiotique, la pornographie s’est désexualisée. « Pornographique » ne désigne plus seulement le contenu de certaines images sexuellement explicites, mais une forme dont la sexualité n’est plus le contenu nécessaire.

L’étiquette #porn se trouve en effet associée à une quantité croissante d’objets, très divers : « food porn », « torture porn », « war porn », « medical porn », « law-and-order porn », « misery porn », « self porn »[2]. Cet élargissement en extension de l’étiquette « pornographique » implique un changement corrélatif dans son intension. Ce qui est « porno » dans le « food porn » ou le « war porn », c’est la forme abstraite de l’image : son cadrage, sa durée, son insistance, la saturation du champ scopique, etc. La pornographie n’a donc plus besoin de s’appliquer à la sexualité pour avoir du sens ; elle est désormais un régime scopique, dont l’extension est ouverte.

La répression morale de la pornographie a toujours quelque chose d’hypocrite, quand on mesure à quelle profondeur l’image qu’on chasse pudiquement de nos écrans a déjà pénétré nos manières de vivre, mais l’hypocrisie atteint aujourd’hui un point ironique : la pornographie ne disparaîtra peut-être un jour de nos écrans que dans la mesure où nous l’aurons entièrement métabolisée, incorporée à la vie sociale. Le POV (« point of view ») et l’hypergros plan sont devenus des modes d’être.

Même si la pornographie venait donc un jour à disparaître de nos écrans sous l’effet d’un nouveau consensus moral, la forme sémiotique qu’elle incarne n’en sortira pas de ce fait de nos vies. De même que la pornographie professionnelle s’aligne désormais sur la norme filmique du porno amateur qui en fixe le nouvel impératif vériste, de même, tous les médias centralisés (par exemple la télévision), autrefois hégémoniques, intègrent désormais la chaleur des images démotiques portatives et des usages horizontaux de la télécommunication en réseau. La vidéo immersive partagée en format vertical constitue le noyau d’un nouvel idéal iconique.

La politique gouvernementale et électorale, la diplomatie, la guerre, mais aussi la conjugalité, la parentalité, la famille ou l’amitié (réinventée par Facebook), toutes ces matières diverses ont été entièrement resémiotisées, formatées par l’iPhone et le réseau social. Elles fonctionnent désormais suivant le régime de visibilité et d’ubiquité dont les images pornographiques ont été les prototypes. L’extinction de la pornographie coïncidera ainsi paradoxalement avec sa gloire silencieuse dans une pornomorphose généralisée.

Ainsi il est à craindre que l’accusation légitime contre les exploitants du travail sexuel et de l’économie du virtuel ne serve de paravent pour masquer les ressorts plus intimes de la pornographie. La morale abolitionniste s’est en effet emparée de l’affaire « Jacquie et Michel », et l’on entend à nouveau la rengaine de la « dignité » recouvrir ce que la pornographie nous révèle des formes contemporaines du capitalisme et de la police iconique. Plutôt qu’à renforcer une interprétation morale trop confortable, une réflexion rigoureuse sur la pornographie devrait nous conduire à interroger nos propres relations ambiguës avec le pouvoir iconique, à la fois les désirs qu’il excite en nous, les pièges qu’il nous tend, les effets de réalité qu’il produit dans nos vies.

Peut-on échapper à ce que la pornographie nous révèle de nous-mêmes ? Elle est un grand cirque, avec ses avaleuses de sabres, contorsionnistes, acrobates et clowns de la sexualité. Elle est une parade de numéros périlleux et de performances obligées (« reverse cowgirl », « full Nelson », « marteau pilon », « reverse deepthroat », « trophy hunter », etc.) Tout y obéit à des codes et des artifices, même si elle veut toujours donner la plus vive impression du réel. Son naturalisme est comme l’émotion du trapéziste dans l’arène, dont la possibilité de chute tient le spectateur en haleine. Il est le poids de réalité qui assure la fascination de la conscience esthétique. La pornographie est le paradigme du spectacle iconomorphique.

Une critique morale de la pornographie est-elle donc adéquate à sa réalité spectaculaire ? Soit par exemple le jugement « la pornographie humilie les femmes ». Un tel jugement repose sur une erreur de catégorie. Car « femme » n’est pas un signe pornographique. On aurait beau les y chercher, les femmes en sont singulièrement absentes. Sur le pornodrome, il y a bien des #filles et des #sluts, des #teens, #brunettes, #redheads, #nubiles, #milfs, tout ce que vous voulez… Mais, au sein de cette abondante faune sémantique, nulle #femme. Il y a aussi des noms propres, #Sasha, #Stoya, #Belladonna, #JiaLissa, mais pas de #femmes. Or, le présupposé du jugement moral « la pornographie humilie les femmes », c’est l’existence édénique d’un denotatum du signe « femme ».

L’erreur est ici la suivante : on interprète la représentation pornographique d’un point de vue qui ignore ou refuse sa propre relativité sémiotique, comme si l’existence des femmes était une donnée première, recouverte ou masquée par la représentation pornographique qui les resignifie. On suppose que les femmes absentes de la représentation sont présentes dans le réel, sous la représentation. On accuse ainsi la pornographie de dissimuler sa violence sous un langage-écran (« teens », « brunettes », « redheads », etc.), qui dénie la féminité pour mieux l’humilier et l’asservir au désir masculin. Une telle critique repose sur l’illusion d’une transparence référentielle des signes dont elle use. Ce faisant, on masque la lutte sémiotique que l’on mène, signes contre signes, à égalité avec la pornographie.

Il n’existe pas cependant de femme-en-soi sous les étiquettes pornographiques. Dire « une femme » n’est jamais neutre ; il s’agit d’un signe réalisé, dont l’insémination a peu à peu effacé l’action à notre conscience. À une conscience illusionnée, le terme « femme » paraît certes dénotatif, mais il ne l’est qu’en trompe-l’œil ; c’est essentiellement un attracteur iconique, un signe qui suscite le désir de ressembler à ce qu’il signifie. Quelle « femme » n’a pas souvent éprouvé un sentiment pesant à être ainsi désignée, mais aussi, parfois, un sentiment grisant à se désigner soi-même par ce mot, à emprunter le ton, les manières et les tournures qui sont les interprétants usuels de l’étiquette #femme ? Il semble bien que, dans ce cas spécial comme dans mille autres, la dénotation n’ait ici fonctionné de manière performative.

C’est peut-être là une deuxième raison inavouée de l’allergie de la morale abolitionniste à la pornographie. Peut-être le grand cirque de la pornographie lui tend-elle le miroir de son propre spectacle, et peut-être jette-t-elle une lumière trop vive sur la même arène où elle se trouve embarquée avec elle. Le grossissement et l’outrance même du spectaculaire dans la pornographie aiguisent notre conscience du spectaculaire qui se mêle plus discrètement dans nos vies. On veut pouvoir continuer de jouer sa partition avec l’illusion du naturel. Car voilà sans doute le grand malaise de la pornographie, pour chacun d’entre nous : en accusant le caractère emprunté de toute pose, elle nous interdit désormais de prendre innocemment la pose, et nous prive ainsi de notre sérieux et du naturel de nos plaisirs.

Bienvenue sur le pornodrome.


[1] Voir Mathieu Trachman, Le travail pornographique, La Découverte, 2013.

[2] Voir Helen Hester, Beyond Explicit. Pornography and the Displacement of Sex, New York, Suny Press, 2014.

Frédéric Bisson

Philosophe

Mots-clés

Capitalisme

¡Viva Arrabal!

Par

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Notes

[1] Voir Mathieu Trachman, Le travail pornographique, La Découverte, 2013.

[2] Voir Helen Hester, Beyond Explicit. Pornography and the Displacement of Sex, New York, Suny Press, 2014.